Episode Dix-Neuf : Les Prémices du Souffle

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Kyundo lévitait à cent mètres au dessus d'un rocher, la tête à l'envers. Le Souffle qui parcourait son corps lui permettait entre autres choses de ne pas ressentir les effets de la gravité. Cela était malgré tout très éprouvant pour lui. Il n'était pas soulevé par une sorte de force magique mais par sa foi, sa volonté, sa patience et l'ouverture de son esprit. C'est ce qu'il essayait sans arrêt d'expliquer à ses élèves depuis deux semaines particulièrement intensives.

Si le premier mois avait déjà servi à affermir le corps des trois adolescents pour supporter cette charge, ils n'en revenaient toujours pas de la difficulté de l'exercice. Tous trois étaient pourtant simplement allongés sur le sol et devaient atteindre un calme parfait, olympien. Une fois dans cet état, ils devaient relâcher toutes leurs émotions, toute leur force d'âme. Tout leur "Rhôg" devait devenir leur "Qwer". Mais c'était tellement abstrait qu'ils ne savaient même pas si ce qu'ils étaient entrain de faire était convenable.

Le soir, Kyundo les entraînait sérieusement au combat et tous trois avaient progressé à grande vitesse. Dysill devenait dangereusement compétente, ce qui poussait Lurian à ne plus se reposer sur ses acquis. Pour ce qui est de Keldan, il abandonnait à chaque fin de journée, et chaque matin, il revenait à la charge. Tout le monde le savait, et ses deux compagnons l'admiraient, mais il l'ignorait complètement. Il avait moins progressé qu'eux, mais personne n'avait envie de se prendre l'un de ses coups.

Tous étaient donc allongés sur le sol et Kyundo redescendit du ciel pour les conseiller.

- Vous voyez, c'est pour ça qu'il est préférable d'être un enfant pour développer le Souffle. Vous avez besoin d'un état d'esprit très spécifique et avec l'âge, l'esprit peut devenir de moins en moins malléable.

Il regarda les trois enfants qui suiaient tous à grosses gouttes alors qu'ils ne bougeaient même pas. Leurs cerveaux étaient autant en ébullition que s'ils venaient de passer des jours sur des calculs mathématiques compliqués.

- Pour ce qui est de la volonté, vous l'avez. Vous me l'avez montré en combat et à l'entraînement : vous savez dépasser les besoins de votre corps de votre plein gré. Pour la persévérance, c'est la même chose, vous pouvez tenir un effort pendant très longtemps et faire preuve de patience.

Dysill grinçait des dents en se concentrant.

- Mais c'est l'ouverture qu'il vous manque, et un peu de foi.

Tous trois relâchèrent d'un seul coup leurs efforts, ils avaient l'impression que leurs cerveaux allaient exploser. Pourtant, ils n'avaient rien fait d'autre que de méditer.

- Mais ça veut dire quoi, ça ? demanda Keldan. C'est trop bizarre, comme truc.

- Je te l'ai dit. C'est se rendre compte que le monde est peut-être plus vaste et étrange que tu ne le crois. Débarrassez-vous de votre incrédulité et commencez à apprendre et à comprendre. Soyez curieux.

Il tourna en rond après avoir oublié ce qu'il venait de dire et recommença.

- Tous ceux qui utilisent le Souffle, bien qu'ils aient tous leur vision du monde et leurs caractères partagent au moins ces trois qualités, c'est mathématique. La volonté, la patience et l'ouverture.

- Et la foi, demanda Dysill, qui avait un peu suivi.

- On y reviendra plus tard, pour le moment, concentrez vous sur toutes les questions que vous vous posez et acceptez que tout ne soit pas aussi petit et étriqué que ce que vous imaginiez.

- Mais euh... pourquoi est-ce qu'on fait ça, alors ?

- Ah, ça ? Pour ne pas que vous perdiez de vue que la méditation est aussi importante que le travail physique.

Le soir, Dysill et Keldan s'affrontaient lors d'un sparring léger. Le but n'était pas de se battre de toutes leurs forces mais simplement de porter les coups avec vitesse et précision. Tous deux venaient d'enchaîner plusieurs rounds et étaient déjà bien fatigués.

