Episode Quatorze : Laydear
Dysill, Keldan et Lurian s'étaient engouffrés dans un réseau de galeries souterraines et la torche que portait Dysill menaçait souvent de s'éteindre à cause des gros coups de vent et de l'humidité de l'air. Ils y étaient depuis de longues heures et Keldan commençait à perdre patience.
- T'es vraiment sûre qu'il fallait passer par ici ?
- Pour la dernière fois, Keldan, on suit le tracé de la carte. Si Gath a dit de passer par ici, on passe par ici.
- On a le nom EXACT du bled, il te faut quoi de plus ? On aurait largement pû contourner.
- Oh, tu m'énerves, à la fin ! Tu crois vraiment qu'il se serait emmerdé à tracer des pointillés si il fallait pas qu'on les suive ? Il aurait juste fait une croix si c'était pas important.
- Ouais ben la prochaine fois, moi je prends le sentier, et toi tu marches à l'ombre.
- Il est toujours énervant comme ça ? demanda Dysill à Lurian, qui haussa les épaules. Espèce de gamin pourri-gâté. Dès qu'un truc te plaît pas, tu pars au quart de tour.
- C'est ma faute si t'as des idées de merde ?
- C'est fini oui ? Mes idées de merde elles ont choppé ton vieux serpent, là, elles t'ont sorti de prison, aussi.
- A quoi ça sert d'en être sorti si c'est pour se perdre ici comme des buses ?
- Non euh, là, j'en ai marre. Tu la fermes. T'entends Lurian critiquer mon travail ? Non. C'est normal, il est poli, sage comme une image, il se la ferme en attendant qu'on TROUVE-UNE-SOLUTION, pesta Dysill.
- Je me rappelle pas de quand on a décidé que c'était toi, le chef.
- Chut, non, stop, je t'écoute pas, lalala, allez concentre-toi un peu pour trouver la sort-
Dysill glissa alors sur une flaque d'eau et fit tomber net leur torche sur le sol humide de la grotte. Evidemment, elle s'éteint aussitôt.
Un long silence s'installa dans le noir profond.
- Ah, bravo. Super, dit Keldan.
- Je... Mince... Je voulais pas...
- On est paumés, maintenant.
Dysill tenta de reprendre son sang-froid.
- Bon, on va s'en sortir. Déjà, t'énerves pas, sinon moi je vais m'énerver, ça va t'énerver et résultat on se retrouvera avec deux énervés et toujours pas de torche.
Keldan se calma à son tour.
- Ouais, t'as raison. Vaut mieux qu'on reste calme. On avance petit à petit et on réfléchit à ce qu'on peut faire.
Nos amis marchèrent lentement dans l'ombre totale de la caverne, perdus au fin fond d'un immense réseau de galeries... Aucune lumière, aucun indice ne leur permettait de voir s'ils étaient proches de la sortie ou s'ils allaient rester perdus encore longtemps. Bien sûr, ils n'avaient sur eux rien qui pourrait leur permettre de faire du feu ou de rallumer leur torche.
Le plus embêtant, c'est que Lurian voulait dire quelque chose à Keldan, mais sans lumière, c'était pratiquement impossible. Keldan était obligé de toucher les mains de Lurian pour deviner quel signe il était entrain de faire. Malheureusement, ça ne semblait toujours pas être concluant.
Soudainement, un son assourdissant retentit, comme si la terre était entrain de trembler. Des tonnes de pierres étaient entrain de tomber, mais les trois amis ne pouvaient deviner où. Heureusement, personne ne fut touché et au fin fond de la grotte, on pouvait voir la lumière de torches s'allumer.
- Vite ! Là-bas ! dit Dysill.
A l'endroit où se trouvait la lumière, un homme portant un étrange casque leur fit signe de le rejoindre. Les trois jeunes gens accoururent et l'homme les entraîna dans une petite fissure de la roche. Ils se retrouvèrent dans une galerie éclairée où se trouvaient des dizaines d'hommes habillés de la même façon que l'homme.
- Qu'est-ce que vous fichiez ici ? demanda l'homme. C'est dangereux, les gravats auraient pû vous tomber dessus ! Vous savez où vous êtes ?
- Non, où est-ce qu'on est ? demanda Dysill.
- Dans les mines, enfin ! répondit l'homme.
- Quelles mines ? En fait, on est nouveaux dans la région...
- Ben, les mines de Laydear, bien sûr.
Dysill, Keldan et Lurian se regardèrent un instant dans les yeux, presque choqués d'être déjà arrivés. Ils partagèrent des sourires non dissimulés.
A deux bonnes centaines de kilomètres de là, Edward Sica et ses hommes venaient d'arriver au village de Chaill, où tout le monde fêtait encore la défaite de la Bête face au Coyote et à ses acolytes. Tous étaient joyeux, mais pas au point de laisser passer les gens par leur grande route de pierre sans payer. Sica, Darren et Lawrence, leur troisième acolyte venaient de s'installer dans une petite auberge.
- Monsieur, dit Lawrence, vous êtes sûr de ne pas vouloir vous rendre à l'hôtel ? Ce n'est pas un endroit pour vos standards...
- Mais ferme-la... lança Darren. On a dit qu'on devait passer inaperçus, tu te rappelles ? Moi je pense plutôt que t'en as marre de te traîner les pattes dans la boue.
- En même temps, monsieur Darren, je comprends pas trop ce qu'on fait ici. Je sais pas pendant combien de temps on va encore marcher, et avec Hitch qui s'est fait tuer par ce type...
- On te le dira quand on sera arrivés. Pour le moment, tu nous suis. Tu veux toujours être payé, non ?
- Oui, monsieur.
- Ludwig, taisez-vous, dit Sica. Si nous sommes arrivés ici, c'est surtout parce que notre carte ne va pas plus loin. Il nous faut plus de matière, plus d'indices.
- Et les nouvelles ? "Une fille et trois garçons" qui ont capturé la bête du village ? On est presque sûrs que ce sont eux, non ? répondit Darren.
- Oui... Les "Morfales", dit Lawrence.
