Le yeux fermés, elle laissa glisser ses doigts sur les touches d’ivoire et de charbon. Une douce mélodie s’éleva de l’instrument sous l’oreille attentive de son professeur, appuyé dans l’encadrement de la porte. Les notes s’élevèrent dans la pièce, dansèrent ensembles une délicate valse avant de disparaître, rapidement remplacées par de nouvelles vibrassions.

Sa muse était l’obscurité, elle aimait composer la nuit, quand la lune était haute dans le ciel et la maison silencieuse. Les rideaux étaient ouverts, laissant passer la lumière de l’astre qui venait doucement éclairer le bois sombre du vieil instrument. Elle aimait composer, laisser ses doigts glisser sur les touches zébrées du piano, sans savoir quelle note serait la suivante et en oubliant quelle était la précédente.

Pourtant, son professeur fronça les sourcils : il avait déjà entendu cette mélodie. Ne le voyant pas mais devinant son désarroi, sa voix claire vint alors troubler la composition : « Que pensez-vous de ma Sonate Obscure ? »

Le vieil homme manqua de sursauter. Elle avait beau être dos à lui et ne pas le voir, elle devinait chaque jour à quel moment il arrivait.

—Mieux que la dernière fois. C’est plus fluide. Tu l’as retravaillée ?

—Non. Mais je suis inspirée.

—Par ?

—La lune.

Le professeur masqua difficilement un hoquet de surprise avant de laisser un fin sourire amer étirer ses lèvres.

—C’est la lune qui t’inspire ?

—La lune, la nuit, l’obscurité… Je suis simplement inspirée par ce que je vois.

—Je la trouve triste, ta sonate.

—Pas moi. Quand je la joue j’imagine un lac, au milieu d’une forêt avec la lune et les étoiles qui se reflètent dessus. Sombre mais paisible.

—C’est un peu sinistre comme vue.

—C’est parce qu’il n’y a pas de lumière. Quand j’étais petite, je pensais que les démons naissaient dans l’obscurité, qu’ils se nourrissaient de la noirceur du monde et grandissaient dans l’ombre. Aujourd’hui, j’ai compris qu’en réalité ils ont toujours existé, c’est simplement qu’avec la nuit, leurs masques tombent et révèlent leur véritable nature. L’obscurité n’est effrayante que parce que l’on voit ce qui est invisible à la lumière. C’est ça, ma Sonate Obscure.

Le professeur observa avec curiosité son élève, qui avait fixé ses yeux autrefois verts dans son regard. Un nuage passa et le voile de la lune se refléta quelques secondes dans le lait de ses prunelles. Il sourit tendrement. Encore une fois, elle apportait la lumière dans l’obscurité de son monde.