Dysill ne pensait plus qu'à ce que lui avait dit Kyundo. Qu'est-ce qu'"avoir une vision du monde plus large" pouvait bien vouloir dire ? Pendant le combat, elle se concentrait sur les mouvements de Keldan pour pouvoir les esquiver.

"Je cherche toujours à gagner, peut-être qu'il faudrait que... que je cherche à perdre ?"

Et puis, elle prit un coup en pleine tête qui lui remis les idées en place.

"Non, ça c'est juste faire le contraire de ce que je voulais. C'est débile."

Profitant d'un léger temps de repos, elle fixa toute l'arène et se demandait bien ce qu'elle ne voyait pas. Keldan était fatigué, Lurian encourageait Keldan et Kyundo regardait sévèrement le combat pour corriger ses élèves. Qu'y avait-il de plus à voir ici ?

Le sparring repris et les deux opposants purent tenir jusqu'à la fin. Lurian passa ensuite contre Kyundo, celui-ci tenait deux cibles en mousse dans les mains pour que son élève les frappe. Passé cette étape dans laquelle le gardien réussit avec brio, Kyundo se mit en garde et attendit que Lurian l'attaque.

C'est alors qu'un échange de coups monumental commença. Lurian était extrêmement vif et fit preuve de bien plus de maîtrise qu'il ne l'avait jamais fait paraître. Quelques coups touchèrent Kyundo, mais celui-ci gardait l'avantage et arrivait toujours à attraper Lurian au vol pour l'envoyer au sol, là où sa vitesse ne servait plus à rien.

Au bout de quelques rounds, Lurian semblait épuisé, et Kyundo l'attendait dans un coin.

- Tu peux leur montrer, c'est bon.

Tous les autres eurent l'air étonné.

"Qu'est-ce qu'il essaye de faire ? On dirait qu'il a peur de se montrer fort devant les autres. Peut-être qu'il ne veut pas les décourager" pensait Kyundo.

- Allez, Lurian. Je veux que tu leur montre à quoi ressemble un Souffle à peine réveillé.

Lurian s'assit en tailleur et ferma les yeux. Il sembla être dans un état de calme total mais était si tendu qu'il aurait pû se relever en un dixième de seconde.

- Tu déconnes, Lurian ? demanda Keldan, impressionné.

Et puis, une matière qui ressemblait à une épaisse vapeur commença à s'échapper de lui comme s'il était une locomotive. Il ne brilla pas comme Kyundo mais sembla plutôt se réchauffer de quelques degrés. La vapeur s'évapora et il reprit son calme. Un mince filet de brume dand lequel semblait circuler de l'électricité statique s'échappa de sa bouche et il ouvrit les yeux.

Lurian se releva et son corps semblait être le même que d'habitude. Il se remit en garde face à Kyundo et attendit le début du round suivant.

Dysill était choquée. Comment avait-il maîtrisé le Souffle en si peu de temps ? Elle ne voyait qu'une explication : il devait déjà avoir toutes les qualités requises et n'avait besoin que d'un petit coup de pouce pour y arriver. Il avait sans doute dû le comprendre dès le premier jour et laisser ses amis le découvrir par eux-même. Elle se sentait une fois de plus vexée de voir que son ami se retenait pour ne pas les blesser, Keldan et elle. Elle lui en toucherait certainement deux mots, mais seulement une fois qu'elle aurait vû de quoi il était maintenant capable.

Elle sonna le début de la reprise et quelque chose de très étrange se produisit : Lurian commença à faire un petit tour de terrain en trotinnant. Kyundo lui-même était assez étonné. Une fois ceci fait, il s'étira et vérifia son rythme cardiaque.

Mais une fois ceci fait, il se jeta sur Kyundo à la vitesse d'un animal sauvage. D'accord, il était rapide en temps normal, mais dans ce cas précis, ses jambes et ses bras allaient tellement vite que l'on aurait dit des hélices tournant à toute vitesse. Quelle vélocité avait-il bien pû atteindre ? Kyundo esquiva son coup mais Lurian revint à la charge. Il était aussi bon pour accélerer que pour tourner ou esquiver, et à chaque fois qu'il prenait un virage, il faisait se mouvoir les feuilles, l'herbe et soulevait une grande quantité de poussière. Il se déplaça en pas chassés tout autour de Kyundo, si bien qu'il forma un véritable cercle autour de lui et lui fonça dessus pour le frapper.

