Le gouverneur

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Inutile de dire que pendant la mésembria, le réfectoire était en effervescence et que le silence s'installa d'un coup lorsque j'y fis mon entrée. J'étais le point de mire de tous les regards. Je ne savais pas trop quoi y lire, si ce n'est qu'il n'y avait aucune hostilité. Quelques frères et sœurs me murmurèrent au passage :

— Tu vas bien ?

— Pas trop fatigué ? C'est si exigeant, un Maître-du-jeu...

— Il faut te nourrir et te reposer maintenant !

— Courage mon frère !

— on est tous avec toi, Adelphos !

Et puis, il y eu la voix murmurante de Cheng :

— Le gouverneur est à la table de Raphael avec le général des armées. Ils t'attendent. Ne sois pas impressionné et nourris toi calmement.

Ariston me remplis une assiette d'un steak de pâte de haricot et une pleine louche de lentilles. Il posa un verre de jus d'agrumes et une pomme et me souhaita bonne chance…

Je ne savais pas ce qui m'attendais… c'était la première fois que j'allais être confronté au gouverneur de l'Olympe.

Je me dirigeais vers la table de Raphael, en me disant, qu'après tout, je n'avais rien fait de mal… mais en étais-je tout à fait sûr ?

À mon approche, j'entendis la voix d'Aminata :
"le voici, gouverneur !"

Le gouverneur dont je ne voyais que le dos se leva ainsi que son acolyte, le "général des armées", et se retourna vers moi. Je vis ses yeux gris d'acier et je me senti perdu.

— Approche, frère Adelphos. Depuis le temps que j'entends parler de toi, je brûlais de te rencontrer.

Je vis Raphael me faire signe d'approcher, discrètement, montrant par là qu'on ne discute pas avec le gouverneur en restant debout. Je fus d'ailleurs fort aise de m'asseoir, car je sentais mes jambes se paralyser. Mais on m'avait prévenus qu'un médium pouvait avoir des crises de convulsions et que la paralysie des membres inférieures ou supérieures pouvaient en être une des conséquences. Je tentais de me calmer. Le gouverneur regardait le contenu de mon assiette et eus un sourire attendri :
— Je vois que le Maître-du-jeu est au petit soin pour son régénérateur. Bénis soit-il. Manges, petit frère ! Nous discuterons quand tu seras restauré.

Je fis le tour de la tablée, Akhenaton et Tiberius avaient laissé leur place au gouverneur et au général des armée que je trouvais étonnamment jeune, mais ses yeux couleur de la mer méditerranée était d'une grande lucidité. C'était un militaire à n'en pas douté, mais ses grands yeux reflétaient une sagesse qui contrastait avec son jeune âge, Il ne devait pas avoir plus de 25 ans d'apparence. Le gouverneur, par contre, avait la même posture droite que le Maître-du-jeu, tout en accusant un âge bien supérieur à la soixantaine. Il avait les yeux gris, dont l'éclat rappelait la couleur de l'acier. Son regard en avait le tranchant. J'étais fortement impressionné par les deux hommes. Daphnée, lorsqu'elle vint s'installer, salua le gouverneur comme s'ils se connaissaient depuis toujours.

— Gouverneur Emmanuel, quel honneur de vous trouver parmi nous ! Les Hautes-Sphères soient louées !

— Chère enfant ! répondit le gouverneur serrant le poignet qu'elle lui tendait. Tout l'honneur est pour moi : je ne suis qu'un simple messager des Hautes-Sphères parmi les olympiens.

Je les regardais tour à tour, abasourdi. Je savais que Daphnée pouvait se montrer à l'aise parmi les "grands" de la colonie, mais à ce point, cela dépassait l'entendement. Le gouverneur ajouta à l'adresse de ma comparse :

— Le retour du Maître-du-jeu doit être un soulagement pour vous, mon enfant.

— Il est comme un père pour moi, répondit Daphnée. C'est une âme si éclairée. Mon propre patriarche trépigne d'impatience dans l'attente de lui rendre visite.

— Comme je le comprends ! répondit le gouverneur.

Elle s'était installée à côté du gouverneur aussi à l'aise que dans le salon du bureau de Raphael, le premier jour où nous entrâmes dans le ministère. Elle me regarda et souri.

— Notre famille est très liée avec celle des Maîtres-du-jeu. Il est normal que mon patriarche lui rende visite.

Je la croyais de ma condition… elle était aristocrate. Nous n'étions pas du même monde, mais elle m'avait accueilli comme si nous étions du même rang… Cela remua en moi une émotion inconnue. J'éprouvais de la reconnaissance pour cette âme si noble qui avait su dès le départ, me mettre à l'aise.

Nous nous mîmes à manger afin de reprendre des forces. Et je compris vite que le Maître-du-jeu était regarder comme un puissant protecteur : les lentilles avaient été cuites avec une dose conséquente de thym qui parfumaient chaque bouchées. Tout le réfectoire était logé à la même enseigne. Le gruau quotidien avait disparu et laissait place à une nourriture tout aussi "nourrissante", mais avec une saveur qui réchauffait les cœurs. La seule différence entre les plats des autres membres de la communauté, était le steak de haricots rouges qui accompagnait les lentilles. J'étais devenu le régénérateur officiel du Maître-du-jeu et forcément, j'étais nourri en conséquence. Cela ne semblait offusqué personne, bien au contraire… "c'est si exigeant, un Maître-du-jeu !" Tellement exigeant, que tous me cédaient volontiers le régime alimentaire adapté plutôt que d'avoir affaire à lui.

