4.
21 décembre
Elle frissonnait. La bruine sauvage et renâclante qui voltigeait autour d’elle de manière empirique n’y était pour rien. Indifférente à ses tourments, de toute manière. Il n’y avait pas plus égocentrique que la pluie. Qui bondissait comme un jeune chiot bien trop fougueux à son goût. Elle la repoussa d'une tape grondeuse, peu encline à jouer à rapporte-le-bâton avec une telle assoiffée d'affection.
— Coucouche panier, pa-pattes en rond, siffle-t-elle, agacée.
Se croyant convié aux réjouissances, le vent se leva à son tour, s'enroulant autour de ses chevilles et de ses boucles sombres, farfouillant dans les plis de son manteau, s'aventurant sur son cou...
— Ah, non ! Recule !
Pourtant, qu'ils fouettent ses cheveux et brouillent sa vision l’arrangeait bien au fond. Elle ne pouvait se résoudre à faire face à l’imposante église qui la surplombait à l’écraser. Mais elle ne pouvait se dérober à ses responsabilités. Et elle n'avait pas le temps pour les chamailleries.
— Ça suffit ! Allez jouer ailleurs !
Vexée, la bruine la gifla avant de s'écarter, boudeuse. Il en fallait plus pour décontenancer son camarade.Toujours aussi sourd comme un pot. Il y avait peu qu'il en était sorti, apparemment. Cela expliquerait cette totale hystérie.
— Dégage ! ordonna-t-elle vivement en le fouettant violemment pour se faire comprendre. L'embrun parut enfin saisir qu'elle désirait un peu plus d'intimité et se retira à regret... avant de se s'élancer à la poursuite de la pluie qui se retourna pour le mordre. En mode averse dulivienne. Bien fait !
Il gémit, puis repartit à la charge, inébranlable. Ah, celui-là... Seule Élodie pouvait en tirer quelque chose. Il était plus que temps qu'elle se remette au travail d'ailleurs, elle aurait fort à faire rien que pour calmer ces deux excités.
Annaëlle leva la tête pour affronter les anges aux ailes oxydées qui la toisaient. Et les gargouilles gouailleuses d'un autre siècle qui paraissaient se repaître à l'avance de son échec...
— J'en suis capable, affirma-t-elle à voix haute. Rien que pour s'en convaincre.
Aucun écho. À quoi s'attendait-elle, aussi ?
Elle s'ébroua et se décida à contourner l'église à pas lents.
Elle en épouse le contour, sa main chatouillant la rugosité des pierres qui ne méritaient ce traitement de faveur qu'une fois l'an. C'est sous l'arcade, pas loin de cette petite porte gothique qui souffre d'anachronie en se dissimulant dans la roche, qu'elle déniche enfin la bonne aspérité. Et y plante ses ongles avec détermination.
Il ne se produisit rien d'exceptionnel. La pierre ne se détacha pas de l'ensemble en un bloc uniformément compact afin de se dévoiler en un grondement tapageur avec le chic de la discrétion du passage secret. Annaëlle ne se déroba pas aux éventuels regards ; les regards se seraient juste esquintés en vain à discerner sa silhouette terne, déjà opaque, se mariant avec la texture terreuse de la paroi.
Annaëlle se raidit. S'agrippa aux pierres écailleuses avec une ferveur inadéquate. La poitrine plaquée contre ce support inconfortable pour s'obliger à se concentrer sur une respiration machinée. Et la plus bruyante possible. L'air entrait avec vigueur dans ses poumons pour en ressortir avec un râle qui s'embarrassait de panique. Puisée du fond de ses entrailles.
Les transferts la terrorisaient toujours autant. C'était plus fort qu'elle.
Dans ces instants de clair-obscur, où elle balançait nerveusement d'une sphère à l'autre, elle ne pouvait s'empêcher de les imaginer. Rampant vers elle avec toute la force de ses angoisses. Ils la menaçaient, ombres grouillantes qui s'incarnaient dans ces foutues Ganglorines.
Pourquoi, mais pourquoi, avoir laissé ce sac à sa portée ? Ce sac, empli d'une masse suffisante pour traumatiser toute une existence. Si seulement elle n'était pas tombée dedans...
Les choses auraient-elles été différentes ? Aurait-elle été différente si elle avait été traitée autrement ? Ou avait-elle été traitée ainsi justement parce qu'elle était différente ? Elle n'avait jamais eu de réponse. Et la voilà affublée d'une mission, échue de droit en héritage, mais dont elle se serait volontiers passé. Ce que les Ganglorines n'avaient pas réussi, ces allers-retours s'en chargeraient bien assez tôt. Ils allaient avoir raison de ses nerfs.
Par-à-coups, elle obligea sa respiration à se stabiliser sur un rythme moins oppressé, sinon normal, et lâcha prudemment sa prise. Pour tâter le terrain. Le léger vertige familier qui la saisit lui confirma que la réalisation de son cauchemar n'avait pas eu lieu. Aucune morsure. Son coeur était intact. Et elle ne reconnaissait rien. Comme de bien entendu.
Rassénérée, elle tâtonna à l'aveuglette jusqu'à la porte ogivale qu'elle entrouvrit le temps nécessaire pour ses sens de s'adapter de nouveau aux subtilités myréennes. La première fois, elle n'avait pas attendu et s'était donc gamellée dans la volée de marches qu'elle avait failli traverser au risque de s'y retrouver piégée dans l'entredeux. Une erreur qu'elle n'avait jamais cherché à reproduire par la suite.
