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 L’immense bâtisse de l’ancien royaume de Damaulnoy s’étendait comme des milliers de piques à l’intérieur de la forêt Orange. Sa structure, la citadelle Hérissonne, longue et droite, entourée de centaines de tours incrustées les unes aux autres et formant une carcasse épineuse tout autour de l’imposante dôme central, perçait l’éther. Les villes les plus proches faisaient courir le bruit que cent mille âmes vivaient entre ses murs, que les voyageurs téméraires pouvaient confondre l’édifice avec un des nombreux massifs qui l’encerclaient.

 Damaulnoy avait retrouvé son havre de paix et se suffisait à lui-même. On disait que les administrés, les trois familles les plus riches et les plus puissantes, avaient su honorer la grandeur de cet ancien royaume et rétablis l’ordre lorsque le roi Grabon fut mort. Ils avaient fait le nécessaire et traîné à la corde l’empoisonneuse de ce « bon roi ».

 Cette histoire du passé, on pouvait encore l’entendre dans les somptueux couloirs du rez-de-chaussée, cette immense pièce où le plafond était si haut qu’on peinait à voir les peintures qui s’y trouvaient. Les murs étaient si éloignés que plusieurs bœufs pouvaient y passer avec leur charrette. Les voix devenaient échoïques quand arrivait le soir et que les habitants retournaient chez eux, dans les tours.

 C’était là, au centre du marché couvert, qu’un homme tenant les rênes de son cheval écoutait la tragique histoire du roi Grabon et de la Reine-Sans-Pitié. Son visage ne passait aucune expression, comme figé à tout jamais en un masque infranchissable. Une vieille rancœur paraissait dans son regard.

« Il était une fois, une reine capricieuse. Ses cheveux avaient la couleur de l’or et sa beauté égalait celle des blanches colombes. Elle s’appelait Célestéa et refusait toutes les demandes en mariage. Cependant, un jour, un serviteur du bon roi Grabon se présenta et lui fit part de la bonté de celui-ci. Il en parlait avec amour et affection, mais la reine n’avait que faire de cet homme qui envoyait des courtisans pour lui faire la cour. Toutefois, prise d’admiration, elle écouta le jeune et bel homme. Il était si avenant, contait si bien et faisait des poèmes pour parler de son bon suzerain. Par cruauté, elle le mit plusieurs fois au défi de trouver des raretés et toutes les fois, il revenait les mains chargées de ces dernières. Un jour, Célestéa accepta de le suivre et épousa le roi Grabon qui, ma foi, n’avait rien à voir avec cet homme si agréable dont elle avait tendrement apprécié la compagnie. Elle ne remarquait ni n’affectionnait la gentillesse de son mari, préférant parler du serviteur à chaque fois qu’elle le pouvait. Le bon roi avait cœur à lui plaire, mais la jalousie se précisait sous les battements de son amour pour elle. Combien il avait raison ! ».

 Le conteur laissa passer une minute, observa de son œil unique l’assemblée qui s’était arrêtée pour l’écouter. Son regard coula d’un gamin à une mère et se posa sur l’homme au cheval. Il avait une longue barbe et les semelles de ses souliers étaient usées. Le hâbleur sut tout de suite qu’il s’agissait d’un étranger, un voyageur venu pour vendre quelques bibelots. Ils étaient rares ceux qui parvenaient jusqu’à Damaulnoy. Il fallait trois mois de marche pour arriver ici, si la forêt était clémente. Voyant que l'homme crispait son poing et grattait nerveusement le cuir des rênes il se détourna de lui et reprit.

« Le roi écouta ce qu’il se disait de la reine et de son fidèle serviteur et il n’aima guère les rumeurs qu’on lui rapportait. Pourtant, il se fit une raison, Célestéa parlait toujours et seulement de ce garçon, de sa beauté, sa gentillesse. Il fit donc enfermer ce dernier dans la tour la plus haute afin de l’éloigner. Mais la reine, triste, avait toujours le nom de cet homme aux lèvres. Elle semblait de plus en plus répugnée par le roi. Un soir, prise d’une vive colère, elle ordonna qu’on le libère. Grabon le lui refusa. Elle lui donna à boire une fiole d’un nectar inconnu et le roi s’en abreuva. Sans doute désirait-il lui plaisir. Le lendemain, il fut retrouvé mort, la fiole près de lui. Les proches du roi accusèrent la Reine-Sans-Pitié de l’avoir tué et lui prêtèrent une liaison avec le serviteur enfermé. Pour se venger, elle avait assassiné la bonté la plus pure.