Sica sourit brièvement avant de saisir le verre de scotch qu'il avait commandé.
- Les "Morfales", les "Chats de Gouttière", les "Géants de la Porte". Les hommes inférieurs ont besoin de noms, de titres. Ils pensent que ça leur donnera de la valeur. Alors que moi, j'ai renié même mon propre nom pour le bien de mon Empire. Quelle pitié. Ils ignorent tout.
Il but son verre d'un coup sec.
- N'oubliez pas ça, Ludwig, si vous étiez amenés à devenir le tuteur de Dolph : c'est à ça que l'on reconnaît ceux qui se prêtent aux folies et les basses besognes, ils ne voient jamais plus loin que deux pas devant eux.
- C'est noté, dit Darren.
- Prenez aussi ce conseil pour vous dans ce cas. Parce qu'un homme nous suit depuis que nous avons quitté Cascan, chuchota-t-il.
Un frisson envahit soudainement Ludwig Darren, celui-ci s'approcha très légèrement de son maître et commença à chuchoter.
- Lequel est-ce ? Où est-il ?
- Trois pas devant vous, répondit Sica.
En effet, un homme qui portait un long capuchon dans le style de celui de Moord se trouvait assis à la table la plus proche. Il était difficile de le voir dans l'ombre, mais il était paré de longues mitaines de fourrure, portait un pantalon de voyage noir et deux bourses étaient attachées à sa ceinture.
- Bon sang... Et est-ce qu'il a... Vous savez, votre truc...
- Le Souffle ? Oui. Il est en lui, et à un niveau démentiel, je dirais.
- Tuons-le vite, dans ce cas ! proposa Darren, pendant qu'il ne s'y attends pas !
- Enfin, réfléchis. Vois-tu comme celui-ci est habillé ? C'est un vêtement Khenasien, comme celui que portait l'infâme serpent que j'ai détruit. Et je mets ma main à couper que c'est l'acolyte dont il nous a parlé. Il sait sans doute où aller.
- Vous allez l'engager, Monsieur ? demanda Lawrence.
- Non, répondit Sica. Rien de ce que je pourrais lui offrir n'aurait plus de valeur que ce qu'il recherche. Nous allons le suivre un moment. 
La compagnie s'affaira à suivre les moindres faits et gestes de l'homme, celui-ci évita la grande route et semblait ne pas remarquer qu'il était suivi. Mais au moment où il s'approcha de la frontière entre l'Andar et la vallée de Lahley, il pris au piège ses poursuivants en les attirant dans une petite crevasse qui ne semblait avoir qu'une sortie. Ainsi, si cela tournait au vinaigre, ils ne pourraient pas s'échapper.
- Vous voulez quoi ? demanda-t-il. Vous me suivez depuis Chaill.
- Sauf votre respect, lui dit Sica, vous nous suiviez avant.
- Vous étiez sur ma piste, rien de plus. Mais j'ai quitté la route, et vous m'avez quand même suivi. Alors répondez, vous êtes qui ?
- On est marchands ! répondit Lawrence du tac au tac.
Sica lui jeta un regard qui signifiait "une fois cela terminé, tu vas mourir dans d'atroces souffrances". Malgré cela, il garda son habituel visage jovial.
- Marchands de quoi ? sourit le soldat d'Ensh'Idai. Vous avez même pas de marchandise.
Sica le regarda sans sourciller.
- Mais naturellement. Nous ne vendons rien de matériel. Seulement des nouvelles et des récits.
Son opposant lui envoya une petite pièce de bronze.
- Alors donne-moi les nouvelles du pays, marchand. Est-ce que tu as entendu parler d'un homme-serpent dans les environs ? Il serait de taille moyenne, les cheveux noirs, les yeux bleus...
- Cherches-tu cet homme ? demanda Sica.
- Ca se pourrait.
- Dans ce cas, sache qu'il a été incarcéré il y a quelques jours, pour consommation de chair humaine.
- Où ça ?
- A Chaill, de là d'où nous venons.
- Merde... Va falloir que j'y retourne.
- Mais pas si vite. Il s'est évadé il y a quelques jours.
- Ah, commence par là.
- Une fille et trois garçons l'ont aidé à s'échapper. Ils le conduisaient dans un petit village appellé "Laydear". Est-ce que ça te dit quelque chose ?
- C'est toi qui pose les questions, maintenant ?
- Il a dit qu'il attendait un certain Sullivan pour continuer à méfaire, et qu'il semerait la destruction sur son passage. C'est toi, n'est-ce pas ?
- Je ne sais pas d'où tu sors toutes ces informations... Mais oui, c'est moi, dit Sullivan.
Une petite source d'eau coulait près d'ici. Sica comme Sullivan savaient exactement ce qu'il était entrain de se produire. Personne ici n'était marchand ou simple promeneur. Un arrangement était entrain de se former.
- J'ai comme l'impression que tu peux nous y mener, dit Sica.
- Si on cherche la même chose, j'ai aucune envie que vous me suiviez.
- Non, rassure-toi. On veut juste la gamine. Ce que tu fais ensuite ne nous regarde pas. Tu récupères ton "Moord", et on part dans deux directions opposées.
- Une alliance ? Mouais. Pourquoi pas. Mais pas de conneries, d'accord ? lança Sullivan.
A la même heure, Dysill, Lurian et Keldan traversaient les galeries souterraines de Laydear, des mineurs en extrayaient le charbon à longueur de journée. Leur chef Rukio les amenait vers la sortie.
- Qu'est-ce que vous êtes venus faire dans ce coin reculé les enfants ? Faut faire attention, hein...
- On vient rendre visite à un vieil oncle, dit Keldan.
- Ah, d'accord... Vous venez le chercher ?
- Pourquoi est-ce qu'on viendrait le chercher ? demanda Dysill.