Cependant, Kyundo l'arrêta en plein dans sa course. Il le toucha à un endroit précis de son crâne et l'excédent de chaleur qui restait dans son corps s'évapora d'un seul coup. Celui-ci se sentit alors soudainement lent et très fatigué.

- N'oublie pas que la faiblesse d'un tel don se trouve dans le timing de ton adversaire.

La reprise s'acheva et ses deux amis se jetèrent sur lui pour le féliciter.

- Alors ça y est, vieux ? Tu l'as fait !

Lurian acquiesca doucement, et Keldan se tourna vers Kyundo.

- Lurian est devenu super rapide ! Ce sera toujours comme ça, maintenant ?

- Oui, et il sera capable de bien d'autres choses. Il n'a pas encore découvert tout ce que le Souffle pouvait lui permettre de faire.

- Génial ! On va lui péter les dents, à cet Idai !

- Parle pas trop vite, Keldan... dit Dysill en voyant son ami entrain de s'endormir. Qu'est-ce qu'il lui arrive, là ?

- C'est le contrecoup... Forcément, son métabolisme n'est pas encore habitué à gérer de telles accélérations... Il faudra qu'il mange, boive et se repose bien.

Et c'est ce qui se produisit. Pendant les deux jours où Lurian était dispensé d'entraînement pour pouvoir retrouver ses forces, les deux autres élèves s'entraînaient sans relâche, même si Kyundo leur laissait de plus en plus de temps libre.

Dysill marchait tous les jours autour de la maison. Elle allait dans la forêt pour découvrir toutes les espèces rares dont Kyundo lui avait parlé, montait sur les sapins pour observer la vallée de Laydear et y pensait. Comment pouvait-elle regarder au-delà de ce qu'elle savait déjà ? On ne sait rien avant de le savoir, pensait-elle.

Et puis, au fil de ses balades, elle rajoutait "sauf quand on passe par les chemins abandonnés". Elle repensa au trajet qu'elle avait fait pour arriver chez Gath, et à la phrase qu'elle entendait toujours depuis son enfance, "Il y a des choses en ce monde que les imbéciles ne peuvent pas comprendre". Sans s'arrêter, elle voulait donner du sens à tout cela.

Un jour, elle décida de ne plus se considérer comme faisant partie des imbéciles et la tâche s'avéra un peu plus facile, mais elle n'arrivait toujours pas à faire sortir le fameux Souffle. Qu'est-ce qu'il lui manquait ? Avec toutes les choses qu'elle avait vécues, elle savait que des choses improbables étaient possibles. L'avenir pouvait prendre n'importe quelle forme et le présent était rempli de mystères. Pour ce qui est du passé, "de toutes façons, on ne peut rien y changer", se disait-elle.

Mais au fond, elle comprit que c'est sur ce point qu'elle n'arrivait pas même à envisager une autre vision que ce qu'elle avait vécu. Elle avait été dépassée par ses émotions et tous les gens qu'elle aimait étaient mortes à cause d'elle. C'était vrai, ça s'était produit.

C'est alors qu'elle repensa à Edmond.

Le jour où elle avait appris ce qu'il avait fait, la plupart de ce qu'elle avait cru voir avait changé. Tout ne s'était pas passé exactement comme elle s'en souvenait, parce qu'un nouveau point de vue s'y était ajouté.

C'était de sa faute, oui, c'est sûr.

Mais le jour où elle se dit fermement "peut-être pas", à l'heure du petit déjeuner, pendant que toute la maison se réveillait, une fumée pâle s'échappa de sa bouche.

En un instant, elle ne vit plus personne dans la petite maison. La nuit tomba d'un seul coup et elle n'entendait plus rien. Elle se leva brusquement, terrifiée par cette vision froide et vide. Elle se retourna dans tous les sens et ne semblait entendre que des murmures. Quelque chose la toucha. Quand elle se retourna pour voir ce qui l'avait effleuré, elle ne vit rien. Et puis, cela se reproduisit et elle se précipita de courir vers un coin de la pièce pour avoir un visuel total. Le silence était assourdissant.

