Le choc

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La section vétérinaire était sans doute la plus lumineuse de toutes. Les murs étaient verts clairs et des tables permettaient de mettre les petits animaux à hauteurs d'homme pour les soigner efficacement. La salle dans laquelle je fus conduit était dans l'aile du centre de réparation. C'était le lieu où les incarnés, de retour dans notre monde, autrement que dans un corps vieillissant, se retrouvaient entre les mains des guérisseurs "réparateurs" et ce qui m'arriva confirma que je n'étais pas un réparateur.

Tandis que Raphael m'expliquait que les dieux étaient bénis d'avoir instauré notre monde de telle sorte que les humains et les animaux passaient avec la blessure ayant causée leur trépas. Les moutons qui occupaient chacun une table n'avaient qu'une plaie à la gorge. Le reste de leur corps physique avait sans doute été taillé en pièce pour nourrir les hommes. Les dieux soient loués ! Seule une plaie était à refermer.

Les dieux soient loués ! me répétai je devant le pire spectacle qui s'offrait à mes yeux. Cet animal si doux me regardait, perdu dans les limbes de son incompréhension. Sa plaie béait, laissant voir sa trachée sectionnée. Mon estomac douloureux remuait, tandis qu'un voile noir tomba sur mes yeux, me laissant aveugle, sourd et sans sentiment.

Je traversais un fleuve noir et gluant. Entre deux sensations confuses de voix et de contacts lumineux, je sombrais, impuissant, dans les méandres cauchemardesques de ma pensée. Je délirais. Je voyais mon père, ricanant, battre un mouton sous mes yeux, avant de lui briser la nuque. Je criais, suppliais, mais rien à faire. Il accomplissait cette basse besogne avec le sourire et le même rire gras que son frère. Ces rêves brutaux me donnaient une fièvre violente qui m'épuisait. Je pu voir dans un moment de lucidité, les yeux vairons du ministre Raphael penché sur moi. Mon délire me ne permettait pas d'entendre ce qu'il me disait, mais je m'accrochais à sa présence rassurante avant de sombrer à nouveau.

Lorsque je revins à moi tout à fait, c'était d'autres yeux qui veillaient sur moi. Je reconnu Daphnée à son regard vert émeraude. Je pouvais y lire sa fatigue et sa résignation : elle avait dû me veiller longtemps.

— Tu m'entends ? me demanda t-elle, d'un ton plein d'espoir.

J'acquiesçais et elle eut un sourire rassuré.

— Tu as été inconscient pendant trois jours. Tu as eut un choc émotionnel très violent. Reste allongé, je vais prévenir le ministre que tu as repris connaissance.

Je me sentais encore bien faible. Mais je fis le bilan stupéfait de ce qui, pour moi, venait d'arriver. Trois jours de cauchemar et de délire fiévreux à la seule vision d'une victime sacrificielle. Je dû faire le deuil de mon espoir de soigner les moutons puisqu'ils revenaient dans notre monde dans un état incompatible avec ma sensibilité "féminine". Mon père aurait rigoler, tiens !

Le pas de Raphael se fit entendre avant que je le visse franchir la porte de ma cellule. Il avait un bol en main et me parla doucement.

— Ô petit frère, nous étions tellement inquiet, me dit-il en me soulevant le buste pour que je puisse boire la soupe claire mais étonnamment savoureuse et revigorante.

— Je suis désolé, dis je après quelques gorgées. Je ne peux servir la communauté ainsi...

— C'est de ma faute, frère Adelphos. Eugénios m'avait bien recommandé de ne te placer qu'au centre de régénération. Mais je manque tellement de bras dans la section de réparation animale, surtout en cette saison, avec tous ces sacrifices. Tu n'as rien à te reprocher. Nous avons aussi une section de soin animalier au centre de régénération. Si tu te sens d'attaque à revigorer les abeilles et les rongeurs qui vieillissent naturellement plus vite que nous, tu y seras bien. Sous nos contrées, ces animaux sont pacifiques et dépendent énormément de notre énergie.

Je tentais de me lever, prêt à reprendre du service, mais Raphael m'en empêcha.

— Prends le temps de te reposer et de te nourrir. Il faut que tu reprennes des forces. J'ai toute autorité ici pour distribuer les congés sans passer par le gouverneur. Ressource toi en te promenant dans les jardins, ils sont là pour çà. Nourris toi à volonté et nous verrons dans dix jours si tu es tout à fait remis. Et surtout, petit frère, ne commence jamais la journée de service l'estomac vide !

Si le sujet était clos, il ne me quitta pas pour autant. Il s'asseyait sur le bord de mon lit et me dit d'une voix étonnamment douce :

— Quand tu ressentiras le besoin de parler de n'importe quel sujet, soit assuré que je prendrais le temps de t'écouter.

Je le regardais, perdu dans des interrogations. De quoi voulait il que je lui parle ? Il dû lire dans mon regard toute ma confusion.

— Tu es marqué, frère Adelphos. Ton dos montre des traces très caractéristiques. Où as tu eu ces marques si tu ne t'es jamais incarné ?

Je fis le rapprochement avec les coups de lanière de cuir que mon père m'avait infligé. Je balbutiais :

— Mon père m'a toujours dit que j'avais la sensibilité d'une fille. Je présume qu'il a voulu m'endurcir pour faire du moi, un fils selon son cœur.

Inutile de préciser que pendant que je lui disais cela, je ne le regardais pas dans les yeux. Son silence me répondit. J'eu comme un grand moment de solitude. Ce vide immense me fit lever les yeux vers lui. Sans vraiment le vouloir, je l'avais choqué.

— Une telle chose ne devrait jamais se produire, dit-il enfin. Honnêtement, je ne pensais pas que cela puisse exister dans notre monde spirituel.

Je tentais de comprendre ce qu'il me disait. Assurément, nous étions vivants. Mais nous ne vivions pas dans les mondes incarnés. Le monde dans lequel j'avais toujours vécu n'était pas physique. Et pourtant, la douleur causée par les coups de mon père était bien réelle.

— Si je n'étais pas incarné, pourquoi était-ce si douloureux ?

— Un corps causal non seulement souffre mais imprime la douleur dans sa structure. Ta souffrance est gravée en toi, petit frère. Même si je le voulais, je ne pourrais pas l'effacer. Il faudrait plusieurs vies incarnées pour diluer cette empreinte, des centaines de vies.

Il poussa un long soupir et se leva. Il repris le bol que j'avais vidé et me recommanda un temps de repos. Il m'attendait au réfectoire pour la mésembria. Je compris qu'il tenait à vérifier que je me nourrisse correctement.

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