- Comment ça, pourquoi ? Parce que c'est pas une vie, ici... On est pas sur la plupart des cartes, ma petite. Il y a que les mines qui nous permettent un peu d'exister, mais à part ça, on vend pas de rêve. Personne ne nous connaît. On est ni sous la juridiction de l'Andar, ni celle de Deighe, ni celle de Lahba. En fait, je suis sûr que des tas de gens passent pas loin de chez nous sans même savoir qu'on s'y trouve. Alors oui, je pense que si vous avez de la famille ailleurs, vous feriez mieux d'y emmener votre oncle. D'ailleurs, il s'appelle comment, votre oncle ?
- Euh, je sais plus... dit nerveusement Dysill.
- Quoi ? Vous savez pas comment s'appelle le type chez qui vous allez ?
- Elle parle de son nom de famille, la rattrapa Keldan. Mais son prénom, c'est Nicolas.
- Nicolas ? s'interrogea le mineur. Nicolas ?
- Oui... c'est ça, dit Keldan.
- Ca me dit rien. M'enfin, vous devez bien savoir où il habite.
Rukio les fit sortir de la mine et ils se retrouvèrent sur un petit plateau entouré de rochers surplombant la mer. Aucun des trois enfants n'avait jamais rien vu de tel. C'était un endroit magnifique qui existait loin de la vue de tous.
- Laydear... dit Dysill.
- Ouais. Enfin faut que je retourne bosser, moi... Bonne chance, les gamins ! leur sourit Rukio.
- Merci, monsieur Rukio ! dit Keldan en lui serrant la main.
Ils se retrouvèrent alors seuls devant les centaines de petites habitations qui se trouvaient là et l'immensité de la mer. Ils se regardèrent et acquièscèrent mutuellement. Leur prochaine mission : trouver Gath au milieu de tout ceci. Ils descendirent des rochers où se trouvait l'entrée des mines pour se trouver dans une petite aire entourée par les arbres. Là, ils échafaudèrent leur plan.
- Bon, dit Dysill. On est tous d'accord ? Toi, Lurian, tu fais le tour des environs pour vérifier qu'il n'y a rien d'anormal et que personne ne nous suit. Toi, Keldan, tu continues ton petit numéro de "je cherche mon oncle", n'en dit jamais plus que "Nicolas" et qu'il est savant, professeur ou quelque chose comme ça. Et moi, je me renseigne sur les gens d'ici, l'histoire du village, et j'essaie de trouver un endroit où dormir, ça marche ?
Lurian acquiesca.
- Ouais, ça marche, dit Keldan.
Ils se séparèrent alors. Lurian commença à cartographier les lieux. Le village était entouré au Nord-Est par une large baie et tout autour par de grands rochers en forme d'orgues. Juste au dessus se trouvait un plateau et une vaste forêt. Beaucoup d'habitants étaient mineurs, mais la plupart vivaient de l'agriculture et de la pêche pour subvenir aux besoins du village. Malgré le fait que Laydear semblait séparé du reste du monde (il y avait au minimum 50 milles à parcourir avant d'arriver dans la ville la plus proche, et pas les moins raides), une certaine harmonie y régnait et l'on trouvait à peu près tout le nécessaire pour vivre.
- C'est une chose assez étonnante, oui. Le village aurait été bâti par un peuple qui existait avant même l'aube du monde. Ils seraient venus d'au-delà du bout de la terre, et à Laydear, tout le monde sait que chaque habitant du monde vient aussi de cet endroit. Enfin, "sait"... Disons que c'est une histoire que l'on se transmet, ici. Ce premier peuple aurait cependant été détruit par des vagues successives de colons. Tous auraient disparus à l'exception d'un petit groupe d'érudits. Tout cela peut sembler absurde, je sais... Tout le monde sait qu'il n'y a rien au bout du monde. Mais parfois, des choses en viennent. Des cadeaux arrivent de la mer, sans qu'on sache expliquer comment...
- Mais dites-moi, Madame Toli, qu'est-ce qu'il leur est arrivés, à ce groupe de sages ? Enfin, selon cette histoire...
Malgré tout ce qui avait pû leur arriver, à elle et à ses amis, Dysill ne croyait pas trop ce qu'elle entendait. Certes, elle était venue chercher Gath, mais ces histoires étaient trop floues pour qu'elle y prête attention. Au bout du monde, il n'y avait rien. Rien d'autre que de l'eau et, au-delà, le néant. Rien n'y entrait, et rien n'en sortait, et tout le monde devait le savoir.
- Ils ont fui à travers la nuit, je pense... Mais je ne suis pas très bien placé pour en parler... Vous devriez voir ça avec mon mari et mon beau-père, ils sont calés sur ce qui concerne le patrimoine...
Dysill se rendait bien compte qu'elle empêchait la jeune femme de travailler correctement. Elle rangeait son étal pour la journée et devait avoir encore beaucoup à faire. Aussi, elle l'aida à porter ses caisses de fruits et de légumes...
- Merci beaucoup, c'est très gentil... lui dit Toli.
- Ah oui, et une dernière question... Vous connaissez un gîte, une auberge, un hôtel ? Ou du moins un endroit où je pourrais passer la nuit, mes frères et moi ?
- Tu n'as qu'à venir chez mon mari et moi, qu'est-ce que tu en dis ? Tu pourras m'aider au marché en attendant que vous ayez trouvé votre oncle !
Dysill souriait jusqu'aux oreilles.
- Oh oui, ça serait super, ça ! Merci beaucoup, Madame Toli !
- Pas de madame, s'il te plaît... En Andar, on doit le dire, mais ici, presque personne n'utilise ces mots. Toli ce sera très bien, Dysill.
Et une fois que Dysill eut fini de ranger l'étal de Toli, elle courrut rejoindre ses amis au point de rendez-vous qu'ils s'étaient donnés. Il allait bientôt faire nuit et tous les trois étaient épuisés par leurs recherches.
- Alors, les gars ? Quoi de nouveau ?
Keldan prit la parole le premier.
- Bon, déjà, je préfère te le dire, j'ai vraiment pas grand chose. J'ai demandé à presque tout le monde si ils connaissaient un Nicolas ou un Klaus dans le coin. J'ai parlé de savant, de scientifique, je leur ai même demandé si quelqu'un fabriquait des casse-têtes dans le genre de notre carte... Et puis bah, j'ai rien eu. Je suis allé voir le menuisier, les bâtisseurs, les mineurs, les pêcheurs, les cultivateurs... et j'ai rien.
