Le père fouettard

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Je garde de mon enfance le souvenir confus d'une anomalie. Du plus lointain que je me souvienne, j'étais différent des miens. Fils unique, élevé avec mes deux cousins et une cousine (mon père et son frère vivaient dans la même ferme), je ne participais pas aux jeux des autres enfants de cette maisonnée. Ils avaient une cruauté dans leurs jeux, entre le lancer de rats ou leur courir après pour les assommer avec une pelle en bronze, je ne pouvais prêter mon concours dans leur éternelle dératisation qui les amusait fort. Je les aurais bien frappé à coup de pelle pour leur signifier tout le bien qu'ils faisaient à un animal qui, somme toute, me ne rebutait pas en tant que compagnie. J'étais l'aîné de tous.

Mais j'avais plus ce côté contemplatif de mon environnement (ce que mon père appelait "bailler aux corneilles") qu'un comportement actif à ses yeux. Lorsque je regardais le ciel, ce n'était pas pour prévoir la pluie, mais pour contempler la courses des nuages. Je passais mon temps à comparer leur forme avec ce que je connaissais de mon environnement que de faire un rapport complet sur ce qu'ils annonçaient.

Mon environnement était si peu stimulant que je voulais être ailleurs qu'à la ferme où j'ai grandis. Nous avions quelques poules, un coq, un âne, une quinzaine de moutons, et deux bœufs que mon père menait aux champs tous les matins, afin de les atteler à la charrue munie d'un soc, pour labourer. Le printemps était toujours synonyme de souffrance pour ces pauvres bêtes. Je plaignais les bœufs de mon père qui tiraient le soc et la charrue tous les jours. Mon père les encourageait à coup de baguette d'osier. Si je cherchais d'où venait la violence de mes cousins et cousine face aux animaux, il suffisait que je regarde mon père pour avoir la réponse. Avoir une baguette d'osier est une chose, s'en servir de fouet en est une autre. Je l'entendais pester contre ces bovidés qui meuglaient de douleur. Alors pour les soulager, j'allais rejoindre mon père aux champs, et je les encourageais de la voix en les précédant, sans les fouetter. Et les bœufs me suivaient, dociles. Mon père n'eut jamais un mot de remerciement, non pas qu'il considérait mon aide comme un dû, mais plutôt parce qu'il n'avait pas la capacité intellectuelle de remarquer que je lui donnais un coup de main.

Il y avait quelque chose en lui de sauvage et de brutal, qui me mettait mal à l'aise et qui était tellement aux antipodes de ce que j'étais qu'il me voyait comme une fille. À force de l'entendre parler de moi au féminin, je commençais à me dire qu'il avait peut-être raison.

On me dit cruel, on me dit tortueux. Mais je crains hélas que ma famille m'a quelque peu endurci. On pourrait s'imaginer que ma mère, douce comme le bon pain, m'a apporté un peu de tendresse dans ce monde rural sans pitié. Certes, elle ne me battait pas. Mais elle n'élevait pas la voix non plus pour me défendre. Il n'empêche que ses activités plus silencieuses me convenaient mieux : elle tondait les moutons, après avoir dûment attaché leurs pattes pour qu'ils ne se débattent pas, triait et lavait leur toison, les cardait[1] et les filait avant de s'installer devant son métier pour tisser de larges étoffes qu'elle vendait aux marchés avec les produits de la terre que mon père récoltait.

Étant vu comme une fille par mon père, j'ai longtemps observé les activités de ma mère et je me suis rendu compte que le calme qui en découlait me permettait cet état contemplatif qui me servait de refuge. Alors je me suis mis à tondre les moutons, sans les attacher. L'animal venait se caler entre mes jambes et je passais les ciseaux dans sa toison douce en fredonnant au milieu des bêlements affectueux. J'étais heureux. Infiniment. Jusqu'à ce que mon père, en revenant des champs, me vit dans le pré, à ma tâche féminine. Il entra dans une telle fureur que mon corps est marqué :

Parfois la nuit, je me réveille avec ce rêve venu de mon lointain passé : mon père me tenait par le chiton et me tirait jusque dans la remise avant de m'enfermer avec lui pour me corriger. Il avait une large ceinture de cuir qui maintenait son exomide dont il se servait pour me lacérer le dos. Ses coups étaient ponctués d'insultes sur ma féminité. Il allait, disait il me faire passer l'envie d'être une femelle ou il ne s'appelait plus Nestor. J'avais 10 ans.

J'en ai 30, à présent. Mais le dos me cuit encore lorsque je pense à cette phase de ma vie. Si être un garçon et tondre les moutons étaient déshonorant pour la gente masculine, alors je devenais la honte de ma famille, l'indigne fils de mon père. Je devenais l'objet des insultes et des moqueries des membres mâles de la ferme : mon père, Nestor, mon oncle, Petros et mes deux cousins, qui, bien que plus jeunes que moi, ne voyaient aucun inconvénient à me lancer des coups de pieds sous la table et à me hurler aux oreilles le matin, en guise de coq, pour que je sorte du lit.

Je laisse à la méditation de mes pairs ces quelques questions : Qui a donné aux hommes cette loi qui sépare les activités des hommes et des femmes ? Où est le mal d'aimer la compagnie des animaux et s'émerveiller des accents de leur langage et de leur pelage chaud et doux au toucher ? Suis je le seul à écouter le hululement de la chouette ou l'écoulement d'un ruisseau ? Suis je le seul à entendre les étoiles chanter ? Si la réponse est non, il y en a d'autres qui comme moi, ont les oreilles ouvertes sur le monde, avec cette sensibilité, alors il va falloir sérieusement réfléchir sur l'art et la manière d'éduquer, même dans le bas peuple, les personnes les plus sensibles, afin que ce que j'ai vécu ne se reproduise pas.

_________________________

[1] en filature, action de brosser les fibres à l'aide d'une carde pour que toutes les fibres soient dans le même sens. Cela facilite le filage. La carde est inspirée des crochets du chardon. Pour ceux qui ont déjà brosser leur chien (ou leur chat) avec une brosse aux poils métalliques aux bouts légèrement recourbés, ce n'est pas une brosse, mais une carde.

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