Semaine 7 — Championne !

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 Lorsqu'elle entra dans le hangar, ce fut tout d'abord les dizaines de lumières hallogènes qui l'accueillirent. Sur six rangées d'énormes supports métalliques, cachés au niveau du plafond, d'énormes projecteurs inondaient chaque recoin de la salle, chaque espace, jusqu'à la plus petite parcelle ombragée qui pouvait exister. Caroline Hasting n'avait pas encore fait son entrée que déjà, deux spots étaient sur elle. À l'idée d'apparaître devant la foule, le trac s'empara d'elle comme la nature reprend ses droits. Elle avait l'impression d'avoir la tête dans l'eau, à tel point que les acclamations et applaudissements du public lui semblaient enfermés dans une boîte. Les annonces du commentateur étaient étouffés par les cris, mais aussi par un accouphène persistant, celui-là même qu'elle entendait à chaque prestation.

 Hasting fit un pas dans la salle et comme par magie, son stress s'envola, aussi léger qu'une plume dans le vent. Elle afficha son plus beau sourire, leva un bras pour saluer les spectateurs et avança vers l'estrade d'une démarche assurée. Ses tracas s'évaporèrent en un instant et le commentateur déblatéra un instant sur cette aisance naturelle pour combler le vide. La compétition était retransmise à la télévision, aussi pensait-il faire bonne figure en plaçant ici et là quelques répliques bien senties. Caroline l'entendit vaguement parler de la droiture de son buste et de sa façon de redresser son menton quand elle saluait la foule.

 Une courte volée de marches et la jeune femme se retrouva au centre de toutes les attentions. Deux autres personnes lui faisaient face. Un homme portait une casquette bleue marine, un polo rayé noir et blanc et une belle paire de richelieu parfaitement lustrée. À son coup pendant un sifflet chromé, juste à côté d'un calepin rangé dans une poche pectorale. Sa moustache en chevron trompait le monde : si elle était impeccablement entretenue, elle n'arrivait pas à cacher ses yeux jaunes imbibés par l'alcool et les tâches grises qui parcouraient son visage.

 À ces côtés, Marie Scheider l'attendait les bras croisés. Les jambes légèrement écartées pour s'imposer, un sourire carnassier plaqué sur le visage, le désir d'en découdre la possédait tel un démon. Ses cheveux bouclés jaunes étaient rassemblés en un énorme chignon revêche et ses yeux bleus semblaient aussi affûtés qu'une lame de rasoir. Sa posture capta l'attention du présentateur qui lâcha une plaisanterie bien sentie.

 Il y avait une rivalité durable entre Hasting et Scheider. Lors des cinq derniers tournois, le Canada et l'Allemagne les envoyèrent comme représentantes. Leurs affrontements devenaient légendes et la victoire revenait à l'une et à l'autre. Elles enchaînaient successivement première et deuxième places. On les appelait même depuis quelques temps les sœurs rivales.

 Lorsque Hasting atteignit enfin sa place, elle dévisagea longuement sa concurrente. Elle lui tendit fermement la main et Scheider lui serra fermement. L'arbitre s'approcha pour énoncer les règles qu'elles connaissaient déjà. La victoire se décrochait en trois manches gagnantes avec deux points d'écart. Elle utiliserait le même accessoire. Le match n'avait pas commencé que la tension était déjà à son comble. La salle retenait son souffle.

 Un tirage au sort désigna Hasting comme première concurrente. Elle se dirigea vers la table où figurait tout ce dont elle avait besoin. Autour d'elle, sept caméras enregistraient chacun de ses faits et gestes et les cadreurs redoublaient d'inventivité pour s'approcher d'elle. Ils essayaient de capter le meilleur angle, bousculant leurs voisins, n'hésitant pas à se marcher dessus. Ils voulaient un regard, un sourire, un scandale.

 La représentante canadienne enfila une paire de gants et frappa dans ses mains avec force. Le commentateur signala à l'assemblée sa volonté de fer et son geste signature, indiquant à quel point Hasting serait sérieuse durant l'épreuve. L'enjeu était de taille. Puis le silence se fit. L'arbitre siffla un coup sec et la jeune femme se rua sur son bilboquet. Elle le saisit d'une poigne exemplaire, le souleva et plaça la boule en moins d'une seconde. Elle en prit une autre pour se concentrer puis, d'un geste vif, tira pour marquer son premier point. La boule vint se placer délicatement sur la tige et l'instant d'après, la foule se mit à scander son nom. Le présentateur ne tarit pas d'éloges tandis qu'Hasting laissa sa place à son adversaire.

 L'échange se poursuivit de longues minutes, les deux rivales réussissant chaque essai avec plus d'aisance que le précédent. La concentration était puissante, la tension palpable et les acclamations du public, pour l'une comme pour l'autre, faisaient rage. Après un long quart d'heure, l'égalité était parfaite avec douze points partout.

 Ce fut Hasting qui commit la première faute. Lors de son treizième passage, la boule ricocha contre son bâton et retomba vers le sol, créant une vague de déception dans les gradins. Scheider, gonflée par cet échec, s'empara du bilboquet et parvint à marquer le point, menant donc la donne. Quelques applaudissements vinrent ponctuer cette réussite, indiquant à peu près quel pourcentage du public soutenait le Canada.

 Sept nouvelles passes eurent lieu avant que la deuxième faute ne soit commise, par l'Allemagne cette fois-ci, ramenant le score à égalité. Scheider manqua une seconde fois d'affilée, laissant sa rivale mener d'un point à son tour. Les manches s'enchaînèrent de plus en plus vite, créant une pression supplémentaires sur les compétitrices. Pendant les dix échanges qui suivirent, si l'une réussissait, l'autre aussi. Si l'une ratait, l'autre aussi. Le corps de Hasting tremblait dès qu'elle s'approchait du bilboquet. Quant à Scheider, elle hurlait de rage à chaque tentative, démontrant une véritable détermination à remonter au score.

 Après une série de trois échecs, Hasting parvint à replacer la boule sur son emplacement. Le public retint son souffle. Certains se mirent à prier, d'autres étaient trop pris par l'action pour discuter avec leurs voisins. La concurrente allemande s'approcha du bilboquet, l'attrapa d'une main moite mais ferme, et attendit le coup de sifflet. Comme si le doute s'était emparée d'elle, Scheider attendit quelques secondes avant de lever son bras. La boule s'envola, retomba dans un silence de cathédrale, et vint taper la tige sans s'y accrocher. Au centimètre près, elle perdit la manche, créant deux points d'écart entre elle et sa rivale.

 La foule en délire naquit et couvrit les hurlements de fureur de Scheider, dont le visage rouge rougissait de frustration. Après deux bonnes minutes d'embrassade entre Hasting et son entraîneur, caché dans l'ombre de l'estrade, les deux adversaires furent appelées par l'arbitre. Le silence revint dans le hangar lorsqu'il saisit leurs deux poignets. Le moustachu créa un suspense inutile avant de lever la main de la canadienne, sous les applaudissements du public. Ce fut le présentateur qui mit fin à la représentation.

— Et voilà ! Caroline Hasting devient championne du monde de bilboquet !

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