- En même temps, si ça avait été si facile, ça serait louche, non ?
- Ouais t'as raison... Mais en même temps, on a rien, maintenant. On avait que la carte, et on s'est même pas dit qu'il y aurait quelque chose de plus difficile à l'arrivée... Et toi du coup, t'as trouvé quoi ?
- Des légendes, qui parlent de trucs bizarres, de savants qui étaient là avant le début du monde... J'ai pas tout compris, mais je pense que ça veut dire qu'on est sur la bonne voie.
- Et honnêtement... Tu le sentais pas déjà ?
Dysill se tut.
- Dès qu'on est entrés dans le village, si. Il a quelque chose de très étrange. J'ai aucune idée de ce qui a pû se passer ici, mais c'est comme si je le ressentais.
- Et comment tu te sens ? demanda Keldan, affublé d'une tension anormale.
- Un peu joyeuse, un peu triste, et un peu...
- ...mal à l'aise, compléta Keldan.
- Ouais.
Le silence tomba sur les trois jeunes gens, alors que quelque chose d'étrange semblait se produire. Un léger frisson les envahit alors que tout dans le village semblait ordinaire. Ils étaient là l'un pour l'autre, c'est certain, mais ils avaient cette vague sensation d'être trop loin de chez eux. Un peu trop loin du monde connu et des choses auxquelles on peut s'attendre. Oui, ce village aurait été moins "spécial" s'il avait été effrayant, abandonné ou rempli de brigands. Là, sa normalité en faisait quelque chose d'insondable. Aucun des enfants ne savait pourquoi il se sentait si mal à l'aise.
Sauf Lurian qui l'avait parcouru, en long, en large et en travers.
- Tu vas bien, Lurian ? demanda Keldan. T'as pas dit un mot depuis tout à l'heure.
Depuis qu'il était revenu, il n'arrêtait pas de sonder du regard le dernier sapin qui surplombait la falaise, au loin, comme si il y avait vu quelque chose il y a peu de temps et que ça avait disparu. Un instant, il crut voir... Non, rien.
Dysill se donna une petite claque pour se ressaisir.
- Enfin bref, j'ai parlé à une gentille marchande tout à l'heure, elle accepte de nous loger pour la nuit si je l'aide un peu !
- Ah, tant mieux... J'avais aucun envie de dormir dehors cette nuit...
- Ouais, moi non plus, continua Dysill.
Lurian avait toujours du mal à arrêter de fixer les sapins, comme si quelque chose allait y apparaître dès qu'il aurait le dos tourné.
"Allons-y", dit-il d'un signe.
Arrivés chez Toli, son beau-père les y attendait assis sur un petit tronc.
- Alors c'est vous, les frangins... Vous vous ressemblez pas du tout, vous le savez, ça ?
- Ah, ouais, on nous le dit souvent... dit une Dysill gênée. Eux, c'est Keldan et Lurian ! Et moi, c'est Dysill...
- Entrez, restez pas là... Toli est entrain de vous préparer quelque chose.
Tous entrèrent dans la grande maison. Il semblait assez étrange qu'une habitation de cette taille n’accueillait que trois personnes. Dysill présenta alors tout le monde à Toli et elle insista pour l'aider à préparer le repas. Keldan et Lurian préparèrent la table pendant ce temps.
- Alors donc, vous êtes venus rendre visite à votre oncle, dit Toli aux enfants, une louche à la main.
- Oui, c'est ça, dit Keldan. L'oncle Nicolas.
- Ah, oui... Et pourtant, c'est un nom qui ne me dit rien... Vous pourrez le demander à mon mari quand il rentrera, mais je doute qu'il en sache plus. Il a un nom de famille, votre oncle ?
- Non... C'est juste Nicolas.
- Dommage. Il faudrait que tout le monde en ait un. Enfin, avec l'Andar et sa manie de tout uniformiser, ça viendra.
Elle commença à verser un peu de soupe dans les six bols disposés sur la petite table.
- Bon, qu'est-ce qu'il fait, encore ? se demanda Toli, comme si ce n'était pas la première fois que son mari arrivait en retard. Commencez à manger, en attendant.
- Vous ne voulez pas qu'on attendes votre mari pour commencer ?
- Vous connaissez pas la maison, vous ! dit Hectan, le beau-père de Toli qui commençait déjà à avaler une cuillerée de soupe.
Et à la surprise générale, le mari de Toli entra dans la pièce à ce moment là en posant ses chaussures et ses vêtements pleins de crasse. C'était Rukio, le chef des mineurs, le premier homme que le petit groupe avait croisé. Toli et Dysill expliquèrent toute l'histoire au mari de Toli, qui fut lui aussi étonné de la coïncidence. Il embrassa ensuite sa femme tendrement, ce qui fit rougir Dysill qui se trouvait juste à côté. Il monta à l'étage pour se changer, et Toli s'installa avec les autres.
- Vous pourrez dormir dans l'une des chambres de l'étage si ça vous va... Il y a deux lits, j'espère que vous aurez assez de place.
- Oui, largement ! En fait, on pensait dormir dans votre grange ou votre pièce à vivre, alors... dit Keldan.
- Mais comment ça se fait que vous ayez autant de lits ?
Le visage souriant et apaisant de Toli grimaça très légèrement, elle sembla soudainement peinée et perturbée par cette question. En voyant qu'Hectan regardait ailleurs, Dysill sentit qu'elle avait mis le doigt sur une corde sensible. Toli se força alors à sourire et lui répondit :
- C'est pour les cas comme celui-ci où des visiteurs arrivent par surprise ! On peut se le permettre, alors...
Rukio descendit et commença à manger sa soupe avec appétit.
- Hep, hep, hep, dit Toli à son mari, tu as rendu grâce, avant de te jeter dessus?
Rukio, ronchon, s'éxecuta et ferma les yeux un instant avant de les rouvrir et commença à manger, Toli fit de même, ce qui sema la confusion dans les yeux des enfants.
