Le repas du soir

4 minutes de lecture

C'était une pièce immense, avec un service à notre disposition. Il suffisait de s'approcher d'une alcôve, de demander ce que nous voulions manger et le plat simple mais roboratif, était servi sur un plateau que nous emportions, cherchant une place parmi les tables rondes inoccupées. Mais il y avait beaucoup de monde et les tablées de six personnes toutes occupées, mais pas toutes remplies...

Daphnée se dirigea vers les personnes que je connaissais déjà : Akhenaton et Tiberius qui dînaient avec Raphael et Aminata.

— Je vois qu'il reste de place de libre sur cette table, dit Daphnée avec son plus beau sourire.

J'enviais son aplomb. Je n'aurais jamais osé dérangé le ministre. Ce fut ce dernier qui dans un geste large, nous désigna les sièges de libre.

— Installez vous, les enfants ! Alors comment s'est passée votre visite ?

Je finissais par m'habituer à ce que ce fusse Daphnée qui monopolisa le discours. Non pas que je n'étais pas enthousiaste, mais elle était plus rapide que moi dans ses réactions. Elle conta par le menu notre après midi. Même mon temps de sommeil ne fut pas épargné, d'autant plus qu'il fut appuyé par Tiberius et Akhenaton. Je ne savais plus où me cacher lorsqu'elle parla de mes affinités avec la gente animale. Elle louait le résultat que j'avais obtenu sur le rongeur et raconta la transe dans laquelle la toison d'un mouton me plongeait.

Ce que j'ignorais, c'est que Raphael emmagasinait ces informations pour savoir où me placer exactement. Même si Eugénios m'avait orienté vers le centre de régénération, il ne savait pas trop quel tâche me confier, ne m'ayant jamais vu à l'œuvre.

— Tu accepterais de soigner un mouton fraîchement arrivé ?

Arrivé d'où ? Je ne comprenais pas son vocabulaire. Néanmoins, j'acquiesçais.

— Parce qu'il y en a encore qui arrivent ? demanda Daphné.

— Nous sommes en Hécatombeion[1], expliqua Tiberius : les incarnés font des sacrifices et les plus humbles préfèrent sacrifier un mouton qu'un bœuf. C'est un animal utile pour tirer la charrue. Si ils n'en ont qu'un, ils le gardent en vie pour le labour.

J'avais beau être concentré sur ma soupe, je fus saisi par ces paroles. Les incarnés ? Mais de quoi parlait il au juste ? Même dans les contrées illettrées dont j'étais issu, personne, pas même mon père si violent, n'aurait sacrifié un animal. Je dis bêtement :

— Mais pourquoi les sacrifier ?

Tiberius haussa les épaules d'ignorance. Ce fut Akhénaton qui expliqua :

— Il y a plusieurs raisons, une pragmatique, une spirituelle, laquelle tu veux entendre ?

— La spirituelle !

Je l'aurais certainement trouvé moins violente que la "pragmatique".

— Les sacrifices se font afin d'attirer la faveur des dieux pour gagner une guerre ou une affaire commerciale.

Je restais sans voix quelque instant avant d'articuler :

— Et les dieux acceptent cela ?

— Je ne crois pas. Par contre, je crois au côté pragmatique des prêtres : Il faut bien se nourrir de quelque chose, et le bœuf ou le mouton peuvent nourrir plusieurs personnes… et quand il s'agit de bœuf, c'est de la viande pour plusieurs jours… respire, petit frère, tu es tout pâle. Il va falloir t'habituer à ce paradigme : les incarnées ne se souviennent pas toujours de notre monde.

Je pris une longue inspiration et je pu reprendre un peu de potage. Les paroles d'Akhénaton signifiaient que les incarnés et nous ne vivions pas dans le même monde. La voix d'Aminata ajouta :

— Notre petit frère vient de fort loin pour qui voyage à pieds. Hier encore il vivait hors-la-ville. Vous vous souvenez que la plupart des familles agricoles ne s'incarnent que pour avoir un enfant et ne retournent plus s'incarner, laissant l'enfant grandir et son âme prendre de l'âge dans notre dimension causale, sans aucune expérience des mondes physiques.

Raphael avait écouté Aminata avec une attention soutenue. Il tourna vers moi ses yeux vairons et me questionna d'une voix calme :

— Tu ne t'es jamais incarné depuis ta naissance ?

— Si je vous réponds que je ne comprends pas de quoi vous parler ? demandais je tristement.

— J'ai ma réponse, dit alors Raphael stupéfait.

Il regardait toute la tablée. Je sentis le bras de Daphnée m'entourer le dos pour me saisir l'épaule. Dans le silence de mes commensaux, Raphael pris une décision.

— J'irais voir demain le gouverneur pour lui parler de ses cas d'âmes vieillissant sans incarnation. C'est un sujet grave et un débat doit être lancé à l'aréopage.

Il se tourna vers moi.

— Ne t'inquiète pas, petit frère : Nous allons palier à cela. Nous préparerons, Aminata et moi, un plan de vie que nous soumettrons au gouverneur.

En disant cela, il posa la main sur celle de la femme à la peau d'ébène qui lui souriait, heureuse… et dans ma tête, je comparais, pour la millième fois en une journée, ce que je voyais avec la vie que j'avais toujours connue. Mon père n'a jamais tenu la main de ma mère… jamais sous mes yeux en tout cas.

___________________
[1] Premier mois de l'été, dit mois des hécatombes (le sacrifice de cent bœufs), considéré comme le premier mois de l'année civile.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Natsaka ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0