La journée en ville
Ma mère, Irénê, prétextait avoir besoin de bras pour les jours de marché et je fus proposé par mon père ! Je n'avais pas de sœur, mais comme je travaillais comme une femme, je ferais les marchés. Je soupçonne qu'à l'époque, ma mère se creusait la cervelle pour me sortir du marasme dans lequel je me trouvais lorsque nous étions en famille, dans cette ferme qui tenait debout par miracle. Et elle avait trouvé cette excuse pour que je puisse respirer un peu. Après tout, même si elle n'élevait jamais la voix dans les conversation, elle n'était pas aveugle. Elle voyait bien que j'étais malheureux.
Je me faisais une joie de préparer la charrette pour me rendre au marché avec ma mère : je portais donc les paniers de fruits, de légumes et de céréales et les déposais à côté des étoffes emballées dans de la toile de jute. Ma mère filait le lin, le chanvre, le mouton et même la chèvre, lorsqu'elle en échangeait au marché. Elle savait filer finement pour faire des étoffes presque transparente que les femmes affectionnaient en guise de peplos[1]. Une fois la charrette remplie, ma mère attela l'âne et munie d'un bâton de marche, elle se mit en route. L'âne nous suivait. Je chantais à tue-tête tellement mon cœur débordait de joie, car en quittant la ferme quelques heures, je me sentais libéré d'un poids et ma poitrine légère, me rendait heureux. Ma mère, silencieuse, marchait, mais je vois encore son sourire complice, alors que je courais presque sur la route, faisant demi-tour pour la rejoindre, elle qui avançait moins vite que moi.
Arrivés en ville, je ne savais pas où aller. Je restais donc près de ma mère qui se dirigea vers le marché et trouva une place entre une vendeuse de simples[2], et une vendeuse d'eau parfumée. J'aidais ma mère à monter l'étalage. J'alignais les paniers et ma mère m'envoyait promener en ville pour ne pas être l'objet de moquerie, disait elle : seuls le forgeron et le maréchal ferrant avaient une place au marché. Le reste du commerce était exclusivement voué aux femmes. Alors je me promenais dans les rues de l'Olympe.
J'étais confronté à un autre type de beauté, celle qui n'est pas inscrite dans la nature, mais construite par les hommes. Mon premier contact avec l'architecture urbaine me plongeait dans des rêves étranges. Moi, enfant de la campagne, je tombais amoureux de la ville. Les gens qui y circulaient étaient parés de vêtement colorés, les femmes laissaient derrière elles un sillage parfumé de fleurs et de fruits. Les gens du commun portaient des chitons[3] mates, en simple lin, sans autres fibres qui leur donnaient des reflets chatoyants. Les femmes plus riches portaient des peplos. Il y avait donc une diversité dans le peuple qui me laissa pantois.
Je me promenais en ville en prenant garde d'imprimer mon chemin dans ma mémoire. La ville était séparée en différents terrains : les ministères. Chacun d'eux avaient une fonction. Ils avaient tous un ou plusieurs jardins. Je ne savais pas dans lequel je jetais mon dévolu, mais sa richesse était manifeste. Il était composé d'allées pavées de marbre, formant des courbes entre des monticules de terre couvertes de gazon, d'arbres, de parterres de fleurs et même de bassins. Une fontaine apparaissait çà et là, entourée de banc à l'ombre d'essence qui m'étaient inconnues. Les jardins des différents ministères étaient visités par des animaux bien nourris et pas farouches.
Je me souviens de ce rat qui marchait péniblement, cherchant sa pitance au pieds des bancs, où quelques miettes de nourriture avait été laissé par les humains après leur déjeuner. Son pelage trahissait son âge avancé et on voyait bien qu'il aspirait à regagner un coin moins exposer à la vue des hommes. Mais il fallait bien qu'il se nourrisse. Je m'approchai prudemment de lui et m'accroupis pour paraître moins grand que je n'étais en réalité. Le rongeur s'arrêta de manger et m'observa. Je ne l'inquiétais pas, car il n'y avait aucune nervosité dans son attitude. Par contre il y avait beaucoup de curiosité. Je lui tendis la main et il s'avança vers moi jusqu'à poser ces pattes sur le bout de mes doigts. Je me sentais heureux de sa confiance et lui, cherchait du bout de ses moustaches quelque nourriture dans le creux de ma main vide. Nous nous regardâmes, aussi médusés l'un que l'autre : sous mes yeux, il avait rajeuni. Son pelage s'était étoffé. Il avait changé de teinte en devenant plus sombre et les déformations osseuses dû à l'âge avait disparu. Ce fut un jeune rat qui s'éloigna de moi pour poursuivre son déjeuner sous le banc.
Vers la mésembria[4], les habitants remplissaient les jardins pour y manger un repas frugal. Je me retrouvais en compagnie d'enfants de mon âge qui partageaient avec moi leur déjeuner fait de galette de céréales, de fruits frais et de gâteau au miel et aux noix de toutes sortes. En me nourrissant de leur surplus, je bénissais les dieux qui pourvoyaient à me nourrir, alors que ma mère m'avait envoyé me promener sans une pomme. Je mangeais de bon appétit et remerciais mes commensaux. Ils me souhaitèrent un bon retour et me dirent de ne pas m'en faire : un autre jour, c'est moi qui partagerais mon repas avec eux.
J'aimais la ville et ses habitants, et j'aimais les saveurs qu'il me faisaient découvrir et que je ne trouvais pas chez moi.
Lorsque le son d'une cloche parvint à mes oreilles, et que les personnes que je croisais remontaient du marché, je me mis à courir : le marché allait s'achever et je n'étais pas auprès de ma mère pour l'aider. Lorsque j'arrivais, ma mère avait déjà clôturer son étalage et rangeait les victuailles qu'elle avait troqué contre les nôtres. Elle avait pu avoir différentes farines, du pain, des haricots, des herbes et du savon. Ma mère profitait toujours des jours de marché pour faire des emplettes. C'est chaussé de nouvelles sandales à ma taille que je retournais à la ferme. Je babillais en chemin, à côté de l'âne qui encensait de la tête de contentement. Je louais les fontaines et les parterres de fleurs du jardin de tel ou tel ministère et du goût des gâteaux au miel. Justement, ma mère en avait acheté un grand pot, pour conserver les fruits, disait elle. Mais si il en restait, elle ferait cuire des galettes d'orge qu'elle sucrerait au miel, promis !
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[1] Vêtement : deux rectangles de tissus attachés ensemble que les femmes portaient au dessus de leur tunique longue, pour ajouté une touche de couleur supplémentaire.
[2] Herbes aromatiques comme le thym, le serpolet, l'origan, la coriandre, le persils, la menthe, tous ayant des propriétés thérapeutiques de base
[3] Vêtement : tunique formé par un tissus tubulaire et maintenus par des agrafes au niveaux des épaules.
[4] Division de temps : la mésembria est le milieu du jour (midi).
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