- Vous n'êtes pas obligés de le faire, ne vous inquiétez pas... Vous n'êtes pas d'ici après tout.
- Faire quoi ? demanda Keldan, perplexe.
- Rendre grâce ! Vous n'en avez jamais entendu parler ?
- Ah euh, non...
- Il suffit de fermer les yeux et de remercier Dieu pour ses bienfaits. C'est une simple question de gratitude ! dit Toli, le visage plus frais qu'il y a quelques minutes.
Dysill, Keldan et Lurian firent alors ce que Toli leur avait décrit et mangèrent, cela lui fit très plaisir. Et puis, sortis de tables après un bon repas en compagnie de Toli, Hectan et Rukio, les trois amis allèrent profiter du crépuscule.
- Ils sont sympas, ces messieurs-dames, dit Keldan.
- Ouais... dit Dysill.
"J'ai super bien mangé", "dit" Lurian avec une larme à l'oeil.
Dysill et Keldan sourirent.
- Tous ces gens qu'on a rencontré sur le chemin, j'espère qu'on leur laissera un bon souvenir, continua-t-elle. Ou au moins, qu'on pourra les aider à quoi que ce soit.
Hectan était assis près d'eux sans qu'ils ne le remarquent, il fumait une pipe.
- Je regrette, petite, mais pour les aider eux, ce sera compliqué.
- Je sais, dit Dysill en tremblotant des lèvres.
- Tu as deviné ? demanda-t-il.
- La maison était trop grande pour vous trois. Toli est quand même jeune, mais assez âgée pour que je me demande pourquoi elle et Rukio n'avaient pas d'enfants.
Hectan prit une bouffée de tabac.
- Il s'appelait Oliver et il était plein de vie. Toli l'adorait, et son père voulait faire de lui un vrai gaillard. Il avait six ans quand il est tombé de la falaise.
Le souffle manqua à Dysill, Keldan et Lurian.
- Alors, tu comprends, ça a été dur, pour la p'tite. Elle a essayé d'en refaire un, tu sais, avec Rukio. Mais il a pas abouti, le pauvre. Il a tenu trois jours et il est mort, lui aussi. C'était il y a presque trois ans, tout ça. Je crois qu'ils ont pas pu s'en remettre. Ca se voit pas parce que c'est des braves, mes petits, mais ils en ont mal tous les jours.
- C'est pour ça, que vous êtes là ? demanda Dysill.
- Pardon ?
- Votre fils et votre femme ont eu assez d'argent pour cette maison. Vous vivez bien, ici, même très bien. Ca m'étonnerait qu'ils aient pas eu assez pour vous trouver un coin tranquille, à vous aussi.
Hectan sourit en prenant une autre bouffée de tabac.
- Vous avez pas voulu les laisser tous seuls, continua-t-elle.
- Non. J'ai pas voulu. Ils sont... Ce sont de bons petits. Je voulais qu'ils aient quelque chose pour s'occuper, et quelqu'un pour les aider un peu, qu'ils pensent à autre chose, tu vois. Qu'est-ce que tu veux, j'aimerais faire plus, mais à mon âge, on peut pas tout se permettre. J'aimerais leur ramener, moi, leurs petits, si je pouvais... Mais voilà des choses impossibles.
- Peut-être pas, dit Dysill.
- Pardon ? dit Hectan.
- On ne sait pas. Peut-être que si quelqu'un savait tout, il connaîtrait aussi un moyen de ramener un mort à la vie.
Dysill réalisait à présent ce que signifiait "tout savoir". Jusque là, elle avait été limitée par sa propre conception de la chose. Elle pensait à une bibliothèque vivante qui pouvait contenir des trucs et astuces utiles. Mais peut-être qu'elle pouvait souhaiter savoir quelque chose de bien supérieur à tout ce qu'elle imaginait. Avoir la main mise sur la vie, la mort, le temps et l'espace. Elle pourrait non seulement sauver Adrian, mais aussi ramener tous les autres, Duncan, Sally, Lucas, et prendre le contrôle d'Andaria à elle toute seule. Tout cela traversait son esprit à la vitesse de la lumière, au point où elle en eut des frissons.
- Ca va pas, non ? Un peu de respect. Je te rappelle qu'on parle d'enfants qui ont perdu la vie.
- C'est vrai, je... je suis désolée ! dit Dysill en reprenant ses esprits.
Il était l'heure d'aller se coucher, et demain, les recherches reprendraient de plus belle. Dysill mit ses réflexions dans un petit coin de sa tête pour y revenir plus tard. Elle se dit qu'il y avait sûrement des forces en ce monde dont personne ne soupçonnait l'ampleur.
Et en parlant d'ambitions démesurées, Sica suivait encore le mystérieux Sullivan dans les montagnes. Celui-ci semblait être un incroyable pisteur et parvenait à suivre Keldan à la trace sur des kilomètres. Sica ne connaissait que le point d'arrivée, et Sullivan allait les aider à l'atteindre. Bien sûr, une fois l'objectif atteint, il s'en débarasserait. Sica sentait quelque chose de très fort près de Sullivan, quelque chose qu'il appelait le "Souffle". Mais malgré cela, il connaissait ses propres capacités et savait qu'il n'aurait aucun problème à l'éliminer.
Mais que gagnait Sullivan à faire confiance à Sica ? Et bien, malgré le fait qu'il était certain d'être trahi à un moment ou à un autre, il avait un doute quant à l'identité de ceux qu'ils poursuivait. Etaient-ils des ennemis ou pouvaient-ils devenir des amis une fois qu'ils connaîtraient la vérité ? Dans le doute, avoir quelques alliés à ses côtés dans le cas où tout cela tournerait au vinaigre ne pouvait pas faire de mal. Si Sica le trahissait trop vite, il l'éliminerait, de toutes façons.
Le voyage fut bien silencieux, aucun des deux hommes ne cherchant à laisser s'échapper une information de trop. C'est finalement Darren qui parla le premier, le silence étant pour lui bien trop insupportable.
- Et donc, Moord c'est qui au juste ? Ton associé ?