Ses yeux se dessillèrent. Les marches se consolidaient enfin sous ses pas hésitants. Elle raffermit sa volonté et entreprit sa courte descente.
Une simple pièce caverneuse. Dépourvue d'échappée mais dotée de sa propre luminescence. Rouge sang. Rien de tel qu'une bonne vieille escarboucle pour animer les soirées du 21 décembre ! La touche lugubre par excellence. Annaëlle ricana malgré elle. Il ne faisait pas les choses à moitié, son drôle d'acolyte.
Une simple alcôve. Nue. À l'exception d'une étagère, de guinguois. Un bric-à-brac empilé à la va-vite. Annaëlle posa son baluchon et émit un petit chuintement. Désapprobateur, cette fois. Ça, c'était moins réglementaire. Elle savait bien qu'il débutait dans l'exercice du métier, mais quand-même ! Quel abruti laissait la totalité de son équipement en plan et n'hésitait pas à se pointer après son supérieur, fi de toute ponctualité ? Il n'y avait que Moran pour correspondre à la description. Un comble dans sa catégorie. Et bien évidemment, c'était elle qui se le coltinait. On allait rigoler, tiens.
Une sombreur furtive dévala les marches en une roulade adroite. Audacieux stratagème de Moran pour éviter d'avoir à se farcir le délai imparti tout en laissant le moins de prise possible à la vorace inconsistance.
Se déplia un grand dégingandé sombre d'habit et d'humeur. Il ne s'embarrassa pas en saluts inutiles et commença à empocher son attirail sans mot dire.
Annaëlle retint un grognement savamment modulé en un toussotement sourd. Et en plus il se ramène en faisant le moins de bruit possible. Trappen à la noix * ! C'est quoi cette formation bâclée ? La base ! Juste la base ! C'était trop demander pour sa première mission ? Ce ne serait pas à lui de ramasser les pots cassés et de chasser les esprits récalcitrants lors du rituel !
— Tu es en retard, l'accusa-t-elle sans se retourner vers lui.
— Et toi de mauvaise humeur. Un partout, répliqua-t-il de sa voix âpre des mauvais jours.
Après ces mois d'échanges interposés, il paraissait aussi pressé qu'elle de commencer leur partenariat officiel. Elle le savait de caractère beaucoup plus jovial qu'elle. Au vu du contraste, elle se demanda s'il ne s'agissait pas là d'un attribut supplémentaire de sa panoplie. Visiblement le seul qu'il se trimballait.
Se dissimulait-il volontairement dans l'ombre pour la laisser pleinement déployer sa lumière solaire ? Eh ben, il était aussi mal tombé qu'elle. Comme tout le monde, il ne devait pas ignorer que, depuis ses huit ans, elle était une bille dans ce domaine. Mais comme lui, elle devait se prêter au rôle auquel elle était destinée en tant que Myréenne de premier rang. Et faire comme si. Or, plus l'échéance approchait, plus elle avait du mal. Si Moran s'avérait son partenaire définitif, elle n'aurait pas à feindre devant lui tout du moins. Et lui non plus. Mais peut-être bien que son attitude n'était en rien feinte.
Le regardant glisser son martinet dans sa ceinture, Annaëlle tergiversa brièvement pour décider si elle devait le rappeler à l'ordre ou non. Si elle s'aventurait à jouer aux petits chefs tyranniques dès le départ, l'association risquerait de tourner court. Ou il lui ferait subir la misère. Mais son comportement était trop idnamissible pour que quiconque le laisse passer. Une incartade suffirait à le mettre en garde des dangers qu'il encourrait s'il échouait dans son apprentissage.
— Écoute, je déteste l'idée de te donner des ordres et tout ça, mais faut rester un minimum professionnel. Tu ne peux pas laisser...
Son reproche se coinça dans sa gorge face au regard noir que Moran lui lança : "commence pas à prendre la grosse tête, tu veux ?" Okay, message reçu.
Moran s'empara de l'escarboucle qu'il glissa dans sa poche, fit sauter sa bourse dans sa paume, négligemment, avant de la fixer à la châtelaine suspendue à sa ceinture. Le tout sans la regarder. N'importe, elle avait parfaitement saisi toutes les nuances de cette forme d'intimidation.
Il avisa l'imposant sac en toile et s'empressa de vérifier son contenu.
— Celui du dessus, c'est le cadeau de Iyou ?
Avant de soupirer.
— Loin de moi l'envie de te critiquer dans les choix de tes recrues, mais...
— Alors ferme-la si c'est le cas.
Égalité, balle au centre.
Ils partaient du bon pied, tous les deux. Ambiance.
Moran soupesa le sac avec circonspection mais le chargea sur son épaule sans plus d'autre commentaire.
— Quand faut y aller... Prête ?
Elle hocha la tête d'un coup sec. Pour ne pas montrer que son corps tout entier bringuebalait déjà.
— En avant, alors. Destination 123-B.
Il la toisa lentement. Trop facile du haut de son 1m86 face au 1m66 tout tassé d'Annaëlle.
— Respire et ça devrait aller d'ici-là. Pas envie de partager le sac avec un cadavre.
* Pour la petite note culturelle, le Père Fouettard est également surnommé Hans Trapp (région alsacienne notamment), en raison du bruit de ses pas pour chasser les esprits (trappen) avant la venue de Noël. S'il fait autant de bruit sur son passage, c'est autant dans ce but que pour effrayer les enfants.
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