Le Maître-du-jeu

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À présent que je savais plus où moins pourquoi et surtout pour qui je devais quitter la section vétérinaire, mon sommeil nocturne était quelque peu agité.
Je me demandais ce que mon père aurait penser de ma vie actuelle. Si il aurait ricané à l'idée de soigner des moutons -ce qui me ressemblait tellement, après tout- qu'aurait il dit en apprenant que j'allais m'occuper de l'âme la plus imposante des environs ? La réponse me vint dans un cauchemar où il me giflait à plusieurs reprises en me traitant de menteur et je dû m'excuser le lendemain matin en apprenant que j'avais hurlé dans la nuit que je n'étais pas un menteur. J'avais réveillé tout l'étage et Raphael avait été appelé en urgence. Il m'avait trouvé en proie à un délire. Je me battais contre le fantôme de mon père qui me hantait au point qu'avoir un mauvais rêve ne me réveillait même pas. Le plus doué des guérisseurs fut appelé en pleine nuit à mon chevet. Et recevant les soins adaptés à mon agitation, je pu enfin plonger dans un sommeil plus paisible.

Le lendemain, courbaturé sans que je sache pourquoi, je dû faire face au regard inquiets des frères et sœurs qui partageaient la même chambrée. J'étais incapable de me souvenir de ma nuit, hormis que mon père en était le sujet. Lorsque je rejoins la tablée de Raphael, il y avait un homme d'une taille démesurée, avec un faciès inoubliable, un teint olivâtre, des yeux en amandes, bridés et relevés vers l'extérieur et les pommettes saillantes et hautes. Vu de profil, il avait le visage le plus plat que je n'avais jamais vu. Il était debout auprès de Raphael, en pleine discussion. Comme il était debout cela signifiait qu'il n'avait pas l'intention de s'asseoir, et qu'il n'était là que de passage. Mais quand il posa les yeux sur moi, je ne savais plus que penser. Il avait des yeux jaunes dorés. Raphael lui dit en guise d'au revoir :

— On en reparle tout à l'heure, Cheng.

— À tout à l'heure, murmura le géant. Et il s'éloigna après m'avoir passé la main dans le dos. Je me sentis bien à son contact.

Raphael m'invita d'un geste à m'asseoir et je lu le regard intense de Daphnée en face de moi. Je me tournais vers Raphael, intrigué.

— Que se passe t-il ? Tout le monde à l'air bizarre ce matin.

— La nuit a été un peu agitée, me répondit Raphael avant de me scruter tout aussi intensément. Tu ne te rappelles rien de ce qui s'est passé cette nuit ?

Je fouillais mes souvenirs et je parlais d'une voix hésitante du rêve où mon père me battait encore. C'est alors que Daphnée pris la parole :

— Tu t'es mis à hurler ! Je n'avais jamais entendu çà avant. Alors j'ai appelé le ministre…

— … Tu avais perdu l'ouïe. J'avais beau t'appeler, tu ne te réveillais pas. Alors j'ai appelé Cheng…

— … d'après ce qu'il nous a dit, ajouta Akhenaton, il y a une partie de ton cerveau qui a été détérioré pendant les sévices que ton père t'as infligés. Tu as fais une forme rare d'une crise de haut-mal. Ce qui sous entend que tu as des capacités médiumniques, mais fortement détériorées. Peut être que tu ne pourras jamais être médium, bien que tu as le cerveau bâti pour cet exercice.

Je ne savais plus si je devais m'attrister sur mon sort ou bouillir de haine pour mon père. Je demandais angoissé :

— Si le Maître-du-jeu l'apprend, peut-être ne voudra t-il plus de moi pour le régénérer…

Akhenaton répondit dans un bond presque offusqué :

— Ce n'est pas du tout son genre. C'est un médium de premier ordre ! Tu sais ce que ça veut dire "ligeremens" ? Il a pourtant quitté le métier pour se consacrer à sa Maison dont il est le patriarche. Il ne portera aucun jugement là dessus. Bien au contraire : il aura tendance à te prendre sous son aile !

— Loin de moi l'idée de lui manquer de respect, dis-je, malheureux comme la pierre. Je me demande jusqu'où mon père ne m'a pas maudit d'avoir un comportement si féminin...

— Mais c'est quoi ces histoires de comportement féminin ? demanda Aminata.

Je ne savais plus ni où ni qui regarder, alors je baissais la tête sur mon assiette. Il y avait un mélange de figues, d'avoine et d'abricot sec, qui, trempé dans le fromage blanc, attendait d'être mangé. Mais à cet instant, je n'avais pas faim. Et je ne me sentais pas bien. Mon estomac me tournait. Je sentis soudain une présence chaude et enveloppante, en même temps qu'une main dans mon dos, me soutenait. En fait, ils étaient à deux à me soutenir : Raphael, et le géant Cheng.