On la traîna à la corde.

Les jours qui suivirent sa pendaison, l’anarchie tomba sur le royaume et une guerre de pouvoir éclata. La Reine-Sans-Pitié avait apporté le malheur. ».

 Le conteur semblait avoir terminé, car le ton était redescendu d'un coup. L’homme au cheval demanda, alors :

— Qu’est-il advenu du serviteur ? Est-il toujours dans la tour ?

— Pardi que non ! Il a fui grâce à un de ses soupirants, qui pendant les féroces négociations a tué le garde qui le détenait prisonnier. Oh ! le scélérat.

— Est-ce là, la véritable histoire ?

— En as-tu entendu une autre, étranger ? Ici, c’est la seule que nous connaissons.

Le conteur approcha plus près de l’homme et avisa la petite et jolie cariole que le cheval tirait.

— Tu n’es pas un roturier. Ton équidé est de race, tes vêtements bien que sales sont de bonnes factures, puis ta charrette et les coffres que tu transportes sont bien trop beaux pour un simple voyageur. Qui es-tu ?

— Un marchand ambulant qui apprécie les belles choses. J’ai eu vent que la fille des Hourtle allait fêter ses dix-huit ans, que le fils Jarets aimait les joailleries les plus fines et que la cheffe de la famille des Griffon adorait les cristaux les plus clairs. Ainsi, je suis venu proposer mes trésors, expliqua l’homme dont les yeux d’obsidienne s’étaient adoucis, mais qui pourtant gardaient cette cinglante froideur.

— Vous me semblez bien au courant.

— C’est que je viens souvent ici et que j’y ai quelques connaissances, quelques clients fortunés.

 L’étranger qui ne l’était pas tant que ça, salua le conteur et déposa une ambre dans son chapeau, posé au sol. Sans un regard et avec un soupçon d’amertume, il partit, longeant les stands où les rayons du soleil passaient entre les fentes des immenses murs de pierres et les grandes vitres du premier étage. Même si tout était fermé, la lumière était partout en mille puits de clarté.

Le marchand ambulant s’infiltra dans les corridors où la foule s’épaississait et se dirigea à l’étage supérieur, par un chemin pentu. Il monta, jusqu’au septième étage — La tour centrale en comptait vingt —, puis s’arrêta devant un couloir voûté. Un oiseau y chantait une étrange mélopée qui se répercutait à l’infini sur le pavé. Ce n’était ni doux ni apaisant. Plutôt oppressant. Comme l’appel funeste d’un être outre-tombe. Il laissa sa monture, commanda à une vieillarde de lui apporter une brouette et transporta ses deux coffres. Il arpenta le long du couloir débordant de tentures chamarrées qui débouchait sur de multiples maisons superposées et agencées de manières à ce que chacune puisse admirer les jardins suspendus où les innombrables plantes grimpantes et rampantes dévoilaient leur sublime. Quand la lumière extérieure arrosait les vitraux, c’étaient des couleurs par millier qui envahissaient l’espace. Ce soir, la lune, ronde et orange, posait sur la verdure et les murs un mélange de lave illusoire et de ce rouge que l’on confond avec les fleurs de la rancœur. Il hissa les coffres sur un monte-charge et actionna un mécanisme qui l’éleva jusqu’à un balcon. Un homme l’y attendait, grand, la peau hâlée et vêtu d’une longue tunique sertie de pierres fines au col et sur les manches. Avec la flamme des bougies disposés deçà delà, l’inconnu avait l’apparence d’un esprit couronné de lamentation. Une étincelle sombre mordait son visage d’une tristesse lointaine.

— Toujours à l’heure à ce que je vois. Est-ce que votre voyage a été agréable ?

