Episode Vingt-et-Un : La Quête d'Idai
- Ces gens ne savent plus prendre de recul, il leur faudrait un bon coup de pied pour les pousser un peu en arrière, déclara un homme à lunettes dans un magnifique salon orné d'oeuvres d'arts plus raffinées les unes que les autres.
- Oh, voilà qui est un peu trop, Marsh ! s'amusa une jeune femme.
- N'y-a-t-il pas dans ce salon que des gens libres ? Je ne dirais que ce que je pense sincèrement !
Il y avait en effet tout autour de la table une ribambelle de nobles de la très-haute société du pays. Tous étaient bien vêtus et discutaient de ce qu'il leur plaisait. Et il leur plaisait de juger le monde qui se dressait autour d'eux en toute occasion, et d'en critiquer la plupart des occupants. Dans le coin de l'immense pièce jouaient des enfants, dont l'un était Amran de la maison Idai, qui n'avait pas encore reçu le nom d'Ensh'Idai. Il était encore trop petit pour comprendre, mais sans qu'il ne sache pourquoi, cette scène resta gravée au fond de sa mémoire.
Chaque jeudi soir, son père Marsh'Idai se rendait dans un salon de la haute noblesse d'Arsh'Ashkan. Sa femme et ses enfants s'y rendaient aussi, bien qu'ils n'appréciaient pas beaucoup cette habitude. Les plus petits jouaient, et les plus grands écoutaient les discussions.
Lorsqu'ils rentraient chez eux un peu avant leur père, les enfants Idai jouaient toujours ensemble. La plus vieille, Lem'Idai avait quitté la maison lorsqu'Ensh'Idai eut 7 ans, mais ses deux aînés Khan et Mal'Idai aimaient beaucoup l'emmener en promenade où construire des objets insolites avec lui. Bien sûr, ils avaient arrêté lorsque leur père avait trouvé leurs lance-pierres et les avait jeté au feu.
Sa petite soeur, Taliah, qui n'avait même pas encore reçu de nom noble, avait cinq ans lorsque Ensh en atteint dix. Il l'adorait et la chérissait autant qu'il le pouvait, malgré les remarques de son père.
Les Idai étaient une famille importante et ce depuis des générations entières, mais la lignée s'était presque éteinte. En fait, seules deux branches portaient encore des héritiers, celle de Marsh'Idai, et celle de son frère jumeau Til'Idai qui n'avait qu'une fille, Tyr. Tous deux ne s'entendaient pour ainsi dire plus du tout. Malgré la proximité qu'ils avaient plus jeunes, la politique avait fini par les séparer. Il faut dire qu'il régnait de fortes tensions depuis quelques années dans ce pays. Les ressources manquaient et la noblesse n'apportait plus d'aide solide depuis au moins cent cinquante ans. Et plus que cela, ils se permettaient de mépriser ceux qui l'avait installée. Certains appelaient à la révolution mais étaient aussitôt arrêtés et censurés voire exécutés. Des bourgeois, marchands et artisans éduqués, bien sûr, mais aussi quelques nobles qui ne supportaient eux-même pas la manière dont avait évolué cette classe autrefois guerrière.
La branche de Marsh'Idai soutenait l'aristocratie, la race de son frère, la création d'une nouvelle république. C'est ainsi que Til'Idai, sa fille et sa femme furent arrêtés et exécutés. Malgré ses désaccords avec son frère, cela n'avait pas du tout plu à Marsh, ni à sa fille Lem, très proche de sa cousine.
Ensh'Idai commençait à comprendre qu'il était né dans une époque où les choses se mettaient à changer, et pas en sa faveur. Les éxecutions de révolutionnaires se multiplièrent, mais cela n'arrêtait pas le mouvement populaire. D'abord, il y eut des compromis entre les deux parties. Les privilèges s'atténuèrent et l'accès à des postes plus élevés furent ouverts à tous. Mais la fureur indomptable était déjà en pleine lancée. Une colère, une force d'âme qui ne s'arrêterait pas avant d'avoir atteint son objectif suprême. En Arsh'Ashkan, il y avait un mot pour décrire cet état: Querweda.
Marsh'Idai sentait le vent tourner, mais il avait un plan. Un soir, il réunit toute sa famille au sein du manoir familial. Il fit descendre tout le monde dans une pièce qu'il avait mis des mois à préparer. Les murs et la porte étaient faits pour que rien ne puisse entrer ou sortir. De larges tubes de verres étaient disposés de part et d'autre de la pièce, il y avait une chaise au centre et quatre autour d'elle.
- Ensh, je veux que tu t'assoies au centre, s'il te plaît.
- Pourquoi, père ? Qu'est-ce qui se passe ? Qu'allons-nous faire ?
- Je veux que tu serres les dents, même si ça fait mal.
La petite Taliah était restée à l'étage et Kal, la femme de Marsh se tenait près d'elle. Ensh était terrifié et au vu du regard de ses frères et soeurs,
il était le seul à ne pas savoir ce qu'il allait se passer.
- Ensh, tu es le plus jeune d'entre nous, ton Souffle est encore malléable, tu peux emmagasiner beaucoup de force sans que ton esprit n'en soit trop perturbé. Je veux que tu places le casque qui est à l'extrémité des tubes de verre sur ta tête.
- Mais, père, qu'est-ce que c'est ?
- Nous allons te donner tout le Souffle qui coule en nous, en intégralité. Le tien mutera et deviendra bien plus fort que ce que tu peux imaginer.
- Et vous tous ? Vous serez sans défense !
Mal se retenait de pleurer devant ses frères alors que Khan et Lem le tenaient dans ses bras. La voix de Marsh vascilla.
- A l'heure actuelle, nous sommes tous sans défense. Bientôt, les hommes d'Alrick sauront que nous sommes ici, ils viendront nous chercher.
Ensh'Idai pleurait à chaudes larmes sans faire de bruit.
- Mais toi, tu peux faire pencher la balance. Tu as près de toi quatre personnes qui ont le même Qwer que toi, ça devrait suffire pour te pousser presque au maximum de ce qu'un homme peut supporter.
- Presque...? sanglotait-il.
