Le commencement de la vie
Je subis une véritable surveillance accrue dans les jours qui suivirent. Je croisais souvent Raphael au réfectoire. Il me gardait toujours une place près de lui, et, toujours accompagné d'Aminata, je m'installais avec Akhenaton, Tiberius et Daphnée qui de temps à autre, me rajoutait une ou deux cuillérées supplémentaires dans mon gruau, prétextant en avoir trop pour elle.
Je retrouvais, en me promenant dans les jardins du ministère, quelques moutons qui, guéris, reprenaient des forces en broutant l'herbe grasse des pelouses.
Ces animaux grégaires avaient tendance à me suivre. Deux jours de repos plus tard, je n'y tenais plus. Je ramassais sur leur dos, les touffes de laine qu'ils perdaient naturellement, car c'était des mouflons, une variété sauvage qui muaient deux fois par an. Je me fis un fuseau d'une courte branche de noisetier et je me mis à filer en marchant. Je cachais ce fuseau dans un pan de mon himation, lorsque je croisais quelqu'un. Je restais craintif à l'idée qu'on me trouvât bizarre, à filer la laine, jusqu'au jour où je vis, à ma grande stupeur, Akhenaton en faire autant. Il avait un fuseau de bois, muni de branche croisé et d'un arbre central. Il filait à même le dos du mouflon, dont les fibres se détachaient aisément pendant la mue de l'animal. J'étais stupéfait. Je m'approchai de lui et lui demandai où il avait trouvé un tel fuseau.
— Je me le suis procuré en Perse. C'est un fuseau dont les parties se séparent pour former une pelote bien ficelée.
— Mais, dis-je abasourdi, pourquoi tu fais çà ?
— pourquoi je fais quoi ?
— çà ! Tu files la laine, comme si tu étais… une femme !
Il me toisa un instant, surpris. Je rougissais de honte. Il articula sans haine :
— Là d'où je viens, filer n'est pas une tâche exclusivement féminine. C'est l'affaire de tous. Mais, il est vrai que nous filons le lin et non la laine. Qui donc t'a mis en tête que seules les femmes pouvaient filer ?
Je n'eus pas la force de lui répondre. Il repris avec le même calme.
— Celui ou celle qui t'a dit cela ne fait plus partie de ta vie, petit frère. Il va falloir que tu fasses un choix. Ou bien tu continues de vivre dans le passé avec tous les freins à ton épanouissement, ou alors tu fais table rase du passé et tu considères que ta vie commence maintenant. Et comme nous tous qui avons eut un commencement dans notre existence, tu vas commencer à vivre, frère Adelphos. Et vivre, c'est aimer. Alors fais ce que tu aimes.
Ce conseil m'habita pendant des centaines d'années. Je décidais pour mon bonheur de suivre cette nouvelle vision de la vie. Je pris un jour la décision de me munir de ciseaux pour rafraîchir la toison des moutons qui bêlaient de contentement. Une petite coupe d'été et ils étaient heureux. Quant aux mouflons, je les brossais et récoltais leur mue sans avoir à manier les ciseaux. Brosser la laine directement sur leur dos plaçait les fibres dans le même sens, facilitant le filage.
Tous les moutons des sacrifices accouraient vers moi quand ils me voyaient venir dans le jardin. Une fois guéris par les frères et sœurs du centre de réparations, ils étaient lâché dans les jardins dont ils tondaient le gazon. Les habitants des fermes alentours savaient où aller s'approvisionner en ovidés, et repartaient souvent avec dix ou quinze têtes de bétail. Mais tant qu'ils étaient dans cette phase intermédiaire : se nourrir pour reprendre des forces, ils restaient dans les jardins du ministère. Forcément, j'eus le temps de les rendre heureux de me voir les rejoindre. Je savais très bien manier les ciseaux sans les blesser et sans les entraver. Forcément, ils m'avaient à la bonne.
Je faisais dans le calme tout ce que j'avais vu ma mère faire : tonte, lavage des toisons, séchage, cardage… Cela me faisait une bonne récolte et les moutons me remerciaient, car en été, il est pénible d'avoir de la laine sur le dos. Les mouflons eux, perdant naturellement leur laine, n'étaient pas contre l'idée d'être passé à la brosse. Dès que j'avais un temps de repos, j'allais les voir. Je me prenais une dose d'affection animale et je sentais ma mémoire s'apaiser à leur contact. Akhenaton venait régulièrement me trouver et j'échangeais avec lui de la laine contre de l'origan ou des fleurs d'hibiscus séchées.
Mes temps de sommeil étaient profonds et efficaces. Et lorsque je repris ma fonction auprès de la gente animale, je m'occupais de petites souris adorables, de lézards, eux aussi fort sensibles à une vieillesses précoce, de rats très affectueux et même des moutons vieillissants, avec leur laine suintante et clairsemée, à croire qu'il y avait, parmi les incarnés, des gens qui laissaient les moutons mourir de vieillesse.
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