— Je parcours les mêmes routes depuis vingt ans, mon bon Cabriole. Mes voyages ont toujours le même aspect, la même senteur. Seules les saisons changent la couleur des sentiers. Agréable ? Tu sais bien que ce mot m’est devenu insaisissable. Laisse-moi donc me décrasser et tu me raconteras les nouvelles.

 Le marchand posa les coffres aux pieds de Cabriole et rentra dans une pièce, là même depuis vingt ans, ruisselante de bouquets de fleurs et surchargée de paquets cadeaux. Il se dirigea comme s’il avait habité là toute sa vie et ferma la porte de la salle de bain. Une salle où brillaient des pierres de lumière et où un bassin coupé dans le sol regorgeait d’une eau pure.

 Il s’y assit. L’eau déborda du nid, vint se répandre sur les pierres volcaniques qui tapissaient le sol. Une fine vapeur s’éleva, embua l’espace. Puisant une eau de rose, Avenant en laissa couler sur ses épaules et dans sa chevelure sombre. Il caressa la cicatrice qui s’étendait sur sa gorge, tout en retirant son pendentif. Une coquille qui retenait une poignée de cheveux blonds. Il la serra avant de la déposer sur les carreaux, sur l’autre versant, un air affecté plaqué sur son visage. Derrière la fenêtre entrouverte, il écouta les murmures de la nuit, ferma les yeux et creusa le givre qui retenait le passé.

— Je n’oublierai pas ce qu’ils nous ont fait. Je restaurerai la vérité et ton nom ne sera plus bafoué.

 Une douleur saisissante perça son cœur de lambeaux et le contraignit à faire disparaître son corps dans le liquide tiède. Les yeux rivés au plafond, il semblait y trouver l’image d’une personne tant aimée.

— Jamais je n’aurais dû récupérer ta bague dans les eaux marécageuses où tu l’avais jeté. Jamais je n’aurais dû t’amener la tête de ce monstrueux Ogre qui terrifiait ton peuple. Jamais je n’aurais dû t’apporter cette eau qui rend jeune. Jamais je n’aurais dû apprendre à t’adorer toi et tes caprices. Jamais, je n’aurais dû me laisser couronner. Ils nous ont tout pris en portant les pires accusations. Pardon ma reine. Pardon d’avoir fui. Pardon d’avoir abandonné votre corps aux corneilles, murmura-t-il avec lassitude.

 Au fond de sa voix, la hargne cognait chaque fin de phrase. Colère et chagrin se disputaient pour savoir lequel aurait son cœur. Il projetait au fond de la pièce tout son dégoût. Ainsi se forma une masse sombre qui rampa jusqu’à lui. L’être, vestige d’un amour assassiné, glissa dans la baignoire et enroula ses bras informes autour du marchand. De sa bouche béante, la créature aspira une fumée qui s’échappait de l’homme. Elle s’en goinfra, puis serra davantage son étreinte. Des boucles couleur de la cendre teintèrent l’eau du bain d’un nuancé carmin. Le liquide comme le reflet du temps apporta aux yeux du marchand toutes les souffrances qu’avaient endurées Célestéa. Celles qu’elle avait tues et que son amant avait ressuscité grâce aux mèches de cheveux dorées offertes lors de leur union et de la boucle d’oreille sertie d’un saphir.

« Le temps s’est écoulé. La vieillisse a abîmé ton visage. Tu es à peine un souvenir terni pour eux. Que ce souviennent-ils de toi et de moi ? », murmura la voix désuète de la chose.

 On toqua à la porte.

 Cabriole entra.

 Il tendit une lettre à son ami.

 Le marchand sortit le bras de l’eau et attrapa le papier nacré.

— C’est satisfaisant. J’irai donc au dix-huitième étage, demain.

— Tu ne me demandes pas comment je m’y suis pris pour la convaincre ?

— Ton charme légendaire, Cabriole. Je n’ai pas à en douter. Ta chère cliente, mon ami, va amener le loup dans la bergerie. Tu as fait un sacré chemin depuis le temps. J’aurais pensé que ton âge pose un problème depuis que tu fais des pirouettes avec ces messieurs, dames.

— La fidélité.

— Ne m’en parle pas ! cingla le marchand. Elle n’a été que malheur. Regarde où elle m’a mené. J’aurais dû être avide, facile et accepter de l’épouser le premier. Son royaume prospérait. Elle avait tout.