- Pour arriver au maximum, il te faut une cinquième personne, mais nous ne l'avons pas.
- Et Taliah ?
- Elle est encore trop petite, c'est pour ça que tu dois survivre, tu dois protéger ta petite soeur, Idai. Autrement, je ne te le pardonnerais pas. Est-ce que tu as compris, mon fils ?
- Oui. Oui, père, dit-il en sanglotant.
Marsh le serra dans ses bras.
- Je suis désolé que tu aies à subir ça à cause de moi. Je t'aime.
Tout le monde se mit en place et une lumière émana des quatre Idai. Le cinquième étouffa des cris de rage et de douleur dans son casque, alors que ses veines devenaient bleues. Chaque membre de la famille ne faisait pas que déverser de l'énergie, ils étaient aussi entrain d'abandonner l'idée même de s'en servir à nouveau. Ils donnaient entièrement leur capacité à ressentir le Souffle.
La douleur paralysait tellement Ensh qu'il s'évanouit sur le coup mais son corps continuait à trembler. Chacun des enfants de la famille Idai perdit connaissance à son tour et seul le père resta debout. Tout le monde se réveilla quelques instants après, et Marsh enleva le casque d'Ensh'Idai pour le réveiller.
Celui-ci se leva brusquement, ses yeux semblèrent envahis d'images et ses oreilles de sons. Il avait l'impression qu'une foule vivait en lui et n'arrivait plus à comprendre ce qu'il se produisait.
- Ecoute-moi, Ensh. Reprends-toi.
Peu à peu, Ensh revint à lui, toujours avec une énergie surabondante qu'il ne parvenait pas à contenir facilement.
- Notre Souffle est à toi, maintenant. Essaie-le, essaie de...
Un cri de femme se fit entendre, et des dizaines de bruits de pas retentirent à l'étage. Marsh'Idai quitta la pièce secrète et courut pour aider sa femme.
- Enshi...dit Lem, tu dois t'enfuir, fais quelque chose....
Ensh'Idai tentait de réveiller son Souffle, mais il était devenu tellement fort qu'ouvrir les vannes de son pouvoir lui donnait l'impression de soulever un bateau.
- J'y arrive pas....
- Force, force, Enshi ! hurla Mal. Tu dois le faire !
L'ainée, Lem, partit aider son père pour gagner du temps. Et petit à petit, Khan puis Mal les rejoignirent. A l'étage, tous furent massacrés sans aucune pitié, à l'exception de Marsh qu'ils gardaient pour l'éxecuter en place publique, et Taliah, encore trop petite.
Mais lorsqu'ils descendirent à la cave et trouvèrent la pièce secrète, ils ne virent que du matériel détruit et un tunnel qui avait été creusé à l'aide d'une matière noire et visqueuse. Ensh avait réussi à échapper complètement aux révolutionnaires et ne reverrait plus jamais sa mère, ni ses frères et soeurs. Il erra quelque temps dans les rues et assista impuissant à l'éxecution de son propre père. Celui-ci n'eut pas le temps de voir son fils dans la foule qu'il était déjà décapité.
Quelques jours plus tard, le pouvoir passa officiellement à la nouvelle république d'Ashkan et Ensh fut recueilli par son cousin Don'Iloph. Tous deux prirent une nouvelle identité et se firent passer pour d'ordinaires républicains. Ils fréquentaient un groupe de résistance à la folie des révolutionnaires et tentaient de rétablir l'aristocratie, sans aucun succès.
Au bout de quelques semaines de recherches, tous deux finirent par trouver l'endroit où était enfermée Taliah. Don et ses alliés firent diversion alors qu'Ensh s'infiltrait dans la prison. Chaque étage était gardé par une dizaine d'hommes, mais sa petite taille et les capacités de ses amis l'aidèrent à descendre à l'étage où était enfermée Taliah.
Mais ce qu'il vit en ouvrant la cellule ne devrait jamais être vu par un enfant de son âge. Taliah, sa petite soeur de six ans avait subi les pires atrocités, et les républicains, qui avaient gravé des paroles infâmes sur les murs avec son sang n'avaient même pas jugé important de débarasser son corps.
A ce moment-là, le monde d'Ensh s'effondra d'un seul coup et il vomit tout ce qu'il avait dans les tripes. Lorsqu'un garde arriva et vit que l'enfant avait vu cela, il tenta de lui expliquer.
- Hé, petit, c'est juste un enfant de porc privilégié. Aie pas peur, ce sont des animaux.
"Des animaux", pensa Ensh.
Son Souffle explosa tout autour de lui, projetant de la matière visqueuse sur toute la pièce, qui commença à fondre.
- Tu...
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase qu'une sphère d'un noir profond s'était formée dans la main d'Idai, et il venait de lui engouffrer dans la bouche. Ses dents, sa langue et son palais disparurent et il se mit à saigner sans pouvoir hurler. Idai déchaîna alors les foudres du ciel sur lui et le martella de coups emplis de matière noire. Il ne resta au sol que des monceaux de chair, alors que l'établissement menaçait de s'écrouler.
Ce soir là, cinq nobles furent libérés, Iloph, Idai et leur bande purent s'enfuir. Tous les geôliers moururent dans l'effondrement du bâtiment. Ce fut l'époque où Aharon Alrick, le leader de la révolution pris peu à peu le pouvoir. S'il n'avait pas été là, la vie d'Ensh'Idai aurait été bien différente et la résistance aurait peut-être posé plus de problèmes à la nouvelle république.
Le groupe de Don'Iloph était royaliste. Plus que de rétablir l'ancienne aristocratie, is voulait installer un monarque pour unifier les ordres et le peuple Ashkan. Le coeur de Don était noble, il ne comptait pas rétablir l'aristocratie pour profiter de ses privilèges, mais au contraire pour réparer toutes les erreurs du passé. Il souhaitait combattre à nouveau pour ses gens et redonner un très haut niveau de compétence et de morale à sa caste. Idai était de cet avis, mais il était loin d'avoir un aussi grand sens de la justice. Il souhaitait devenir ce monarque, il estimait même que tout ceci ne servait à rien s'il n'endossait pas ce rôle.