Il n'y avait rien ni personne dans la pièce, et elle en était sûre. Pourtant, elle avait envie de vomir, parce que quelque chose ne tournait vraiment pas rond. Elle sentit une présence se rapprocher et celle-ci aggrippa son poignet.

Et aussi vite qu'elle était apparue ici, elle revint à elle près des autres. Kyundo lui tenait le poignet et se préparait à lui envoyer un verre d'eau pour la faire revenir à elle. Confuse, elle demanda pardon à son hôte pour ce qu'il venait de se produire. Sans qu'elle ne le vit, la fumée blanche s'échappait encore d'elle.

- Dysill, il faut que tu bloques au Souffle l'accès à ton corps, demanda Kyundo. Sinon, tu vas finir par te vider entièrement de ton énergie.

Dysill avait à peine eut le temps de revenir à elle mais elle se rendit vite compte de ce qui n'allait pas : elle sentait bien une deuxième respiration en elle, mais celle-ci ne partait pas de ses poumons, il venait de l'intérieur de sa tête.

- Comment je fais ça ? demanda-t-elle, affollée.

- Calme-toi, c'est très simple, tu vas le faire automatiquement maintenant. Il te suffit de visualiser cette partie de ta tête que tu ressens, et d'imaginer qu'une porte se ferme sur elle, ou quelque chose comme ça. Comme quand tu bloques ta respiration.

- C'est pas facile...

- Concentre-toi.

- Vous pouvez pas me l'enlever, vous ? Comme vous avez fait avec Lurian ?

- Je le pourrais, mais je préfère que tu réussisses à le faire toute seul.

Dysill comprenait soudainement le but de l'entraînement qu'ils avaient subi. Le Souffle créait dans le corps une pression colossale, et il fallait bien être préparé pour la supporter physiquement et psychologiquement. Il était très difficile de se calmer dans cette situation, puisque c'était comme si quelqu'un d'autre respirait avec vous dans votre corps. Même en sachant que ce n'était pas le cas, cela provoquait forcément une peur panique.

Dysill avait beau essayer, elle n'arrivait pas à reprendre sa forme initiale.

- Calme-toi, lui dit Kyundo. Je sais que c'est tout neuf pour toi, mais tu vas essayer de nous suivre, aujourd'hui. Penser à autre chose va finir par t'habituer à la puissance du Souffle.

- Vraiment ?

- Oui, c'est certain.

- Et si je me vide de tout... ça, là ? demanda-t-elle en désignant la fumée blanche. Qu'est-ce qu'il va m'arriver ?

- Ce serait fâcheux que ça arrive, mais tu t'évanouiras. Rassure-toi, j'interviendrais avant que tu ne tombes dans le coma.

- Me voilà rassurée....

La journée se passa étrangement bien. Dysill supportait sa condition comme on supporte une grippe. C'était désagréable et déboussolant, mais elle pouvait le faire en restant alerte.

Sur les coups de midi, l'aura qui s'écoulait autour de Dysill était presque complètement rentrée, et vers treize heures, elle avait absorbé tout le Souffle.

- Bien, maintenant exerce-toi à ouvrir et fermer les vannes. Quelque chose me dit que tu vas bien dormir, ce soir.

Lurian lui lança un clin d'oeil, l'air de dire "je comprends".

Le soir venu, Kyundo se retrouva seul avec Dysill.

- Est-ce que tu as trouvé ?

- Quoi ?

- A quoi servait ton Qwer ? Est-ce que quelque chose d'inhabituel s'est produit, dans la journée ?

- En fait, oui. Au tout début. J'étais toujours dans la pièce, mais... quelque chose était différent. Je crois que je n'ai pas vraiment bougé, vu que vous me voyiez toujours, mais il faisait nuit et la pièce était vide.

- Ce n'est pas commun, en effet. C'est sans doute un Qwer physique.

- Physique ?

- Oui, comme je vous l'ai dit, on peut les ranger dans plusieurs catégories : Animique, Physique, Psychique, Essentiel et Spécial.

- Et qu'est-ce que c'est, Spécial ?

