La colère du père
Mon babillage ne s'arrêta pas là. Je ne tarissais plus. À l'heure du repas, je décrivais devant mes cousin médusés et ma cousine hilare, les beautés de la ville. Je savais bien ce qu'ils pensaient : j'étais un fou. Mon père était rouge de honte. Mais mon oncle lui recommanda de m'envoyer en ville "quand j'aurai l'âge !" avant de se tourner vers ma mère et de lancer : "Il va falloir en faire un autre, Irénê !" avant d'éclater d'un rire gras, pour une plaisanterie dont je ne saisissais pas le sens. Je compris qu'il disaient à ma mère d'avoir un autre fils. Cela n'enchantait personne, moi le premier. Il fallait que je fusse considéré comme portion congrue pour qu'on cherche à me remplacer comme on change des sandales. Ce n'était pas flatteur pour moi, ni pour ma mère, quant à mon père…
Son regard n'était que braises ardentes quand il me scrutait. Il finit par lâcher : "les dieux se sont trompés : Ils m'ont livré une fille !" Je baissais la tête vers mon écuelle et j'y ramassais un petit gâteaux d'orge au miel que ma mère avait confectionné. Je le savourais en bénissant les dieux et en les priant de me laisser vivre en ville. Je n'osais lever les yeux sur ma mère qui avait tenu sa promesse en le me préparant, mais je retins qu'elle n'avait qu'une parole. Chacun des mots qu'elle prononçait avait du poids, même si elle ne s'exprimait pas souvent. J'ai le souvenir d'une femme silencieuse par les lèvres, mais vivante par le regard. Mais comment être une femme épanouie dans ce monde où les hommes dominaient ?
Lorsque j'eus 13 ans, mon père entra dans ma chambre tôt le matin, et attrapa une couverture. Il entassa dedans tout ce que contenait mon armoire et me traîna hors de ma chambre en me disant :
— Aujourd'hui, t'es sensé devenir un homme. Alors tu décides : ou tu me suis aux champs, ou tu prends ce baluchon et tu vas te faire pendre en ville !
C'est la seule et unique fois que je vis ma mère s'interposer entre mon père et moi, faisant de son corps un rempart derrière lequel je pus me réfugier. Elle protesta avec une énergie que je ne lui connaissais pas et dit d'un ton ferme :
— C'est une affaire de femme ! va aux champs, je m'occupe du reste !"
Et mon père, après une gifle que ma mère reçus sans broncher, maudissant les dieux, partit aux champs en claquant la porte.
Ma mère alors se tourna vers moi :
— Veux-tu aller aux champs et travailler la terre ?
— Jamais ! m'écriai je.
— Alors écoute bien ce que je vais te dire : Tu vas en ville, tu demandes aux gens de te montrer la route pour parler au frère Eugénios. Tu n'oublieras pas ?
— Eugénios ?
— Tout le monde le connaît là bas.
— Compris, maman.
Elle me serra sur son cœur et me donna sa bénédiction. Je pris mon baluchon et, après un dernier regard vers les champs où la silhouette de mon père, au loin, fouettait les bœufs, je tournai le dos à mon passé et parti sans me retourner.
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