Durant les premières années de vagabondage de sa vie, il commença à se dire que l'ennemi n'était ni aristocrate, ni républicain, mais qu'il résidait dans l'orgueil, la paresse et l'égoïsme humain. Son oncle républicain et son père aristocrate l'avaient prouvé : Leurs comportements à tous les deux les avaient conduit à la mort, et leurs bourreaux étaient pires qu'eux.
Il était prêt à tous les sacrifices pour y parvenir, et Don'Iloph comptait l'y aider. Il l'aida à développer son Souffle, à maîtriser les arts martiaux et il s'appliqua tellement à la tâche qu'il devint le plus fort de tous les groupes résistants d'Arsh'Ashkan. Il appris à maîtriser la matière noire qu'il développait autour de lui, selon Iloph, c'était une substance qui anéantissait tout ce qu'elle touchait. Elle ne le faisait pas fondre comme le ferait un puissant acide, mais effaçait purement et simplement les atomes avec lesquels elle entrain en contact. C'était le Souffle du Néant. Il pouvait former des objets dans cette matière et conservait ses dons originels de lévitation.
Mais la matière qu'il utilisait n'avait pas atteint sa pleine puissance, il lui manquait encore quelque chose. Sa portée n'était pas très élevée, il tout le monde savait que l'on ne pouvait pas approcher Aharon Alrick de près. Il avait un jour essayé et en avait payé les frais. Malgré la mort de Taliah, il chercha sans relâche un membre de sa famille qui pourrait lui donner la dernière capacité dont il avait besoin. Malheureusement, Don'Iloph avait plutôt hérité des capacités de son père et tous leurs autres oncles, tantes, frères, soeurs et cousins avaient été tués. On racontait cependant que le mari de Lem'Idai était resté en vie et se cachait sous une fausse identité. C'était l'espoir auquel Ensh'Idai s'accrochait jusqu'à ce qu'il ait atteint l'âge de vingt-six ans.
En visitant un quai de Bénémial, le pays voisin, il partit à la rencontre d'un vendeur de bateaux du nom de Raymond Keshler. Arrivé devant sa boutique, Idai regarda la marchandise d'un air intéressé.
- C'est pour une location ou une acquisition ?
Idai ne répondit pas, jusqu'à ce que la dernière personne sorte du magasin.
- Je peux vous aider, monsieur ?
Ensh'Idai vit que ce Raymond avait laissé la clé sur la porte pour la fermer à la fin de la journée. Il verrouilla la porte et un frisson envahit le vendeur.
- Qu'est-ce que vous faites ?
Ensh'Idai s'approcha de lui et l'attrapa doucement par le col.
- Tu n’es pas un homme de basse extraction, tu n’es pas Raymond Keshler. Tu es Rash’Taffir.
- Je… Je vous jure qu’il y a erreur ! Je ne suis pas un de ces nobliaux nauséabonds, vous vous trompez !
- Tu es le plus grand des lâches, Taffir. Mais calme-toi, je ne viens ni pour te tuer, ni pour te dénoncer. Je suis Ensh, de la maison Idai. Le frère de celle qui était ta femme.
- Quoi ?! Mais… mais c’est impossible, toute la maison Idai a été détruite, tu mens !
- Regarde-moi bien. Regarde mon visage, mes yeux, mes cheveux. Ressens mon Souffle.
Rash'Taffir était paralysé par la peur, il disait vrai, et il venait sans doute vraiment pour le tuer.
- Oh mon Dieu. Ensh’Idai. Mais comment est-ce que tu as survécu ?
- C’est à toi de me le dire, dit-il en le plaquant contre le mur. C’est toi qui nous a dénoncé.
- Non, je te le jure, il y a erreur ! Je t’en prie, me tue pas, Ensh ! J'ai pas...
Ensh commençait à s'énerver.
- T’es bouché, ou quoi ? Tu es le dernier membre de ma famille, même si ça ne m’enchante pas. Je ne te tuerais jamais.
- Alors, qu’est-ce que tu veux ? Que je me rende à Alrick ?
- Non. Je veux que tu me dises tout ce qui s’est passé le soir où la famille de Til’Idai a été exécutée. Tu étais là, je crois.
- Je… Je ne sais plus.
- Me raconte pas de conneries. Ta femme et la fille de Til étaient amies, elles passaient tout leur temps ensemble. Tu es le dernier encore vivant à avoir vu ce qu’il s’était passé, ce soir-là. Je veux que tu me dises exactement ce qui leur est arrivé.
Ensh’Idai reposa Rash’Taffir au sol.
- C’était un repas ordinaire, commença-t-il. Til et Rem'Idai nous avaient invité pour parler de l'héritage.
- Et qu'ont-ils dit ?
Rash ne semblait pas vouloir répondre.
- Réponds, bordel. Je vais pas te tuer, mais je peux te casser une jambe.
- Si je te le dis, tu seras en danger.
- Parce que tu crois que je vis sereinement, là ? Balance, Taffir.
- Tu le sais sûrement, mais Til était pas branché "héritage". Il était contre l'idée même. Il disait qu'à sa mort, ses biens reviendraient à la communauté.
- Et toi, qu'est-ce que tu lui as dit ?
- Rien. Je me suis tiré.
Rash'Taffir, pourtant assez lâche de nature, commençait à assumer ce qu'il pensait, il afficha un sourire cynique.
- J'ai trouvé qu'il était radin, tout le monde sait comme vous étiez fortunés, et il ne voulait même pas donner un sou à sa propre fille...
- C'est comme ça que t'as survécu, donc, dit Ensh.
- Ouaip.
- Et c'est tout ? C'est tout ce que t'as à me dire ? dit Ensh en resserrant sa poigne.
- Ouaip. C'est tout.
- Tu mens comme si ta vie en dépendait, salopard.
- Elle en dépend. Qu'est-ce que tu sais sur ce soir-là, toi ?
- Pas grand chose, en fait. Je sais qu'il y avait Rem et Til'Idai, toi et ta femme, ma soeur.
- Non, justement. T'oublies quelqu'un.
- Hein ? Qui ça ?
- T'avais vu Rem'Idai avant sa mort ?
