Le centre des aides

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Je compris bien vite que ce qu'il appelait "son bureau" n'était pas une petite pièce sombre où les livres et parchemins s'entassaient devant lui. C'était une salle d'une bonne centaine de places où les gens étaient assis en hémicycle, devant une petite estrade avec deux sièges faisant face à un autre. Lorsque nous pénétrâmes dans ce bâtiment en forme de cube, les personnes présentes se levèrent comme un seul homme.

Nous descendîmes une allée centrale, qui séparait les hommes des femmes et, arrivé devant l'estrade, Eugénios se retourna et s'adressa à cette curieuse assemblée.

— Ce jeune homme m'a abordé le premier, dit-il. Il passera donc avant vous. Sœur Daphnée, tu peux approcher."

Une fille pas plus âgée que moi sortit des rangs et s'avança jusqu'à nous, tandis que le reste de l'assemblée s'assit sagement. Eugenios me dit alors d'une voix basse et cependant audible :
— Assieds-toi là, petit-frère, et s'asseyant à son tour en face de nous, il m'expliqua : Tu es ici au ministère des aides, dont je suis le ministre. Ceux qui viennent ici se posent la même question que toi : 'à quoi je sers ?', 'comment trouver ma place dans la communauté ?' C'est bien ce que tu te demandes, n'est-ce-pas ?

J'affirmais de la tête, intimidé soudain par son statut. Un ministre ! C'est-à-dire une personne haut-placée dans la hiérarchie de la ville... et ma mère le connaissait au point de m'avoir envoyé vers lui. Eugenios attendit que je recentre mon attention sur lui en me dit :

— Je te laisse réfléchir et rassembler tes pensées pour m'expliquer ce que tu sais faire et quels sont tes goûts. En attendant, je vais m'occuper de la demande de notre sœur Daphnée."

Il se tournait donc vers la sœur et lui parla avec la même douceur qu'avec moi. Sa déférence ne changea pas d'un pouce. Il traitait hommes et femmes sur un même pied d'égalité et cela remuait en moi un sentiment de totale confusion, aux antipodes de ce que j'avais vécu jusqu'à présent.

Il écouta avec patience Daphnée se plaindre de ce que la fabrication d'huile parfumée à l'usage des olympiens qui se rendaient aux Thermes, ne lui convenait pas : les parfums purs, non dilués lui causaient de violentes migraines. Elle avait d'ailleurs à ce sujet, un message que le ministre Raphael avait rédigé à son intension. Elle sortit de la poche de sa tunique, un petit rouleau maintenu fermé par un ruban vert. Eugenios prit le message, le déroula et je vis ses yeux pâles suivre les lignes d'une suite de glyphe qui me paraissaient comme autant de signes magiques. La pensée de Raphael y était gravée et Eugenios communiquait avec un homme qui était absent du lieu où nous nous trouvions.

Lorsque Eugenios revint à Daphnée, il eut un sourire rassurant.

— Il est clair que tu es trop sensible aux huiles essentielles des plantes balsamiques. Mais nous finirons bien par te trouver une tâche qui te convienne...

— Justement, monsieur le ministre, j'ai beaucoups réfléchi. Le séjour que j'ai dû faire au centre de réparation m'a ouvert les yeux : c'est un lieu de repos où l'atmosphère est paisible, afin que les soins soient donnés dans de bonnes conditions. Je me vois très bien parfumer les lieux avec des bouquets de fleurs odorantes. Les huiles essentielles sont trop fortes pour moi, mais pas les fleurs dont elles sont issues... Je sais arranger un bouquet pour qu'il soit agréable à l'œil et je suis sûre que cela apportera du réconfort à nos frères et sœurs patients.

— Allons, petite sœur, te souviens tu t'être évanouie à la vue du sang ? répondit Eugénios. Tu ne peux accomplir de tâche au centre de réparation : les blessés y sont nombreux. Mais ce que tu me décris part d'un bon sentiment. Je peux te suggérer de pourvoir à la décoration florale, non pas du centre de réparation, mais celui de la régénération, qui te conviendrait très bien. Qu'en dis tu ?

— Je ne pouvais espérer mieux, merci, monsieur le ministre."

Il en avait fini avec Daphnée et il revint à moi.

J'avais si bien suivi leur conversation que j'avais oublié de réfléchir sur le talent que je voulais exploiter. J'aurais pu lui parler de mon talent pour tondre un mouton ou de faire tirer un chariot par un bœuf de façon pacifique. Mais je me rappelais que cela trahissait trop cet aspect féminin que mon père détestait. En abandonnant cette idée, je parlais de la première chose qui me passait par la tête et qui n'avait rien à voir.

Je lui parlais du vieux rat que j'avais croisé dans un jardin de la ville, alors que ma mère était au marché. Le rongeur n'était pas farouche. Je lui avait tendu la main et il s'en était approché avec curiosité. Il avait reniflé ma paume, en posant ses pattes antérieures sur mes doigts. Il ne trouva pas de nourriture, mais il repartit rajeuni, plus guilleret et en trottant allégrement.

J'achevais cette anecdote avec le sentiment d'être un parfait idiot. Je baissais la tête et la rentrais dans les épaules en me gourmandant moi-même. Mon père m'aurait déjà récompensé d'un coup porté sur l'occiput. Mais Eugénios pris une longue inspiration.

— Où pourrais je envoyer un jeune homme capable de rajeunir un rat d'un simple contact ? dit il pensif.

— Au centre de régénération, répondit Daphnée en s'imisçant dans la conversation le plus naturellement du monde.

Je la regardais, abasourdi. Si ma mère avait osé interrompre les hommes dans leur conversation, elle aurait eu droit à une volée de bois vert. Mais Eugenios poursuivait sa réflexion tout haut, sans se formaliser des interventions de la sœur.

— C'est bien mon avis, mais je suis inquiet. Je n'imagine pas notre frère Adelphos accomplir une tâche au centre de régénération et rentrer chez lui le soir. Car je me rends compte qu'il n'a pas de lieu sûr où trouver le repos.

— Peut-être que le ministre Raphael lui donnerait accès aux cocons individuels. Certains sont libres de tout occupant et ont justement été construits pour les cas où les régénérateurs n'ont pas de demeure où se reposer.

— Bien vu, sœur Daphnée. Je vais écrire un message au ministre Raphael. Quelle coïncidence ! Vous allez vous rendre dans le même centre ! Profitons en : Adelphos est nouveau dans nos murs, tu lui montreras le chemin, petite sœur."

Et il se mit à rédiger un message alors que je jetais un coup d'œil à Daphnée qui me souriait avec indulgence. Quelque instant après, il ferma le rouleau d'un ruban blanc et me le tendit.

— Tu te présenteras devant le ministre de la santé, le frère Raphael et tu lui remettra ce message de ma part. Il te fournira un coccon pour te reposer. Il ne refusera pas d'avoir dans ses murs une personne capable de rajeunir les tissus cellulaires animaliers. Daphnée va te montrer le chemin."

Je vis alors une salutation que je n'avais jamais vu ailleurs : Eugénios et Daphnée se serrèrent mutuellement les poignets. Je fis le même geste et ce fut comme si la bénédiction d'Eugénios s'imprimait en moi. Il nous congédia avec amabilité avant d'appeler "Cloé" et "Théobule" pour prendre les places que nous laissions vacantes. Mes premiers contacts en ville étaient d'un tel contraste avec le monde des champs que je me demandais quelles autres surprises la ville me réservait encore.

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