- C'est là où l'on met ce qu'on ne peut pas vraiment ranger dans une catégorie.

- Et d'ailleurs, je risque pas d'être malade à cause du Souffle ? D'avoir un cancer ou un truc comme ça ?

- Ne dis pas de bêtises. Au contraire, ceux qui connaissent le Souffle ont tendance à vivre un peu plus longtemps que les autres. Enfin, hors accidents.

- Ah ouais ? Mais c'est chouette ça ! A quelle échelle ?

- Ca dépend vraiment de celui qui l'utilise, des capacités qu'il obtient, mais je dirais qu'il est possible d'atteindre l'âge de cent cinquante ans.

- 150 ? Mais c'est énorme !

- Nicolas Gath lui-même a connu le vénérable âge de deux cent soixante et un ans. Et il avait encore de beaux jours devant lui, on l'aurait dit à peine entré dans l'âge mur.

- Comment est-ce qu'il a fait, pour transgresser la limite ?

- Encore l'une de ses surprises... Je ne sais pas si c'était seulement le Souffle ou ce qu'il savait de ce monde, mais il était plein de réserves. Mais ce n'est pas le seul, il m'a un jour parlé d'un homme qui avait soufflé ses mille bougies.

- Ce doit être un vrai calvaire de vivre jusqu'à cet âge...

- Pas tant que ça, apparemment. Mais qu'est-ce que nous disions, déjà ? Ah oui, le Souffle. Tu ne voudrais pas essayer de refaire ce que tu as fait ce matin ?

- Et comment est-ce que je fais ça ?

- Tout aussi naturellement qu'en ouvrant ou en fermant les vannes du Souffle. Tu as un "bouton" en toi, quelque part. Souviens toi de cette sensation, et essaie de le refaire.

- D'accord.

Dysill s'assit alors comme Lurian et commença à méditer. Les vannes du Souffle s'ouvrirent et la fumée blanche ressortit d'elle jusqu'à former un épais nuage. Elle ouvrit les yeux et vit quelque chose de très différent.

- Alors, qu'est-ce que tu vois ?

Dysill n'entendait pas Kyundo. Elle ne faisait que regarder ce qu'elle avait devant les yeux. Keldan et Kyundo s'affrontaient devant elle, sur le petit terrain. Il faisait jour. D'un coup, elle revint à elle.

- Je... C'est...

La fumée disparut à mesure qu'elle ferma ses vannes.

- Tu m'entends Dysill ? Qu'est-ce que tu as vu ?

- Je sais pas... C'était très différent. On aurait dit une vision. Vous étiez là, et Keldan aussi. Je crois que vous vous battiez.

- Quoi d'autre ? Fais bien attention aux détails.

- Il faisait jour. J'étais exactement au même endroit, et je crois que vous ne me voyiez pas.

- Qu'est-ce qu'on faisait ?

- Vous vous teniez prêts à vous battre.

- J'ai une théorie, dans ce cas. Regarde-moi, maintenant. Et ouvre les vannes.

Dysill s'éxecuta et ne vit rien de particulier.

- A quoi tu penses, quand tu es ici ?

- Au jour où vous vous êtes affrontés, avec Keldan. Et où j'ai combattu Lurian pour la prem...

Soudainement, la vue de Dysill vira au noir et elle ne pensa plus à rien. Elle ferma les yeux et les rouvrit. Elle se trouva alors juste devant l'instant où elle affrontait Lurian, mais pas de son propre point de vue. Elle était toujours debout et se voyait elle-même combattre son adversaire. Et puis, elle revint à elle.

- Qu'est-ce que tu as vu, cette fois ?

- J'ai vu ce qui s'était produit. J'étais vraiment là, devant...moi.

- Alors c'est bien ce que je pensais. Tu peux voir à travers le temps.

- Quoi ? Mais c'est super, ça ! Vous pensez que je peux voir dans l'avenir, aussi.

- Va savoir. Mais ne t'emballe pas. Reste concentrée et travaille, à en gerber.

Dysill se remis au garde à vous.

- Oui !