- Non, je crois pas, pourquoi ?
- Parce qu'elle a eu un bébé.
Ensh'Idai n'en croyait pas ses oreilles.
- Elle n'était pas sortie de la maison pendant des mois pour ne pas que ça s'ébruite, Til a senti le vent tourner et comptait protéger son fils.
- Attends, quoi ? Et où il est, ce bébé ?
- Ils l'ont "évacué".
- Où ça ?! En Héraldie ? En Fidolgan ?
- Ensh'Idai, tu sais ce qui se passe là-bas, depuis que c'est le bazar, ici ? Ils se mangent tous des guerres et des révolutions à cause de nous.
- Il n'y a pas d'autre endroit. Aucun.
- Et pourtant, si. Au-delà de la barrière.
- Le principe de la barrière, c'est qu'elle est infranchissable, justement.
- Détrompe-toi... Elle a été brisée.
- Et qui le sait, ça ?
- Toi, et moi.
Il reposa alors Rash'Taffir au sol et lui dit droit dans les yeux :
- Alors si je te suis, Til a envoyé son fils à Rogaun ?
- Oui.
- Je vais aller le chercher.
- Quoi ? Il doit être mort, après si longtemps.
- On verra bien.
Ensh était maintenant arrivé au bout de l'objectif. Pendant quinze ans, il avait parcouru la terre pour le trouver, et il l'avait maintenant devant lui : Tash'Idai, son cousin germain et dernier membre de sa maison.
- Alors tu as été elevé par Gath en personne ? Ca, c'est une surprise. On croirait presque que ce n'était pas un coup du hasard.
- Peut-être pas, non, dit Kyundo, toujours inquiet à propos de ses élèves.
- Vas-tu m'aider ?
- Comment le pourrais-je ?
Keldan et Dysill, qui tenaient toujours Lurian endormi s'approchèrent de Kyundo aussi vite qu'ils le pouvaient.
- Kyundo, faites attention ! hurla Dysill.
Ensh'Idai tenta de ne pas prêter attention à la jeune fille.
- Il te suffit de me suivre, nous rentrerons à Querweda ensemble. Je réparerais tout ce que je te dois, mais l'avenir de notre peuple en dépend.
Kyundo devenait de plus en plus confus.
- Je soignerais ceux-là, je te le promets, mais dis-moi que tu viendras avec moi.
- Laisse-moi réfléchir une seconde, répondit Kyundo sans conviction. Malgré son calme naturel, il lui était très difficile de prendre une décision aussi vite.
- C'est quoi, ça, Querweda ? demanda Dysill, prête à découdre avec Idai une nouvelle fois.
Kyundo transpirait, Idai ne savait plus non plus ou se mettre. C'est alors que Keldan, encore pâle d'avoir perdu autant de sang, ouvrit la bouche.
- Vous savez combien de pauvres gens est-ce qu'il a fait tuer ? Kyundo, vous devez nous aider à l'abattre !
Kyundo devait se décider maintenant. Il n'avait pas le temps de réfléchir ni de peser le pour et le contre. S'il faisait quelque chose, ce devait être maintenant.
- J'ai entendu beaucoup de choses à ton sujet, Ensh'Idai, commença-t-il. As-tu vraiment tué autant de Khenasiens que ce que m'a dit Keldan ?
- Des Rogaunites de Khenas et d'autres peuples, oui, répondit-il honnêtement.
- Tu savais très bien qu'ils n'avaient pas le moyen de se défendre et ne connaissaient pas la vérité.
- Oui, répondit Ensh'Idai.
- Tu comprendras que je n'apprécie pas qu'on fasse preuve d'une telle violence.
- Je suis resté fidèle à ma mission, Tash. C'est tout.
- Et moi, je resterais fidèle à la mienne. C'est pourquoi je resterais ici. Rentre chez toi, je ne te suivrais pas.
- Kyundo ! dit Keldan. Vous allez le laisser repartir ?
- Je n'ai jamais dit que vos affaires me regardaient, je n'ai pas à intervenir. Si vous voulez vous battre, faites ça entre vous, dit-il sévèrement.
Ensh avait touché au but et il s'était aussitôt écroulé. Pendant ces longues années après avoir traversé la barrière, il n'avait jamais réalisé que le chemin qui le menerait à son objectif était si important. S'il avait fait preuve de plus de clémence ou qu'il n'était pas allé aussi loin, peut-être qu'aujourd'hui, Kyundo aurait accepté de le suivre. Du moins, c'est ce qu'il pensait.
En plus, il avait largement attenué sa vision des choses : Il est vrai que ses premières victimes se rapportaient à la quête de son Aard, mais dès lors qu'il prit possession de Khenas, il oublia sa mission et ne pensa même jamais rentrer. Il était devenu le souverain qu'il voulait dans un pays qui n'avait pas de chances de lui résister et avait perdu de vue l'espoir de rentrer un jour.
L'énergie noirâtre et visqueuse s'échappa à nouveau de son corps et ses nerfs lachèrent. Ces ordures ne savaient donc pas qui il était ?
- Petite merde, c'est comme ça que tu parles à ton aîné ? hurla-t-il à Kyundo. Tu sais ce que j'ai fait pour te retrouver ? Tout ce que j'ai parcouru ?
- Je sais, oui. Calme-toi et on en...
Kyundo n'eut pas le temps de finir qu'Idai essayait déjà de le frapper. Si Kyundo ne venait pas avec lui, il le tuerais simplement de ses mains. Kyundo esquiva de justesse et se tint près de la porte.
- Ne franchis pas cette ligne, Ensh'Idai. Je serais obligé de me défendre.
Ensh'Idai était complètement aveuglé par la rage et n'écouta même pas ce que lui disait son ennemi. Il relacha simplement de plus en plus d'énergie et le sol tout autour de lui commença à noircir et se dégrader. Il se jetta sur Kyundo et parvint à le frapper à la joue. Constatant le sang qui venait de couler, celui-ci fit exploser son Souffle en un éclair de lumière.
Kyundo souleva alors à l'aide de son esprit la parcelle de terre sur laquelle se trouvait Ensh'Idai puis la projeta haut dans le ciel et s'éleva à son tour.
