Je soupe rapidement. Mes hôtes sont très serviables mais leur conversation m’ennuie ; je suis ailleurs. Je les abandonne de bonne heure, sans aucun remords, pour remonter dans ma chambre ; je réponds aux textos de Léo et me programme une playlist sur mon smartphone avant de me poser sur le grand lit. Les titres s’égrènent, des ballades mélancoliques sélectionnées au hasard, sans m’en rendre compte.

"She's like the wind through my tree /

She rides the night next to me /

She leads me through moonlight /

Only to burn me in the sun /

She's taking my heart /

She doesn't know what she does... " [3] [4]

Je couche quelques mots sur mon carnet pour décliner ces sentiments nouveaux, les déclamer à Caroline. Comme quand j’étais ado, amoureux de Lauryne… Je le sais, ma nuit sera blanche, comme ses mains, celles qui ont saisi mon bras pour ne pas s’égarer. Cette fille est un mystère, je ne connais même pas son prénom. Est-ce pour cela qu’elle m’obsède, que je m’imagine caresser le voile satiné de sa peau ? Est-ce pour cela qu’elle danse encore sur les quais au rythme de ses pas, drapée dans sa robe longue, sa veste angora ; que je la déshabille, fébrile sous mes doigts ? Je suis comme Augustin Meaulnes [5], grisé par la rencontre fantasmagorique de cette inconnue. Le Grand Meaulnes… Elle m’a donné envie de le relire, de l’effeuiller, romantique.

Qu’est-ce qu'il m’arrive ? Ça fait quinze ans que je ne ressens plus rien, que je joue à être un autre pour ne jamais rien leur montrer, comme le disait mon père. Je crève d’envie de dresser un mur d’intimité pour m’autoriser à être moi-même, à l’aimer, à me foutre du reste. Oui, je crève d’envie de la revoir…

***

C’est la première fois. La première fois que ça m’arrive depuis l’accident. Il me suffit d’arrêter de respirer pour le sentir. Même le vent transporte son souffle. Je devine dans les recoins de ma mémoire les éclats de sa voix. Le sourire dans ses mots. Pourquoi je pense encore à lui ? Ce touriste, cet inconnu que je ne croiserai plus. Il est peut-être reparti, déjà loin de moi. Il faut que je tourne la page, tout ça n’a pas de sens. Et je déteste quand rien n’a de sens.

Allongée dans mon lit, je me tourne et me retourne. Blottie dans la nuit, j’essaye d’effacer la sensation de ma main sur son bras. Où se trouve-t-il en cet instant ? Contemple-t-il les étoiles que je ne vois plus ? Je me redresse et me faufile pieds nus jusqu’à la fenêtre. Je l’ouvre en grand et laisse le vent jouer dans mes cheveux. Comme je regrette de ne plus pouvoir admirer la voûte nocturne… Si Mathilde me voyait, penchée là comme une idiote à murmurer son prénom à la lune, elle serait sans doute aux anges. Ou morte de rire. Qu’est-ce qui me fait cet effet-là chez lui ? Son assurance ? Non sûrement pas, je préfère mille fois la timidité. Sa gentillesse ? Oui, je crois que c’est ça. Il est le premier à ne pas rester muet face à mon handicap. Il n’a pas hésité une seconde à m’aider au milieu de cette terrasse. Comme s’il s’en moquait. Mais s’en moque-t-il vraiment ? Je dois arrêter de penser à lui. Ma vie est bien trop fragile pour que je laisse y entrer des sentiments que je ne maîtrise pas. Et encore moins un homme. Cet homme…

[3] : Paroles extraites du titre « She’s like the wind » (BOF de « Dirty Dancing »), de Patrick Swayze.

[4] : Traduction :

"Elle est comme le vent dans mon arbre /

Elle ondule ce soir à côté de moi /

Elle me mène au clair de lune /

Seulement pour me brûler au soleil /

Elle prend mon cœur /

Mais elle ne sait pas ce qu'elle fait..."

[5] : Augustin Meaulnes est le personnage principal du roman « Le Grand Meaulnes » d’Alain-Fournier.