Sullivan était concentré sur les empreintes qu'il suivait sur le chemin, le terrain étant bien plus rocailleux, il était beaucoup plus difficile pour lui de répérer la piste à suivre.
- En quelque sorte, oui.
Sica s'adressa ensuite à Sullivan en s'approchant un peu de lui.
- Est-ce que nous sommes loin d'eux ?
- Difficile à dire, dit-il en touchant la terre sous ses pieds. Deux ou trois jours, tout au plus. On dirait qu'ils sont entrés dans ce village, en bas, dans la vallée, et qu'ils en sont ressortis. Moord est entré avec eux, mais il est reparti d'un autre côté. Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ?
Darren et Lawrence se regardèrent, comprenant qu'il ne fallait pas que Sullivan comprenne trop vite.
- Qui suivrons-nous donc ? demanda Sica.
- Les enfants, en priorité. Nous finirons par tomber sur Moord, de toutes façons.
- Alors, nous vous suivrons, Sullivan.
Le groupe n'entra pas au village Gyteps, préférant suivre les traces laissées par les enfants. Mais arrivés dans une petite clairière, Sullivan ne semblait plus comprendre. Il trouva l'une des petites aiguilles de Moord et la ramassa.
- Ils se sont battus ici. Ils ont courus... Moord a mangé le sol... Qu'est-ce qui a bien pû se passer ? On dirait que les enfants repartent de ce côté, et que Moord retourne vers le village. On l'y a traîné. Qu'est-ce que ça veut dire ?
Sullivan était plus déterminé que jamais à trouver les enfants pour comprendre ce qu'il s'était passé. Sica, quant à lui, comprenait qu'il allait bientôt devoir réveler la vérité à Sullivan. Ils arrivèrent près d'une petite rivière et l'homme de Khenas semblait ne plus pouvoir suivre de piste. Il marchait frénétiquement d'un côté à l'autre de la rive et se mordillait une phalange.
- Qu'est-ce que vous faites ? demanda Lawrence.
- Taisez-vous, dit Sica, observant attentivement la scène.
Sullivan sait une pierre et la jeta violemment sur un arbre. Le jet était tellement puissant qu'elle s'encastra dans le bois.
- J'ai perdu leurs traces. Ils ont dû comprendre qu'on les poursuivait. Ils sont passés par la rivière et ont effacé leurs traces. Merde...
- Qu'est-ce que ça veut dire ? demanda Sica.
- Qu'on a plus moyen de les suivre. Ca s'arrête là, dit-il d'un air dépité.
Il se retourna pour parler à son interlocuteur.
- Et nous...
Il esquiva soudainement un coup de poignard qui lui était adressé de la part de Sica en personne. Il fit un pas en arrière et le fixa.
- Oh, pardonnez-moi, je voulais vous arracher les entrailles. Auriez-vous l'amabilité de vous laisser faire ?
- Si tôt, le coup de couteau ? sourit Sullivan, alors que les deux hommes commençaient à dégager une pression presque insoutenable pour les deux autres. Lawrence alla jusqu'à vomir par terre.
- Vous ne me servez à rien, maintenant. Je veux que vous mourriez.
- Dommage. Moi, j'en ai pas très envie, dit Sullivan en se tenant prêt à se battre.
- Gath ne répondra qu'à une question. Une seule. Alors vous comprenez que vous devez mourir ici. Ma mission est trop grande.
- Ah oui ?
- Je suis à la tête d'un empire, Sullivan. Tout le commerce m'appartient, le long du fleuve. Mais ce n'est pas assez pour mon nouveau monde.
Il rangea son poignard, prêt à affronter son ennemi à mains nues.
- Je sais ce qui se cache au delà des mers. Le cauchemar, et la mort.
Sullivan se tut, il semblait comprendre de quoi parlait Sica.
- Je veux qu'ils m'appartiennent. Je veux qu'un nouvel âge commence, où aucun prince, aucun dirigeant de ce monde ne pourra faire quoi que ce soit face à la Loi du marché, la plus implacable, naturelle et puissante.
L'adversaire de Sica sembla sous le choc d'une telle révélation. Ses yeux s'écarquillèrent et il fit un pas en arrière, vers la rivière.
- Tu veux dire que... lança-t-il d'une faible voix.
- Oui, je sais tout. Et j'en ferais...
- ... j'ai affaire à un épicier ?
- Je... Quoi ?
- Tu allais vraiment te retrouver devant l'Ultime Sagesse et lui demander du pognon ?
- Non, c'est que...
- Et qu'est-ce que t'allais lui dire, hein ? Bonjour, Nicolas, comment est-ce qu'on devient le meilleur épicier ?
- Ca suffit, je...
- C'est pitoyable, tu es l'homme le plus ridicule que je n'ai jamais rencontré.
- Tais-toi ! hurla Sica. Qu'est-ce que tout cela peut te faire ? Tu vas mourir, Sullivan.
- Oh, la ferme... T'as fini avec ça ? Sullivan est resté a Khenas, dit-il.
- Ca veut dire quoi, ça ? demanda Darren. Une manière poétique de dire que tu savais que t'allais crever ?
- Non. Ca veut dire que Sullivan est resté à Khenas, triple idiot. C'était bien lui qui devait succéder à Moord, mais j'ai préféré faire les choses moi-même.
Sica commençait à comprendre.
- Et tu es ? demanda Darren.
L'homme déboutonna son manteau, laissant entrevoir ses longs cheveux noirs qui lui tombaient sur les épaules. Il portait une large pièce d'armure sur le torse qui semblait être taillée dans la pierre. Ses yeux, sauvages et remplis de violence fixèrent Sica droit dans les yeux.
- Amran Ensh'Idai. Deuxième du nom.
Le lendemain matin, Dysill se leva et aida Toli a porter tous ses cartons. Son métier consistait à trier les vivres et à les apporter là où ils devaient être stockés. Les légumes et fruits étaient entassés dans une petite grotte fraîche sous le village, le blé allait au moulin et le raisin au pressoir. C'était un travail essentiel à la bonne tenue du village, et Toli était bien contente d'avoir une aide en la personne de Dysill. Keldan et Lurian continuèrent leur mission et cherchaient l'"oncle" Gath aux alentours du village. Ils arrivaient à parler à Rukio sur ses temps de pause.