- Merde... Qu'est-ce qu'on fait ? demanda-t-elle à Keldan.
- Il faut qu'on l'aide... allongeons Lurian dans un lit.
- Et toi, mange vite quelque chose, répondit-elle.
Dans le ciel, la bataille faisait rage sur le petit ilot. Kyundo avait senti la force dévastatrice de son opposant et avait décidé de s'éloigner un peu du village. Ensh ne pouvait pas prendre le risque d'anéantir Kyundo avec son Souffle, mais il disposait d'une horrible puissance, en plus de capacités similaires à Kyundo.
Tous deux divisèrent la parcelle de terre sur laquelle ils se trouvaient, s'en éloignaient et se rentraient dedans comme des auto tamponneuses. Il n'y avait bientôt plus que des débris autour d'eux, qu'ils s'envoyaient en slalomant entre les morceaux de roche et de terre. Chacun d'entre eux esquivait formidablement bien et ne se laissait pas toucher. Mais lorsqu'il ne resta plus un seul débris, un combat en trois dimensions commença. Le style de combat qu'ils utilisaient était très différent d'un pugilat traditionnel. Puisqu'ils pouvaient se déplacer en altitude en plus des directions ordinaires, il leur fallait tenir une garde capable de parer les coups venus du haut et du bas.
Les chocs étaient astronomiques et chacun d'entre eux essayait de ramener son adversaire sur la terre ferme pour l'y assommer.
Le cerveau de Dysill était en ébullition. Cette fois-ci, comment pouvaient-ils s'en sortir ? Kyundo suffirait-il ? Elle vit alors Keldan presque recroquevillé sur sa chaise.
- Putain, qu'est-ce que je peux faire, moi ? Comment t'as sû ce que c'était, ton pouvoir ?
- Je sais pas, c'est venu comme ça, dans la logique des choses.
- Tu pensais à rien de particulier ?
- Bah, non...
- Merde.
- En fait, si. Je crois que j'ai pensé à ce que je voulais, mais sans vraiment y penser, tu vois.
- Et tu voulais quoi ?
Dysill expira lentement.
- Remonter le temps.
Dysill et Keldan se saisirent mutuellement la main et le serraient fort, ils étaient morts de trouille.
- Arrête, tu vas me casser le poignet, rit Dysill.
Tous deux se lachèrent alors la main et Dysill se mit de petites claques.
- Allez, on se bouge et on trouve un plan.
Kyundo et Ensh étaient toujours dans le ciel et appréhendaient le prochain coup de l'adversaire.
- Les côtes de la dévastation, tu ne les as jamais vues, dit Ensh'Idai.
- Quoi ?
- Des falaises vertes surplombant un océan enragé. Le pic des Embûches tranchant la grisaille et le lac des Orduis, bleu comme le ciel au milieu des collines d'Arsh'Arkhan. C'est chez nous, Tash.
- Et moi, je ne te connais pas. Pourquoi voudrais-tu que je te suive ?
- Parce que tu dois te poser la question. Tu dois vouloir savoir. Est-ce que Gath t'as dit que tu n'étais pas son vrai fils ?
- Oui, et il a toujours été honnête là-dessus. A quoi tu joues, là ? Tu veux me faire croire quoi ?
- Qu'à moi aussi, tu peux me faire confiance ! Nous sommes cousins, Tash, regarde-moi !
- Ca ne change rien. J'ai beaucoup à faire, ici.
- Tu es donc si peu curieux ? Tu ne veux pas savoir ce que tu es ?
- Je sais qui je suis. Je suis Kyundo Gath du clan Laydear, et tes menaces ne me feront jamais rien.
Ensh'Idai s'arrêta de parler pour voir où ils étaient, tant le combat les avait projeté dans les airs. Un vent glacial les parcourait, alors qu'ils surplombaient le mont du Gardien.
- Et si je tue les gamins ?
- Je te l'ai déjà dit tout à l'heure, ne franchis pas cette ligne ou tu vas te faire très mal.
- Mouais, en même temps, j'ai pas envie qu'on s'entende aussi mal. Mais si je suis obligé de le faire pour te faire entendre raison, je le ferais.
- Tu as besoin qu'on te soigne, Ensh'Idai. Tu as l'esprit embrouillé.
- Tu ne me connais pas.
- Et toi non plus.
L'instant était étrange, chacun d'entre eux s'attendait à une sorte de proximité ou de compréhension mutuelle, mais non, il n'y avait rien du tout. Ils ne parlaient et ne pensaient pas dans les mêmes termes. Ensh'Idai se laissa alors tomber d'un seul coup pour arriver plus vite au niveau des élèves de Kyundo. Celui-ci le suivit aussi vite qu'il le put, mais arrivé à quelques mètres du sol, Ensh stoppa sa chute pour attraper Kyundo et l'envoyer s'écraser par terre. Celui-ci perdit connaissance sur le coup. Il le chargea sur son épaule mais reçut un pierre en plein dans l’œil.
Maintenant affublé d'un cocard, il posa Kyundo pour regarder qui avait fait ça et vit Dysill près de la maison. Celle-ci s'approcha tranquillement de lui et se mit en garde.
- Sérieusement ? demanda Ensh'Idai.
- Sérieux, ouais. Pourquoi, tu flippes ?
- Je veux pas froisser mon petit cousin. Alors me pousse pas à faire ce qui me démange, là.
Dysill apparut alors juste en dessous de lui et lui envoya un violent uppercut. Il ne sourcilla même pas. La version "du passé" disparut sur le coup.
- Dernier avertissement, dit-il d'un regard froid et envieux d'éparpiller des tripes.
- Ouais, pour toi, dit Dysill.
Elle apparut alors juste derrière Idai, puis à côté, puis à droite, puis à gauche. Elle appelait ses versions d'un futur si proche qu'on aurait cru qu'elle se déplaçait rapidement d'un coin à l'autre : Non seulement elle devenait imprévisible, mais comme elle revenait en permanence quelques dixièmes de seconde plus tôt, elle savait exactement quel coup Idai allait tenter. Si une seule de ses frappes n'était pas très efficace, des dizaines dans le genre de celles-ci suffisaient très largement à le maintenir au sol et à l'étourdir.