Une sorte de petit hérisson marchait sur le sol, il n'avait rien de bien particulier, mais il marchait de travers. Il piquait, il reniflait, il mordillait comme un hérisson, mais ce n'en était pas un. Il s'approcha de la petite coupelle qui contenait de la purée de banane et de graines et en mangea le contenu. Kyundo Gath, 16 ans, souriait de satisfaction en voyant le travail de plusieurs années prendre forme. Le "hérisson" en question était le quatrième enfant d'un couple d'une espèce prétendument disparue, et il les voyait réapparaître de jour en jour. Vu le nombre de prédateurs qu'avaient les "Frotissons", puisque c'est le nom que Gath leur avait donné, il devait chaque jour s'assurer qu'ils ne sortent pas du terrain qu'il leur avait attitré. Pour l'instant, tout se passait très bien, grâce à une bonne dose d'attention, d'amour et de travail.

Aujourd'hui, Nicolas lui avait demandé de s'occuper de la forêt jusqu'à midi au lieu de dix heures. Alors, ayant terminé tout son tour, il se promenait tranquillement, rêvassant et regardant le paysage qui s'offrait à lui. Il s'amusait à repérer les camoufleurs, ces grands oiseaux aux motifs de feuilles et de branches, à donner quelques miettes de crevettes aux poissons-sauge et à continuer la petite cabane qu'il fabriquait aux oiseaux exotiques pour qu'ils ne succombent pas au froid de l'hiver.

C'est donc tout naturellement qu'il rentra chez lui, portant deux seaux d'eau pour le repas de midi et l'entraînement de l'après-midi. Il ne trouva personne mais entendit des voix près d'ici... Gath parlait à quelqu'un ? Il sortit de la maisonnette pour se rendre au terrain d'entraînement, c'est là qu'il vit son père allongé sur le sol, entouré d'une dizaine d'hommes portant de grands chapeaux ovales, des armures et des écussons rouge et blanc.

Kyundo courrut vers son maître, à l'étonnement général de la petite armée et tenta de sentir son pouls. Il le retourna pour le réanimer mais vit que ce serait de toutes façons inutile: plusieurs coups d'épée semblaient l'avoir transpercé. Il était mort depuis quelques minutes.

- Je suis un peu gêné, chef... C'est qui, lui ? demanda l'un des hommes à celui qui semblait être son supérieur.

- J'ignorais que Nicolas Gath avait un enfant, répondit-il.

C'était un homme de grande taille avec une moustache qui lui descendait jusque sur le menton. Il avait une épée accrochée à la ceinture et la tenait encore fermement. C'était sans doute lui qui avait tué Gath.

- Vous êtes qui ? Qu'est-ce que vous avez fait ? demandait Kyundo, la bouche remplie de bave à cause des larmes et du mucus qu'il était entrain de renifler pour se retenir.

L'homme ne répondit pas et dégaina sa lame pour éxecuter Kyundo.

- Non, faites pas ça... Pourquoi vous avez fait ça ? Hein ? larmoyait-il.

L'homme s'approchait encore de Kyundo et avait l'intention de lui trancher la tête le plus rapidement possible. Il avait conscience que ce qu'il allait faire était mal, mais il le devait et ne comptait pas plus lui adresser la parole que l'on ne l'adresse à un veau sur le point d'être abattu.

- Dites moi qui vous êtes, dites moi pourquoi vous avez fait ça, s'il vous plaît... marmonait-il, la mine complètement décomposée.

Et au moment où celui-ci leva son arme pour tuer l'adolescent, le Souffle de celui-ci explosa autour de lui et il propulsa l'épée à des kilomètres d'une simple pichenette.

Il se releva et fit face à l'homme qui semblait être éberlué. Une vague de Souffle sortit des yeux et de la bouche de Kyundo. La lueur qui en émanait était rouge, et l'on aurait cru que du sang coulait de tous les pores de sa peau, comme si son âme cherchait à s'échapper de son corps pour ne pas voir ce qui allait se passer.

Et puis, une deuxième puis une troisième vague projetèrent les hommes au sol sans qu'ils ne puissent voir ce qui leur arriver. La manifestation du Souffle, cette espèce de vapeur électrique ne leur était pas visible.

- Attends, petit, demanda le capitaine qui commençait à s'inquiéter pour ses hommes. On voulait pas le tuer, c'est lui qui a cherché l'affrontement.

