4 : Les pages du Grand Meaulnes

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Quai Gustave Toudouze, le lieu de notre rencontre. C’est là que je l’ai perdue. C’est dans ce secteur que me conduit ma recherche d’un libraire-bouquiniste. J’oblique dans une ruelle adjacente, pousse la porte d’une petite boutique à la devanture patinée et à l’enseigne évocatrice : Les Pages du Grand Meaulnes. Dans un tintement de clochette, j’entre dans cet endroit presque feutré, une jeune femme s’y affaire.

— Bonjour… Mathilde ?

Elle pose soudainement ses yeux sur moi.

— Monsieur Roncourt ? Quelle surprise ! Que nous vaut l’honneur de votre visite ?

— Eh bien, étant donné le nom de votre librairie, je me suis dit que j’y trouverais peut-être ce que je cherche depuis longtemps sans vraiment prendre le temps de m’y consacrer pleinement…

— Oh, dans ce cas, il vaudrait mieux directement prendre conseil auprès de ma collègue - c’est ma patronne, chuchote-t-elle en pouffant presque dans son foulard chamarré. Choupette, tu peux venir s’il te plaît ? J’ai un client pour toi !

La canne blanche, le blond vénitien mêlé à l’ébène… C’est elle ! Sans verres solaires, sans veste angora. Une mise en beauté discrète, un trait de gloss sur les lèvres, la fluidité d’un chemisier jeté avec flegme sur son blue-jean.

— Je m’en occupe, Mathilde. Tu peux me remplacer en réserve ?

— Sans problème… A plus tard, Monsieur Roncourt !

— Appelez-moi Grégoire…

Grégoire ? Mon Dieu, mais qu’est-ce qu’il fait là ? Je te retiens, Mathilde ! Allez, fais en sorte de ne pas paraître trop godiche. C’est TA boutique, c’est chez toi, merde ! Tu maîtrises… Je maîtrise que dalle, oui ! Il est là, devant moi, et mon cœur s’emballe. Rester professionnelle surtout. Très professionnelle.

— Bonjour Monsieur, que puis-je pour vous ?

— Vous ne vous souvenez pas de moi ? Nous nous sommes croisés hier…

— Certainement, mais j’ai mille choses à faire, donc venez-en au but, Monsieur…

Je suis froide, glaciale. Ça ne me ressemble pas. Et il ne le mérite pas non plus…

— Roncourt, Grégoire Roncourt. Je… Voilà, il y a une quinzaine d’années, ma sœur possédait une édition très rare, reliée en cuir chocolat, du Grand Meaulnes. Cet ouvrage a malencontreusement disparu au cours d’un déménagement et… Comment dire ? Il avait une grande valeur sentimentale pour moi. C’est tout ce qu'il me restait de Caroline… Enfin, ça doit vous paraître un peu stupide comme démarche mais…

Il a une telle émotion dans la voix ! Rester professionnelle…

C’est la première fois que je me livre de la sorte à quelqu’un. Quelqu’un qui m’est inconnu de surcroît. Et pourtant, ça m’est venu naturellement. Sans chercher à masquer mes émotions. Je suis nu devant elle, sans fard, et j’espère que, malgré son handicap, elle peut le voir. Je n’ai plus envie de tricher, pas avec elle. Un silence gêné.

— Mademoiselle ? Vous pouvez m’aider ? M’aider à retrouver son parfum, le parfum des années Caroline…

Je suis troublée. Extrêmement troublée. Il est tellement…

Je tends la main vers son visage, caresse sa joue sur laquelle perle une larme. J’aimerais effacer la distance entre nous, la réduire à un souffle. J’aimerais effacer nos douleurs sous de la tendresse.

— C’est une édition très rare, prisée des collectionneurs. Il doit m’en rester un exemplaire quelque part. Ne bougez pas.

Je retiens sa main.

— J’ai passé plus d’une décennie à me mentir, à mentir aux autres, à ne rien montrer… Il n’y a qu’en votre présence que je me sens vrai, authentique. Alors avant d’aller chercher ce bouquin, dites-moi votre prénom… S’il vous plaît…

— Je…

— S’il vous plaît !

— Angie… Je m’appelle Angie.

— Et… Peut-on vous inviter à dîner, Angie ?

— C’est-à-dire que… Non, je suis désolée, Grégoire, mais je n’ai pas pour habitude d’accepter ce genre d’invitation…

Non, non, ce n’est pas possible ! Je n’ai pas le droit de me laisser avoir comme toutes les idiotes qui doivent lui tourner autour ! Et puis, je me l’étais juré. Pas d’homme dans ma vie. Surtout pas cet homme qui ne sait rien de moi. D’ailleurs, comment peut-il prétendre se sentir bien avec moi alors que nous ne nous sommes croisés qu’une seule fois ? Qui plus est dans des conditions catastrophiques. Ce Grégoire, qui n’a vu de moi que mon handicap, ma retenue, la pire face de ma personnalité, ne peut pas m’aimer. Mais s’il était sincère ? Serais-je capable, après toutes ces années solitaires, de m’ouvrir à quelqu’un, de lui servir mon cœur sur un plateau et ma confiance comme une évidence ? Et merde, je ne peux pas songer à ça ! Je n’aurais jamais dû me montrer si entreprenante ; je n’ai même pas besoin de le voir pour sentir ses espoirs m’atteindre de plein fouet, comme une flamme brûlante que j’aurais entretenue involontairement. Bon sang, mais qu’est-ce qui m’a pris ?

— Vous… Vous ne voulez vraiment pas faire découvrir la gastronomie locale au malheureux touriste esseulé et perdu que je suis ? Je repars dans quelques jours et…

— Je vous en prie, n’insistez pas…

— Tu plaisantes ou quoi ? intervient promptement son amie qui guettait probablement discrètement la scène depuis un moment. Pour une fois qu’un beau mec veut te donner rencard, faut pas le décourager…

— Mathilde, s’il te plaît, ne t’en mêle pas. C’est ma vie, et je n’ai vraiment pas besoin qu’on s’en mêle, que TU t’en mêles…

— Alors je ne vais pas vous importuner plus longtemps, Angie…

— Attendez, votre livre !

— Il ne remplacera pas ce que vous avez éveillé en moi. Angie… Mathilde…

Je quitte la boutique, arpente la rue, machinal.

— Putain, mais t’es cruche ou quoi ? s’emporte Mathilde. Des gars comme ça, t’en rencontreras pas deux ! Tu veux vraiment le laisser repartir ?

— Non, bien sûr que non… C’est juste que… J’ai peur…

— T’es en train de faire la plus grosse connerie de ta vie, là, ma vieille ! Alors qu’est-ce qu’on fait ?

— J’en sais rien… Je ne sais pas quoi faire…

— Ça te fait quelque chose de le sentir à côté de toi ou pas ?

— Oui… Oui, bien sûr que ça me fait quelque chose… Rattrape-le. Je t’en prie, Mathilde, rattrape-le, avant qu’il ne soit trop tard…

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