Elle savait cependant que son Souffle n'était pas encore assez développé pour le battre. Elle devait simplement faire diversion un instant. Pendant que les cousins se battaient, Lurian s'était réveillé. Malheureusement, il avait dit à ses amis qu'il ne pourrait pas se battre très longtemps s'il esssayait. Mais il aurait sûrement assez d'énergie pour courir à pleine vitesse sur une vaste zone dégagée. Dysill devait alors le retenir à un seul endroit pendant que Lurian prenait son élan, à un kilomètre d'ici. Il devait accélerer jusqu'à heurter Ensh'Idai de toutes ses forces. Puisqu'il n'y avait pas d'obstacles cette fois-ci, cela suffirait peut-être à le sonner.
Dysill fatiguait, mais elle entendit Lurian arriver, et alors qu'Ensh'Idai l'aperçut au loin, il prit un nouveau coup de poing de Dysill, peut-être le centième depuis quelques secondes.
- Merde ! hurla Ensh'Idai. Puis, commençant à voir que le tempo de Dysill baissait, il se fixa sur celui-ci et la saisit par le cou pour la jeter au sol. Alors que celle-ci se relevait, elle reçut un coup de bottes et tomba dans les vappes.
Lurian atteignait bientôt les soixante-dix kilomètres à l'heure et pensait qu'en forçant en peu, il pourrait attendre les quatre vingt. Il fixait toujours Ensh'Idai sans bouger de sa position et quand il vit Dysill perdre connaissance, il ne pouvait déjà plus freiner, plus reculer. Le tyran détacha la plaque de pierre qu'il avait sur le torse, la saisit à pleines mains, et au moment où Lurian arriva à quelques centimètres de lui, il lui envoya un énorme coup dans les côtes, ce qui le projeta à plusieurs mètres. En s'écrasant, il se brisa les côtes et la colonne vertébrale. Réalisant qu'il ne pouvait plus bouger d'un pouce, il perdit lui aussi connaissance, en très, très mauvais état.
Idai lâcha alors la plaque de pierre sur le sol, essouflé. Il regarda la plaine vide et ne vit le corps de Kyundo nulle part. Seul Keldan l'attendait, près de la maison. Idai serra les dents et grimaça.
- Toi.
- Ouais.
- Où est-ce que tu l'as caché ? dit-il en avançant vers lui, grimpant la côte qui menait à la maisonnette.
- Je te le dis si tu promets de te tirer et de nous laisser tranquille tous les quatre.
- Tu penses que tu peux négocier maintenant, gros lard ? hurla t-il en crachant sur le sol. Je crois que tu sais pas à quel point je vais vous saigner si tu me le laisses pas.
- Tu parles, tu parles, mais là, c'est toi qui est entrain de perdre.
- Petite ordure de merde, dis-le moi ! Dis-le moi ou je bute tout le monde !
Keldan voulait lui aussi gagner du temps en attendant le réveil de Kyundo, mais il était pétrifié de terreur. Non seulement Ensh'Idai était fort, mais il avait aussi l'air d'être vraiment dérangé. Il se mettait très facilement en colère et semblait passer d'un état à un autre en un rien de temps. Le porteur ne savait d'ailleurs toujours pas ce qu'était son Souffle, tout ce qu'il comprenait, c'est que son odorat s'était énormément développé, il arrivait même à sentir indépendamment chaque hormone dans le corps d'Idai, et il sentait qu'elles bouillonnaient toutes. Il essayait de repenser à ce que lui avait dit Dysill. Il essayait de se rappeller de ce qu'il voulait, mais il ne l'avait jamais sû, il ne s'était pas posé la question, il ne l'avait pas verbalisé. Tout ce qu'il ressentait, c'était une intense peur.
- Bordel de putain de merde, t'es bouché ou quoi, parasite de mes deux ? Je te détruis, je déconne pas !
- Alors vas-y, je t'en prie, petite fiotte.
Ensh'Idai hurla dans un gargouillis de rage monstrueux et se précipita sur Keldan, qui se mit en garde en sentant que son coeur allait exploser. Il allait se battre, maintenant. Sans pouvoir, sans allié, sans avantage. Ensh'Idai lui envoya deux violents coups qu'il ne put esquiver, et Keldan tenta tant bien que mal de les lui rendre, sans succès. Idai le martella sans aucune pitié, si bien qu'il lui fit se déchausser une dent. Keldan lui la cracha au visage et celle-ci vint se planter dans sa joue. Ensh'Idai la retira, mais cela donna la faille qu'attendant Keldan pour tout donner. Il envoya alors un coup devastateur en plein dans le visage d'Idai qui crut voir flou pendant un instant, puis un autre, et un troisième qui le fit saigner du nez.
Lorsqu'Idai le frappa à nouveau, Keldan ne sentit plus rien, il continua simplement d'enchaîner le tyran, qui tomba un instant à genoux, étourdi par tout ce qui venait de se produire. Ensh le frappa à nouveau de toutes ses forces et constata que sa peau était devenue rugueuse et extrêmement chaude. Il bouillonait. D'ailleurs, il commençait à ressentir une chaleur aux endroits où il avait été frappé. Il était peu à peu paralysé au niveau du visage, du ventre et de l'épaule gauche. Ca y est, Keldan savait ce qu'il était capable de faire. Il avait peur, et il était capable de s'en servir comme d'une arme meurtrière.
Son Coeur semblait brûler, son Amour débordait, et alors qu'il commençait à sérieusement endommager son adversaire, il sentit une effroyable douleur le traverser. Il venait de se faire sectionner le bras par Ensh'Idai. Le membre avait été sectionné au milieu du bras par son épée de Souffle, qui ne résistait à aucun obstacle, pas mal à son corps devenu plus solide. Idai rattrapa le membre au vol et claqua violemment son adversaire qui commençait à hurler de douleur. Encore, et encore, et encore. Alors que son Souffle s'évaporait, lui rendant une apparence plus ordinaire, Idai en profita pour le frapper au corps et à la tête. Il enduit son poing de matière sombre et lui arracha à nouveau la peau en de multiples endroits, ce qui le fit tomber à genoux sur le sol. Idai se débarrassa du bras mort en l'enduisant de matière sombre et envoya un dernier coup à Keldan qui se tordit dans tous les sens.
