Clair-obscur
Mickaël
Le début de soirée du 23 février
Chère mère, je n'ai que très peu de souvenirs de vous. Le vouvoiement me paraît le plus adéquat en y réfléchissant, je vous connais à peine. Les moments passés en votre présence me semblent disparus de ma mémoire. C'est sans doute inattendu de me savoir sur votre dernière résidence. L'équilibre que me procure actuellement ma vie m'a permis de trouver le courage de vous rendre visite. Tout de même, il est assez ironique de parler d'équilibre, alors que j'ai sauvagement assassiné une femme, et que mes problèmes mentaux ne me sont pas vraiment inconnus. Même si je garde dorénavant le contrôle de mes pulsions psychopathes, j'en arrive à parler aussi froidement de ma folie, tant j'ai dû vivre des moments douloureux dans mon enfance. Sachant que je n'ai que peu de souvenirs, ce n'est que des suppositions de toute manière.
J'aimerais pouvoir vous parler de votre mari, donc mon père ? Cet homme au visage si familier dans mon esprit me déstabilise grandement par mon absence totale de souvenirs de lui. Néanmoins, ses yeux de jais m'effrayent encore par leur noirceur, il possédait en permanence un impeccable brushing qui se mariait à la perfection avec son éternel smoking noir. Je ne connais que le physique de mon géniteur, un détail des plus superficiels. En y réfléchissant encore, je tiens sans doute ma personnalité superficielle de ce père inconnu. Je me présente comme un végétarien qui défend la cause animale, pourtant, je n'hésite pas à m'offrir les dernières paires de chaussures à la mode en daim. Ce comportement est motivé par ce besoin de paraître à tout prix un homme mondain, afin d'être en accord avec le monde aristocratique auquel j'appartiens, malgré moi. Je suis un bon aristocrate, à défaut d'avoir une éthique. Remarque, l'hypocrisie est courante dans notre famille.
D'autres moments surgissent de ma mémoire, rien qu'en touchant votre tombe. La sœur qui vous avait tant méprisé et poignardé dans le dos, a donné un splendide office, et un sublime éloge le jour de votre enterrement. Ce spectacle m'avait tellement désolé, que je n'avais même pas assisté entièrement à vos funérailles religieuses, sachant que vous étiez profondément laïc. À l'époque, je n'étais qu'un enfant jeté en pâture dans une famille étrangère, que vous m'aviez constamment interdit de fréquenter. Vous aviez réussi à bâtir votre propre entreprise à partir de rien, en refusant les avantages de votre sang. Forcément, les membres de notre famille se sont déchirés pour m'adopter, ou plutôt pour disposer de l'héritage que vous m'aviez légué. Ma tendre tante Isabelle s'est une nouvelle fois dévouée, afin de vous rendre service, elle a accueilli votre fils. En réalité, votre héritage a été soigneusement dilapidé, puis j'ai été éduqué par une nounou, jusqu'à ma quinzième année. Votre sœur s'est alors intéressée à ma personne, en vue de m'apprendre ses valeurs personnelles, totalement opposées aux vôtres. Cela tournait principalement autour de l'argent et d'une conception machiavélique du monde. La manière dont ma tante percevait la pensée de Machiavel, ne rendait certainement pas honneur à la portée de sa réflexion, profondément républicaine. La politique moderne a disposé de la partie la plus accommodante de la théorie du philosophe, tout en oubliant les passages qui appellent à donner le pouvoir à une assemblée du peuple, et non aux élites économiques et sociales, comme aujourd'hui en majorité. Les dirigeants ont complément occulté la question sociale et l'égalité au cœur de cette réflexion. Quoi que le charmant terme de société civile dans les enceintes du pouvoir, dont le sens est aussi abstrait que mes souvenirs, sert de nouveau concept soi-disant, plus démocratique, au service de l'ambition des "grands" de ce monde. Si seulement, la "plèbe" se mettrait à lire Machiavel, au lieu d'en suivre une vulgaire application, la participation concrète de celle-ci s'imposerait d'elle-même. Je rejoins le philosophe Gramsci, lorsque qu'il nous dit, que notre vieux monde se meurt, et que le nouveau monde tarde à s'épanouir. Et, que les monstres surgissent dans ce clair-obscur qui s'éternise, sous diverses formes dans une défense toujours appuyée des intérêts de certains dominants.
À quinze ans, j'avais atteint la puberté, c'est pourquoi, mon corps de futur homme avait pris forme. Je me sentais plus puissant qu'Ulysse, affrontant Poséidon dans son tumultueux voyage, de mon livre d'enfance l'Odyssée d'Homère. Cette impression de pouvoir faire tout ce que l'on souhaite, une véritable toute puissance, disparaît rapidement à l'âge adulte. J'étais prêt à connaître les secrets sombres de notre famille, seulement ce que j'ai trouvé dans le bureau de ma tante, m'a changé à jamais.
Tous ces souvenirs sont difficiles à accepter, je ne me souviens pas de davantage bien heureusement. Même si je veux savoir, ce que me cachait ma tante à l'époque. Je pense que j'ai volontairement bloqué ces souvenirs de ma mémoire, dans l'intention de me protéger, je ne les découvrirai qu'en creusant encore dans mon inconscient. Malgré tout, je ne souhaite pas vraiment savoir, cette partie de ma vie ne compte pas mère. Je vous ai sincèrement aimé, mais je dois vous laisser derrière moi, vous garderez pour l'éternité une place dans mon cœur. Je ne veux que rendre heureuse, et vivre avec ma Célia pour qu'éternellement nos deux âmes demeurent au Versailles à New-York en 1949 au rythme de l'hymne à l'amour de votre chanteuse favorite chère mère.
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