— Mon roi…murmura Cabriole.

— Ne m’appelle pas comme ça ! Je ne suis le roi de rien. Mon nom, qu’on acclamait, a été traîné dans la poussière et ma douce a fini pendue à une corde.

— Ce n’est pas votre faute, c’est…

— Je me sens coupable pour elle, pour ce roi que j’avais tant aimé. Je croyais faire plaisir et je n’ai levé que les jalousies. La mort. J’ai apporté la mort à ceux que j’adorais. Je me suis retrouvé dans cette tour… Puis sur ce trône. Je pensais naïvement que la providence me tendait les bras.

— Les trois familles paieront leur mensonge et leur crime, Avenant.

 Cabriole referma la porte et laissa son ami seul avec son passé.

 Avenant songeait à cette nuit où Célestéa était venue le libérer de ses chaînes et avait posé sur sa tête, sa couronne et sur ses épaules son manteau royal, et qu’elle avait murmuré : « je vous fais mien. ». Il se souvint le cœur lourd des acclamations le jour de son couronnement et le bonheur de la première semaine en tant que roi Damaulnoy. Il se rappela la servante qui honteuse était venue avouer son crime : « J’avais cassé la fiole de ma reine, celle où l’eau rajeunissante dormait, je l’ai remplacé par celle que notre roi Grabon gardait dans sa commode. Je ne savais pas qu’il y avait du poison, je le jure », avait-elle dit en pleurant. Elle avait été pardonnée.

 Comment tout avait basculé ? Comment la rumeur de meurtre était devenue une vérité odieuse ? La cupidité.

— Oui. Ils paieront, dit-il en caressant une autres de ses nombreuses cicatrices. J’ai de quoi les faire tomber.

 Sonnait enfin le jour de la vengeance, celle qu’il préparait depuis plus de vingt ans. Parfois, il se demandait comment sa vie aurait été s’il ne s’était pas souvenu de son histoire. Quel genre d’homme aurait-il été ? La noirceur qui teintait chacun de ses pas aurait-elle pu se changer en fleur des prés ? Lui dont le rêve eut été d’être un bon père de famille, quels enfants auraient-été les sien ?

— Célestéa ? M’entends-tu ? Nous arrivons au dénouement.

— L’attente n’a que trop duré. Là où je suis, je ne peux rien, mais toi. Toi, tu parviendras à faire résonner ma haine. Je ne pardonne qu’à toi, mon amour. Je pardonne ta lâcheté. Eux ! Il faut qu’ils paient. Je ne veux plus les regarder s’épanouir alors que moi, j’erre entre ses murs, dans un royaume qui ma chérie pour finir par me couper le souffle. Tu pourrais faire bien plus pour moi en maudissant Damaulnoy. Comment t’en convaincre ?

— Ce serait injuste pour…

— … les descendants de ceux qui ont regardé chaque jour pendant six mois mon corps pourrir en place publique ? On leur a appris à me haïr. Avenant, les limbes m’ont retiré plus qu’il ne faut pour devenir une créature noire de suie. Le monde parle de moi comme d’une harpie, comme d’un être ensorcelant et destructeur. Je ne l’étais pas. J’étais douceur et gentillesse. Ce que l’on imaginait des caprices, ne demeurait que des remparts pour me protéger des bonisseurs et des pirates. Je me suis laissée envoûter par tes mots et j’ai récolté…

— N'en dis pas plus. Je le sais. Mon roi-ami s’était laissé manipulé l’esprit. Il n’était pas comme tu me l’as décrit.

— Tu lui trouves encore des excuses. Avenant, ne verras-tu jamais les choses en face ? Tu as toujours cru aux mensonges. Tu étais un agneau à qui on faisait croire aux fées et aux lutins. Quand on riait de toi, tu pensais cela de ta faute, parfois, tu ne le remarquais même pas.

 La créature réapparut derrière un tabouret où un bol d’encens fumait. Son image crépita.

— Je ne serai vraiment libre que lorsque j’entendrai ce royaume souffrir avec moi. Ne me force pas à devenir cruelle avec toi.

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