Ensh'Idai éclata de rire.
- Putain, t'es un comique toi. Regarde-toi gesticuler par terre dans ton sang. Ca c'est pour avoir ouvert ta grande gueule.
Dysill l'attrapa dans le dos, elle était épuisée mais avait réussi à se relever et à marcher jusqu'à Idai.
- Laisse-le... Laisse-le, sale espèce de...
Idai lui attrapa le crâne avec ses mains et la précipita par-dessus lui pour l'abattre sur le sol aux côtés de Keldan.
- Increvables... soupira-t-il en essuyant les marques qu'il avait sur le corps à cause de ces deux là.
Une intense lumière émana de l'intérieur de la maison. Kyundo venait de se réveiller. Il envoya alors un coup phénoménal à Idai, qui fut repoussé sur plusieurs mètres. Il riposta mais Kyundo évita chacun de ses coups avec une vitesse déconcertante. Ce qu'il était entrain de faire, c'est un tour qu'il avait développé il y a longtemps : Au moment de se déplacer, il s'allégeait comme s'il se préparait à s'envoler et au moment où il frappait, il amplifiait son poids. Il était presque intouchable en plus de développer d'une force supérieure encore à celle de Keldan. Idai s'enveloppa alors totalement de la matière sombre, et Kyundo s'arrêta de le frapper.
- Alors, tu t'arrêtes ? dit un Idai toujours fatigué.
Kyundo savait que s'il le touchait, il pourrait perdre une main, si ce n'est pire. La matière qu'il avait sur le corps pouvait tout faire disparaître. Idai tenta de le frapper à de multiples reprises, mais Kyundo évita sans mal tout ce qu'il tentait de lui faire.
Comment ce combat pouvait-il continuer ? Tous deux étaient à présent intouchables et la fatigue prenait le dessus. Dysill était entrain de faire un garrot à Keldan qui avait déjà perdu beaucoup de sang.
- Merde, merde, tiens bon, mon gars... dit-elle en constatant l'horrible plaie qu'Idai lui avait laissé.
- Alors qu'est-ce qu'on fait ? demanda Kyundo. On attend que ce qui nous reste d'énergie s'évapore dans les airs ?
- J'ai les réserves de cinq personnes. Je vous bats sur tous les terrains, admet-le.
La lueur autour de Kyundo disparut en un instant.
- Merci, lui dit Ensh'Idai.
- J'ai juste à te suivre, donc ?
- Oui. C'est tout, répondit-il.
Ensh'Idai lui tendit la main, et Kyundo la lui serra.
- J'espère que l'on pourra échanger, dit Kyundo. Que tu me diras ce qui t'as amené à rester ici si longtemps, et pourquoi tu avais autant besoin de moi.
Ensh'Idai ne bougeait plus d'un yota. Kyundo l'avait piégé. L'une des limites du Souffle était qu'il ne pouvait pas influer directement sur d'autres êtres humains à distance. Kyundo pouvait par exemple saisir de la terre avec sa pensée, mais pas une personne. Dysill pouvait faire des sauts dans le temps, mais ne pouvait pas transporter quelqu'un d'autre.
C'était là toute l'astuce, on ne le pouvait pas à distance. Mais en entrant en contact physique avec quelqu'un, on pouvait déposer son Souffle sur lui. Cela demandait une quantité d'énergie et de concentration phénoménale, mais Kyundo avait réussi à développer cette technique : Il laissait son Souffle enduire complètement son adversaire et en gardait juste assez pour pouvoir le manipuler à distance. Techniquement, il ne soulevait pas un être humain, mais tout le Souffle autour de lui.
Kyundo fit un petit geste de la main et envoya son adversaire dans les airs, puis le fit s'écraser au sol, il l'envoya contre un arbre, puis contre un rocher, puis dans tous les sens, pour qu'il percute tous les obstacles qu'il avait à disposition. Cela pouvait paraître simple, mais c'était une technique horriblement puissante : Ensh'Idai ne pouvait pas bouger, pas riposter et même pas parler, alors que Kyundo pouvait faire tout ce qu'il voulait, du moins jusqu'à ce qu'il n'ait plus aucune énergie. Dans un dernier élan, il l'envoya s'écraser contre le flan de la montagne, deux kilomètres plus loin, et cracha du sang à cause de tout ce qu'il venait d'utiliser. Il saisit Lurian qui était toujours paralysé et l'emmena près de Keldan et de Dysill, la seule à être encore en mesure de parler.
- Ils vont s'en sortir, Kyundo ?
- Oui. Maintenant, oui. Mais ils auront des séquelles.
Il réfléchit en regardant les deux amis, haletants et complètement détruits par le combat qui venait de se dérouler.
- Je crois que je pourrais remettre la colonne de Lurian en place, mais même si ça fonctionne, il ne marchera peut-être plus.
- Et pour Keldan ?
- Nous allons prendre soin de lui. Mais je ne fais pas de miracles, je ne peux rien faire pour son bras.
- Kyundo ?
- Expliquez-moi. Qu'est-ce que c'est, Querweda ?
Kyundo mit sa main sur son épaule et la regarda, attristé.
- C'est la fin du monde.
Confuse, elle n'eût même pas le temps de penser à se poser plus de questions. Dysill pleura toutes les larmes de son corps, elle réalisait que tout était fini, mais que ses amis étaient mutilés et meurtris. Elle avait honte de ne pas avoir pris plus de dégâts et avait l'impression de n'avoir servi à rien. Kyundo lui saisit l'épaule et pointa du doigt le tyran de Khenas, qui revenait en marchant nonchalamment. Il avait le visage ensanglanté et la terre se décomposait sous chacun de ses pas. La marrée noire qui émanait de lui ne semblait jamais vouloir s'arrêter, tant la rage qui l'animait était sans limite. Il s'arrêta dès qu'il vit ses adversaires et les fixa dans un silence de mort.