- Menteur.

- C'est la vérité. Il nous a...

A peine eût-il le temps de battre des paupières que Kyundo appuyait avec ses deux paumes sur le torse de son adversaire. Le Souffle envahit son corps, qui ne dégagea soudainement plus aucune aura. Le capitaine fut en un instant propulsé dans la stratosphère. La technique de Gath qui devait normalement servir à retourner un peu l'estomac était cette fois-ci amplifiée par le pouvoir de Kyundo, et tous les organes du capitaine explosèrent en silence dans l'espace.

Il massacra tout le monde sans exception, sans les faire souffrir ou les torturer. C'était là la limite de la curiosité du jeune garçon. Il n'avait et n'aurait jamais à l'avenir envie de savoir pourquoi ou comment on avait tué son maître. Le résultat était là, de toutes façons, et on ne pourrait rien y changer. Il revint, épuisé par un tel déploiement de Souffle près du corps de Gath et le serra dans ses bras en pleurant. Qu'allait-il devenir, maintenant ? Il ne connaissait rien ni personne d'autre.

Il y a longtemps, Gath avait donné des instructions à son fils pour l'enterrer. Il lui avait demandé de trouver un endroit calme et éloigné de la maison, dans une forêt, par exemple. Il ne voulait pas que Kyundo ne laisse de signe ou de pierre sur sa tombe pour ne pas que quelqu'un sache où il était et le déterre. Même mort, sa puissance était grande et pouvait être utilisée à de mauvaises fins.

Après l'avoir fait, Kyundo devait s'assurer de couper régulièrement les plantes qui y poussaient. Le corps de quelqu'un qui a libéré le Souffle est bien plus nutritif et accélère drastiquement la pousse. Il laissa tout de même une seule plante pousser dessus, pour qu'il reconnaisse l'endroit où il l'avait laissé.

Et puis, les années passèrent et Kyundo fit le choix de rester à l'écart de tout, d'aider les habitants de Laydear dans le secret et d'entretenir la maison dans laquelle il avait été élevé. Il la garda, l'entretint et continua à merner la vie d'un ermite du clan Laydear, comme cela lui avait été enseigné. Mais chaque jour, il espérait que quelqu'un revienne. Il prit goût à aider la population de Laydear, et surtout la jeune Toli, qu'il vit grandir et devenir une femme. Il retrouva un sens à tout ce qu'il faisait et continua d'honorer son maître. Il comprit qu'il n'avait plus besoin de quelqu'un, il était le "quelqu'un" de tous les autres, sans même qu'ils ne le sachent.

Jusqu'au jour où, s'étant assis sur le dernier sapin de la falaise, il fut repéré par un petit garçon nommé Oliver. Celui-ci voulut rejoindre l'ermite des montagnes mais ses bras ne purent tenir une telle escalade. Kyundo vit le désespoir chez les villageois qu'il était sensé protéger, et à nouveau, il perdit le sens de sa mission.

En imaginant qu'il vivrait aussi longtemps que Gath, il lui restait encore deux siècles d'existence, seul dans les montagnes à regarder passer les vents de ce monde d'ouest en est. A goûter à des échecs amers comme ceux-ci.

Il arrêta de compter les jours et faisait de tout son possible pour ne penser à rien d'autre. Il allait souvent s'asseoir près du sapin ou de la mer, espérant que quelque chose en débarque, un jour. Il pensa même un instant à partir à la recherche de ses vrais parents, mais il n'en avait ni l'espoir, ni la véritable envie.

Chaque jour, sa culpabilité lui rappelait sa mission. Il avait été fait pour la vallée de Laydear, et il protégerait ses gens jusqu'à leur mort. C'est d'ailleurs ce qu'il fit lorsque Eibleagan, le pays qui avait envoyé un premier escadron pour tuer Gath en renvoyant un deuxième, puis un troisième. La vie du village continuait tranquillement, alors même que de violentes batailles se déroulaient à un ou deux jours de marche.

Partagé entre la torture de la solitude et la rigueur de sa mission, Kyundo n'était pas si rude que l'on pouvait le croire. Il était tout comme ses élèves, un enfant. Il l'avait simplement été un peu plus longtemps.

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