Semaine 9 —Dans la peau de... ? 2
C'était bien, la retraite, pendant les deux premières années. Maintenant, je m'ennuie. Observer la pluie à travers la fenêtre, ça va bien cinq minutes. Alors je fais un tour dans la maison. Mais quand on vit seul depuis toujours, et qu'on est enfermé comme moi, la monotonie c'est la routine. Réveil six heures, toilette, manger, rien, manger, dodo. Les jours se suivent et se ressemblent, comme on dit. Et comme je suis constamment malade, je n'ai pas trop le droit de sortir. Ça limite pas mal les interactions sociales, non pas que ça me déplaise, soit dit en passant.
Chez moi, c'est comme une prison. J'ai un lit et à manger, et il n'y a rien à faire. Alors je sors dans le voisinage de temps en temps, pour marcher, pour voir du monde. Je croise toujours les mêmes personnes. Ils sont détestables, bruyants et n'ont aucun respect pour la vie privée d'autrui. Mais ils pensent sûrement s'acheter une conscience en me rendant service. Parfois ils font le ménage chez moi, parfois ils m'achètent à manger. Ils sont beaux, ils sont bons, mais je sais qu'au fond, ils font semblant d'être gentil. Je déteste ces gens là.
Pour les embêter, je fais exprès de mettre le bazar chez moi. Non seulement ça les agace, mais en plus ça m'occupe. Vous ignorez à quel point la retraite, c'est pénible. Petit bonus, même si je ne les apprécie pas, ça me fait quand même un peu de compagnie. Ils me racontent leur vie sans intérêt pendant des heures sans que je n'ai à répondre quoi que ce soit, et ils sont même heureux de le faire.
Je suis en face d'un dilemme cornelien. On dit souvent qu'il vaut mieux être seul que mal accompagné. Je l'ai pensé pendant longtemps. Maintenant que la vie m'a rattrapé, il est vrai qu'un peu d'aide parfois ne fait pas de mal. Je préfère être seul, car mes voisins sont d'horribles personnes. Cela étant, n'ayant jamais été marié, la compagnie me fait parfois défaut.
Il y a une petite jeune qui passe dans le coin, de temps en temps. Elle est mignonne toute plein. Rousse, souriante, elle n'a qu'un défaut : c'est la fille de mes voisins. C'est à se demander comment le diable a pu engendrer une enfant aussi gentille.
Avec le confinement, elle est revenue dans le quartier. Je crois que ses parents la forcent à s'occuper des vieillards, parce qu'elle vient prendre soin de moi tous les jours. Ne me prenez pas pour un demeuré, j'ai vu les informations aussi. Sous prétexte de chouchouter une personne âgée, vous vous octroyez le droit de sortir de chez vous. Darwin vous attend au coin de la rue, croyez-moi !
Ma petite rousse est rapidement venue frapper à la porte pour prendre des nouvelles. Ça faisait des semaines, des mois que je l'avais pas vu. Un rayon de soleil. Je crois que j'ai laissé échapper une ou deux insultes envers ses géniteurs, mais soit elle ne m'a pas entendu, soit elle a fait comme si de rien n'était. Sur le moment, j'ai pensé à une comparaison très imagée mais on ne peut plus pertinente : c'était une perle. Polie et brillante, mais née dans une huître, de celles que même un chien ne voudrait pas.
Après quelques passages, elle m'a carrément demandé de venir manger chez moi. À mon âge, un rendez-vous avec une belle jeunette, c'est bien plus émoustillant que ce que j'aurais pu pensé. Mes fuites urinaires ont recommencé à cause d'elle. L'âge me joue des vilains tours. Ses parents ont mis des serviettes un peu partout chez moi, du coup je fais mes besoins dessus. Ça leur donne du travail. Hors de question de porter des couches. Et comme ça, elle reste plus longtemps pour s'occuper de moi. Je ne voudrais pas qu'ils croient que je la préfère à eux, que je fais du favoritisme. C'est aussi mauvais pour ma réputation : j'ai besoin d'eux pour faire le ménage à ma place.
Au final, elle est venue me voir tous les jours. Elle m'a fait la cuisine, on a fait le ménage ensemble. Même si je n'ai pas fait grand chose, en réalité. Elle m'a parlé de tous ses soucis, et j'ai écouté. Enfin entendu, parce qu'avec l'âge, tenir une conversation entière devient un véritable défi. Quand je perds le fil de la discussion, je me contente de la fixer dans les yeux en hochant la tête de temps en temps. Ça suffit la plupart du temps. Elle est pas finaude, on sent bien qui sont ses parents. M'enfin...
J'en viendrai presque à penser que c'est dommage que le confinement s'arrête là. Je m'étais habitué à me faire dorloter, moi. Pas au point de regretter le célibat de toute ma vie, mais j'ai passé du bon temps. Maintenant que le gouvernement a donné son feu vert, ma rouquine a mis les voiles. Elle est quand même passée me dire au revoir. Elle m'a mis sur ses genoux et on a regardé la télé pendant qu'elle me caressait les oreilles. C'était pas mal. Mais avant de partir, elle m'a quand même rappelé de qui elle tenait.
— Kiwi, tu manges pas les câbles électriques, d'accord ?
Non mais elle m'a pris pour un attardé ou quoi ?
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