- TASH'IDAI ! hurla-t-il. VIENS AVEC MOI !
Personne ne répondit.
- TASH ! cria-t-il à nouveau de toutes ses tripes. JE VAIS TE TUER !
Et puis, il tomba de fatigue avant de se redresser sur quatre pattes.
- Tash... Pitié. Rentrons à la maison, dit-il d'une voix basse et affaiblie. Rentre avec moi.
Bien sûr, personne ne l'entendit. Quelques-unes de ses larmes nourrirent le sol, noirci par sa dévastation.
- Je ne veux plus rester ici, je veux rentrer.
Il hurla de toutes ses tripes en se relevant, marchant lentement vers eux, mais Dysill lui répondit d'un cri de rage sorti tout droit des enfers. Idai cria plus fort, mais elle ne s'arrêta pas.
- Ramène-toi, Idai ! hurla Dysill, maintenant presque en transe, furieuse de l'avoir laissé aller aussi loin.
Idai cria et se jeta sur Dysill pour la frapper, mais elle disparut aussitôt, il se retourna et la vit devant ses yeux, elle avait entre ses mains son armure de pierre. Elle avait fait diversion avec des cris, puis remonté le temps pour saisir le plastron d'Ensh'Idai qu'il avait laisser tomber. Plus tôt, elle avait vu que celui-ci avait complètement annulé l'énergie de Lurian, comme s'il était imperméable au Souffle. Elle lui envoya un énorme coup sur la tête, et alors même qu'il était entouré d'énergie, il subit le coup de plein fouet. Kyundo profita de l'instant pour le projeter sur un rocher à l'aide d'une petite onde de choc, ce qui permit à Dysill de continuer avec une nouvelle frappe. Il tomba au sol puis se releva en esquivant le coup. Il était toujours alerte, même s'il avait perdu du sang.
- Increvable... dit Dysill en enfilant le plastron.
Elle remarqua que pendant l'impact sur sa tête, l'énergie d'Ensh'Idai vascillait. Il avait besoin de se concentrer pour la maintenir autour de lui. Elle attendit qu'Ensh'Idai lui envoie un nouveau coup pour l'esquiver, ce qu'elle réussit. Elle attrapa Idai par les cheveux et fit heurter sa tête contre son ventre, maintenant couvert du plastron. Idai recula de quelques pas, maintenant complètement désarçonné, il n'était plus entouré de la matière noire. Il sentit quelque chose l'attraper par derrière. C'était Keldan, le visage pâle comme de la mie de pain qui venait d'user de son unique bras. Il put le saisir par le col et lui envoyer un coup de tête sans précédent avant de s'effondrer sur lui. Ensh n'avait alors même plus la force de le soulever. Il s'éleva simplement dans les airs pour se précipiter à nouveau sur Kyundo. Celui-ci n'avait pour ainsi dire plus du tout d'énergie et ne faisait qu'user de coups d'arts martiaux traditionnels. Son adversaire se servait de sa mobilité aérienne pour l'assaillir de tous les côtés.
Pendant ce temps, Dysill ne bougeait même plus. Elle utilisait son Souffle pour revoir tout ce qui venait de se passer, encore et encore. Cet Ensh'Idai avait décidemment un style de combat irréprochable, imprévisible et efficace. Il ne semblait pas y avoir de faille ou d'erreur récurrente qui pourrait être exploitée. Elle s'arrêta de regarder et alla vers Keldan et Lurian, qui semblaient encore bouger un peu. Lurian, qui pouvait encore seulement bouger une main tentait de faire un signe à son ami. Cela ressemblait à une pichenette.
- Quoi ? Je comprends pas... murmura Keldan, qui commençait à avoir très froid.
Dysill repensa à la première démonstration de Souffle qu'avait fait Kyundo. Il avait tenu un petit caillou dans sa main et ne l'avait laissé filer à la vitesse du vent que lorsqu'il avait accumulé assez d'énergie.
- On doit essayer quelque chose.
Kyundo était douloureusement mis à mal par tous les coups qu'arrivait à lui placer Ensh'Idai. Il avait beau être un artiste martial surentraîné, il n'avait pas vraiment eu d'adversaire à sa hauteur depuis que Nicolas Gath était mort. Il croisa l'espace d'une seconde le regard de Dysill, et un double de celle-ci apparut sur le dos d'Idai, lui cachant les yeux.
- Putain, quoi ? hurla-t-il.
Cela donna l'occasion à Idai de placer ses paumes sur sa poitrine et de le faire tomber en vomissant, sa technique fétiche.
Une fois au sol, Kyundo et Dysill le matraquèrent de coups de poings et pieds. Lurian semblait concentrer un maximum de vitesse dans son avant bras, et Keldan tentait tant bien que mal de le porter jusqu'au lieu du combat.
Ensh'Idai ne réfléchissait même plus, il encaissait les coups de Kyundo et de trois Dysill qui ne devenaient plus que deux puis plus qu'une, à cause du manque d'énergie. Celle-ci ne comprenait d'ailleurs pas comment un être humain pouvait être aussi résistant. En plus du Souffle, quels autres secrets pouvait-il cacher ?
La main de Lurian saignait de plus en plus, tant il retenait la vélocité extrême de son coup. Mais Ensh'Idai parvint à attraper Dysill par le poing et à frapper Kyundo avec son corps tout entier, lui cassant ainsi le bras. Il repoussa Kyundo et Dysill en une onde de choc. Saignant de partout, il en avait assez. C'était cependant trop tard pour lui : Lorsqu'il se retourna, il se trouva face à Lurian, tenu par son ami. Il lui envoya une simple pichenette au milieu du front. Une pichenette qui avait accumulé tout ce qu'il restait du Souffle de Lurian. C'était alors une locomotive lancée à vive allure qui le percuta, et il s'effrondra sur le sol, inconscient. Keldan et Lurian tombèrent à leur tour à la renverse. Puisque Dysill avait elle aussi perdu connaissance suite à la fracture de son bras, Kyundo était maintenant le dernier à se tenir debout.
Il regarda ses élèves avec attention et vit jusqu'où leurs coeurs pouvaient aller.
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