- Et donc, c'est quoi cette histoire de bout du monde ? demanda Keldan.
- En fait, l'idée, c'est que le monde dans lequel on vit était vide, au départ. Seulement des montagnes, des forêts et des petits oiseaux quoi... Mais au bout du monde, au delà des mers, il y aurait un autre monde, d'où on serait venus... Les premiers à être arrivés seraient ceux qui ont découvert comment passer d'un monde à l'autre, ce peuple qu'on appelait "Laydear", d'où le nom du village. Après ça, on dit qu'ils sont devenus si sages qu'ils prenaient tout pour acquis, et que leur corruption leur a été fatale.
- Et il reste aucun survivant ?
- Survivant de quoi ? Je t'ai dit que c'était une histoire...
- Alors pourquoi personne n'est jamais allé vérifier ce qu'il y avait au bout de la mer ? demanda-t-il, perplexe.
- Là, tu t'engages sur un terrain glissant, garçon.
- Quoi, comment ça ?
- Garde ce genre de questions pour toi. Moi, je retourne travailler.
Pendant ce temps, Toli et Dysill finissaient leur matinée. Le repas de midi arrivait et elles s'assirent sur la plage avec un panier-repas qu'elles avaient préparé le matin-même.
- Dysill, sincèrement, vous faites quoi, ici ?
- On cherche notre oncle, comme on vous l'a dit !
- Oui, je le comprends bien, seulement... Vous ne savez même pas qui il est ni ou il habite, c'est un peu bizarre, non ?
Dysill prit une grande inspiration.
- En fait, on...
Toli sourit.
- Excuse-moi, ce ne sont pas mes affaires, après tout ! Mais j'aimerais vous aider.
- Merci Toli, c'est très gentil de votre part.
Les vagues atteignaient presque les deux femmes, aussi, elles durent se reculer de quelques mètres avant de rasseoir.
- Dites-moi, Toli, pourquoi est-ce que vous restez ici ? C'est très joli, mais... Votre frère l'a dit, vous êtes coupés du monde, il n'y a pas grand chose, ici.
- Oui, c'est vrai... J'avoue que je ne sais pas trop pourquoi. C'est cet endroit, il est...
Toli se retourna pour faire face aux falaises et regarda les sapins qui se trouvaient à son bord.
- ...je m'y sens chez moi. Et après tout, je n'ai rien connu d'autre.
Dysill fut intriguée par l'endroit que regardait souvent Toli, c'était le même que celui que fixait Lurian.
- Et puis, il y a...
- Il y a ?
- Non, rien.
- Toli, dites-le moi, s'il vous plaît. Ca pourrait être bien plus important que ce que vous pensez, dit-elle en mettant sa main sur celle de Toli.
Celle-ci fixa le sol un instant, puis répondit.
- Parfois, depuis que je suis petite, j'ai l'impression d'être protégée.
- Protégée ?
- Un jour, quand j'étais petit, ma grande soeur est tombée très malade, elle aurait pû en mourir... Alors je me suis enfuie dans les bois et j'ai pleuré de tout mon coeur. Le lendemain, elle allait parfaitement bien, elle était guérie.
Dysill eut un léger frisson.
- C... C'est vrai ?
- Oui, et on n'a jamais eu d'explication. Tout ce qu'elle disait, c'est qu'elle avait senti une odeur étrange dans la nuit, et que ça allait mieux le lendemain. Ca m'est arrivé une autre fois, alors que j'étais adolescente, une famine a touché le village. Et puis, alors que j'étais partie dans la forêt, un énorme arbre fruitier s'y trouvait, comme s'il avait poussé dans la nuit. On a tous pû manger pendant des mois, jusqu'à ce que les poissons reviennent.
Dysill sortit son carnet pour tout noter.
- Et je ne suis pas la seule à le penser... Parfois, des gens retrouvent un bijou perdu depuis des lustres, sont guéris d'une peine de coeur, réussissent là où ils étaient voués à l'échec... J'ai toutes les raisons de croire que si l'on souhaite quelque chose assez fort, ici, on l'obtient.
Elle fixa l'horizon.
- Le jour où je me suis mariée avec Rukio, je crois que je l'ai vu.
- Vu quoi ?
- Cette ombre que l'on voit du coin de l'oeil, parfois. Celle qui est un mètre derrière vous ou un mètre devant. Celle que l'on voit quand nos voeux sont exaucés et que, pour une fois, la vie n'est pas aussi difficile que d'habitude.
Dysill rangea son carnet de notes. Elle savait qu'elle n'oublierait jamais ce que Toli venait de lui dire.
Et puis, alors qu'elle se leva pour ranger quelques affaires, elle regarda les derniers sapins du rebord de la falaise et vit une silhouette épaisse, noire et fantômatique. Elle distinguait à peine deux yeux pâles, et puis, plus rien. Avait-elle rêvé ? Elle se secoua la tête et ne vit rien d'autre que des sapins.
- Ce que l'on distingue à peine... Ce à côté de quoi.... on pourrait passer.
Dysill comprenait soudainement quelque chose et se mit à courir.
- Où est-ce que tu vas ? demanda la jeune femme.
- Désolé, Toli, je reviens vous aider ! Il faut que je prévienne les autres !
Toli la regarda partir sans vraiment comprendre ce qu'il se produisait. Keldan et Lurian étaient assis sur un rocher et mangeaient leur repas avec Rukio lorsqu'ils la virent débouler.
- Les gars, ça y est ! J'ai trouvé ! Je sais où il nous faut aller !
- Quoi ? F'est vrai ? dit-il en se levant brusquement, toujours la bouche pleine.
- Monsieur Rukio, qu'est-ce que vous avez dit quand on est arrivés, déjà ? demanda-t-elle. Vous avez dit qu'on pourrait passer à côté d'ici sans même y prêter attention, c'est ça ?