Ce dernier murmura :
— Les nausées sont les symptômes d'une crise de haut-mal récurrente. Ne bouges pas petit frère, ça ne sera pas long.

À peine avait il dit ces mots qu'un soulagement descendit sur moi comme une chappe d'amour. L'appétit me revint aussitôt. Cheng me demanda mon âge. Je lui dis que je devais avoir 13 ans. Le géant eut un temps de silence avant de reprendre :

— C'est l'âge où la médiumnité peut commencer à se développer chez les médiums. Et cela peut effectivement provoquer quelques inconforts. Mais ne t'inquiète pas, ce n'est pas dangereux. Nourris toi un peu, petit frère.

Et le géant s'éloigna vers sa propre tablée pour achever sa collation matinale.

Lorsque je me retrouvais, deux jours plus tard, à l'étage des chambres individuelles où le Maître-du-jeu avait la sienne avec une petite salle de bain privative, il me fut présenté par Raphael. C'était un homme aux cheveux blanchis par les ans, aux yeux d'un vert un peu délavés, mais étonnamment vivants. Il avait beau approcher de la centaine d'années, il se tenait droit et sa voix, aiguë articulait clairement. On sentait en lui l'aristocratie pleine de force tranquille, qui sans rien dire, en imposait. Il n'avait pas besoin de parler pour que le silence se fasse dès que sa présence se faisait sentir. On sentait en lui une âme pleine de sagesse et d'expérience. Mon contraire !

Je lui balbutiais des excuses car étant le premier de mes patients humains, j'avais un besoin irrépressible de son indulgence.

— Voici donc le plus doué de votre centre de régénération, monsieur le ministre ?

— Il est aussi doué que son traumatisme est profond, lui répondit Raphael.

Le Maître-du-jeu me regarda droit dans les yeux.

— Racontez moi donc votre histoire, jeune homme. Asseyez vous donc. Je vais préparer du thé.

Je lui racontais succinctement mon enfance dans la campagne olympienne, mes parents paysans, mon voyage jusque dans la ville où j'étais forcé de m'installer et de me rendre utile. Je lui expliquais que j'avais l'impression de vivre depuis que j'étais dans la ville de la colonie Olympienne et que je n'avais qu'une envie : mériter l'honneur de le servir, lui, le Maître-du-jeu, qui avait eut la bonté de me choisir. Il m'écouta gravement et se tourna vers Raphael :
— Il est traumatisé, mais il n'a pas le langage d'un fermier, ni la carrure d'ailleurs. Il y a du raffinement en lui, et une volonté de bien faire à n'en pas douter.

— Êtes vous satisfait, Ludovic ? demanda Raphael.

— Je suis amplement satisfait. Mais je tiens à préciser une chose.

Il se pencha vers moi et sa voix s'aggrava légèrement :
— Ne pensez pas une minute que vous allez me régénérer en une journée, jeune homme. Je suis un humain, pas une vache. Il faudra entre 5 et 9 mois de régénération, et peut être même plus. Vous a t-on expliqué la méthode pour activer la régénération humaine ?

Ce fut Raphael qui répondit à ma place, tellement je me sentais perdu.

— Pas encore, votre Majesté. Il est à peine remis de son dernier exploit. Je tiens à le superviser moi-même.

Le regard du Maître-du-jeu fut glaçant lorsqu'il le reporta sur le ministre.

— Je vous serais fort obligé de le mettre au parfum sans attendre qu'il soit complètement remis. Il doit au moins connaître la théorie avant de m'approcher pour la pratique.

Sa voix était tranchante et ferme. Raphael n'haussa pas le ton, il s'inclina et par réflexe, j'en fis autant. Ludovic servi le thé de sa main, ce qui allait à l'opposé de ce que je pensais être d'un homme haut placé dans la société. Lui qui devait être servi, voici qu'il était le serviteur. Il me tendit la tasse que je pris en le remerciant, sans oser lever les yeux vers lui. Il ne releva pas ma timidité et servi Raphael sans desserrer les lèvres. Nous bûmes le thé dans un silence qui semblait venir d'en haut. La saveur douce amère me traversa de part en part, comme un torrent. Levant les yeux vers le Maître-du-jeu, je croisais son regard et y lu, à mon grand étonnement, une bienveillance amusée.

Il nous souhaita le bonsoir, lorsque nous prîmes congé de lui.

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