- Ah euh, oui... Quelque chose comme ça...
- Le Village Gyteps, perdu au fond des montagnes, desquelles ils ne peuvent pas sortir... le passage secret d'Esvet près de Chaill, le passage dans la roche, Laydear... Gath a dessiné ce tracé pour qu'on passe ici, dans ces endroits à côté desquels on passe sans jamais les remarquer !
Keldan repensa à la caverne à runes de la Mangrove où il avait rencontré Lurian, à leur mésaventure avec les panthères des sables, à sa rencontre avec Dysill dans une ville aussi vaste qu'Andaria...
- Ouais, c'est vrai, et alors ?
- Et alors c'est évident, non ? Il faut qu'on trouve cet endroit à côté duquel tout le monde passe ! Un mètre devant nous, un mètre derrière nous. Juste à côté, et pourtant si loin, parce qu'on ne le remarque pas.
Keldan, Lurian et Dysill regardèrent la vallée, les mines, la mer, les falaises... Tout ce qui attirait le regard dès que l'on arrivait de tous côtés. Les chemins qui parcouraient le village étaient tout tracés, et depuis les mines des falaises, il pouvaient tous les voir. Ils savaient maintenant que ce n'était pas là qu'il fallait chercher.
Dysill tourna la tête un instant et vit que près de l'entrée de la grotte se trouvait une entrée de la forêt. Fine, et si proche des parois des falaises qu'on n'y prêtait même pas attention.
- Messieurs, allons-y, dit-elle.
Keldan et Lurian suivirent Dysill, qui traversa les buissons pour se retrouver au milieu de nulle part. Rukio les interpella.
- Vous allez où, comme ça ?
- Trouver des réponses, dit Dysill.
Et ainsi, ils suivirent ce contre-instinct. A chaque fois qu'ils sentaient qu'ils devaient aller à un endroit, ils prenaient le choix le moins instinctif. Et lorsque deux chemins se présentaient à eux, ils se forçaient à trouver un troisième chemin, caché dans la discrète normalité des lieux. Ils marchèrent si longtemps qu'il leur semblait que la forêt était infinie. Mais, finalement, ils en sortirent pour arriver sur un flanc caché de la montagne. Là, le chemin devint presque apparent. Tous se rendirent compte qu'ils avaient vraiment trouvé la solution. C'était ici, et maintenant.
La pente était si raide que l'on aurait presque crû voir de l'escalade. Keldan fabriqua à tout le monde des crampons avec des petits morceaux d'os prélevés sur les animaux qu'ils mangeaient sur la route. Cela leur permit de marcher sur la roche et la glace les plus glissantes. Ils traversèrent à nouveau une petite vallée dissimulée dans la roche, et une forêt s'y trouvait. Celle-ci était elle aussi très pentue, mais ils en sortirent pour se retrouver sur une petite plaine, perdue sur les flans de la montagne que les autochtones appelaient "Wächterberg".
En son centre, ils virent une cabane près d'un ruisseau, et un petit moulin à eau. Ils s'arrêtèrent soudainement de marcher.
Dysill était prête.
Keldan était prêt.
Lurian était prêt.
C'était le moment. Ils allaient le voir "lui". Ils allaient poser leur question, et tous les trois savaient exactement ce qu'ils allaient demander. Ils s'étaient mis d'accord et n'avaient même plus besoin de parler pour se comprendre. Tous se regardèrent dans les yeux et ils se serrèrent les mains aussi fort qu'ils le pouvaient. Ils se lachèrent et marchèrent vers la petite maison où tout prendrait fin. Ils étaient à dix mètres, cinq mètres, trois mètres... Et maintenant, sur le perron.
Dysill frappa à la porte.
Aucun bruit.
Personne ne parlait, tant la pression qu'ils ressentait était forte.
Dysill approcha à nouveau sa main de la porte pour frapper une deuxième fois, mais des bruits de parquet grinçant se firent entendre. Quelqu'un se déplaçait à l'intérieur de la maison. On avança tout prêt de la porte.
Dysill se tint raide, prête à se présenter.
Et soudainement, un homme d'une trentaine d'années et de taille moyenne ouvrit la porte. Celui-ci avait de courts cheveux châtains ébourriffés tendant sur le roux. Il avait les yeux bleus et quelques tâches de rousseurs. Physiquement, il était très solide, à peu près autant qu'Esvet, même s'il devait être un peu plus petit. Il faut dire que l'épais manteau de fourrure qu'il portait n'aidait pas. Il avait l'air d'un très ancien barbare avec son pantalon et ses bottes faites de peaux qui l'aidaient certainement à traverser de froids hivers.
Il sonda les trois enfants du regard avant de se pencher légèrement vers Dysill en plissant un oeil. Il s'adressa à elle.
- Euh... Salut.
- Bonjour ! Dysill ! Keldan ! Lurian ! C'est nous ! On vient vous voir, monsieur Gath !
- Qu'est-ce que tu dis ? Parle moins vite, s'il te plaît...
Elle fit un effort pour contenir son stress et lui parla de manière plus intelligible.
- Je m'appelle Dysill, et voici mes amis Keldan et Lurian. Nous avons fait un long chemin pour venir jusqu'à vous.
Elle mit un genou à terre.
- Nous avons une requête à vous soumettre, et j'espère, je prie pour que vous acceptiez bien d'y accéder. Monsieur Gath, voulez-vous bien répondre à notre question ?
- Vous voulez me poser une question ? A moi ? Pourquoi faire ?
- En fait, nous avons eu vent de votre annonce, celle de votre question.
Mais Dysill ne s'étonna que maintenant de ce que venait de lui dire le jeune homme. N'était-il pas un peu jeune, d’ailleurs ?
- Pardonnez-moi monsieur mais... Vous êtes bien Nicolas Gath, non ?
A ces mots, le jeune homme fut à la fois surpris et destabilisé.
- Non. Je regrette.
- Et est-ce qu'il... vit ici ? Au moins une partie de l'année ?
- Non, plus maintenant. Je suis désolé, Dysill, mais Nicolas Gath est mort depuis plus de dix ans.
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