Et moi, moins sûr de moi-même que tout le ministère réunit, je devais m'occuper de régénérer le Maître-du-jeu. Quelle était cette force qui me tenait debout, alors que j'aurais dû être terrassé par les émotions les plus contradictoires qui habitaient mon cœur ? Je devais être fou ou inconscient. Ou peut-être les deux.

Ma dernière cuillère de lentilles achevées, je m'hydratais du jus d'agrumes qui m'avait été servi et je ne reconnu pas la saveur. Ce devait être un mélange de plusieurs type d'agrume. Je jetais un coup d'œil dans la direction où je savais que Cheng se trouvait. Il savourait chaque bouchée en posant sa cuillère entre deux prises. Il joignait les mains au dessus de son assiette sous les regards admiratifs et respectueux de ses commensaux et mâchait longuement. C'était une âme si éclairée qu'elle priait en mangeant. J'appris beaucoup plus tard que les membres de la sphère asiatique mangeaient toujours "en conscience". C'était une attitude que nous n'avons pas, nous autres, de la sphère méditerranéenne. Et pourtant, à ce moment là, je regrettais de ne pas avoir vu passer les lentilles si savoureuses que j'avais englouti de peur de ne pas avoir le temps et l'appétit si le gouverneur devait me parler de mes faits et gestes. Par rapport aux membres de notre colonie, Cheng n'avait qu'une cuillère ou deux de lentilles dans son assiette, mais il mettait plus de temps à s'en nourrir que nos frères et sœurs, qui se nourrissaient d'une louche entière, voire deux pour les plus affamés. Puis, une fois qu'il avait avalé, les yeux clos, il devait sans doute attendre que les aliments lui atterrissent dans l'estomac avant de se décider à recommencer l'opération. Je comprenais ceux qui l'avaient à sa tablée : il offrait un spectacle fascinant peu communs.
Mais qu'avais-je donc à me tourner vers lui, même à distance ? Ah oui… le mélange d'agrumes… Je bénissais intérieurement la présence de cet asiatique qui nous avait fait découvrir ces fruits inconnus dans notre sphère, avant sa venue parmi nous.

Au bout de quelque gorgée de ce mélange, mon attention revint vers le gouverneur et un autre détail me frappa : il n'y avait aucune assiette devant lui, juste un verre du même jus d'agrume. Je considérais le faciès du gouverneur qui présentement discutait avec le général sur l'art et la manière de dispersé les armées sur tout le territoire pour surveiller les paysans aux mœurs plus rudes et inhumaines : le Maître-du-jeu était furieux, disait il, de savoir que, parmi son peuple, se trouvaient des gens à ce point sans instruction qu'ils n'étaient pas moins pire que des bêtes ! Ce n'était pas pour un si piètre résultat que la sphère olympienne avait lutter pour éclairer les peuples. Je savais qu'il parlait de mon père à mot couvert, mais à ce moment là, je voyais un homme maigre, mais d'une lumière d'âme d'une force bien supérieure à ceux qui l'entouraient. Le gouverneur mangeait peu, voire pas du tout. Sa lumière n'était pas de notre monde. mais semblait venir des sphères supérieures.

Il dû sentir mon regard sur lui, car il posa soudain les yeux sur moi. Il eu soudain un sourire plus détendu en s'adressant à son général :
— Mais n'effrayons pas notre jeune ami ! dit-il.

Aussitôt, toute la tablée me regarda. Je ne sais pas ce qu'ils lisaient dans mon attitude, je posais le verre sur la table, cherchant à me donner une contenance, mais je ne me sentais pas convaincu… je ne devais pas non plus être convaincant. Le gouverneur s'adressa à moi.

— J'ai grondé mon pauvre ministre de la santé lorsque j'ai compris qu'il était parfaitement au courant de ce qui m'est parvenue aux oreilles aujourd'hui. Mais rassures toi, petit frère, ton ministre s'en remettra.

Il échangea un sourire sincère à Raphael qui hocha la tête.

— Quand ce genre de chose arrive en Olympie, je souhaiterais être avertis avant le Maître-du-jeu, car si ce dernier fait valoir les droits de son rang, je ne retrouverais la paix que si je punis les coupables de tels actes. Malheureusement, petit frère, il va falloir que je convoque tes parents. Le Maître-du-jeu exige un châtiment et châtiment il y aura. On pourrait passer outre une telle requête, si elle n'émanait pas de notre plus grand patriarche du lieu.

— Ne pourrait on au contraire laisser cette partie de ma vie derrière moi ? dis-je en tremblant.

Le gouverneur n'avait apparemment pas apprécier d'être interrompu. Son regard acier me foudroya et je me pétrifiais.

— Tu as raison de dire que cette partie de ta vie est derrière toi, mais elle t'habiteras pour l'éternité, petit frère. La moindre des choses et que cette souffrance soit compensée par une action en justice. Le Maître-du-jeu le sait mieux que personne. Et à ce sujet son exigence fait force de loi. Une injustice a été commise à ton encontre, au point que tu passe ton temps, paraît il, à te demander si tu es mâle ou femelle. Que feras tu de ta vie, si tu ne sais pas qui tu es ? Acceptes d'obtenir réparation, ne serait ce qu'en partie, du préjudice que tu as subi et qui n'aurais dû jamais avoir lieu, surtout dans ma juridiction. Le Maître-du-jeu en fait une affaire personnelle et j'en fais une affaire personnelle. Tu seras un homme avec une sensibilité qui ne feras pas de toi une femme, mais un être humain. Il n'est pas donné à tout le monde de communiquer avec les animaux qui, contrairement à ce que l'on pourrait croire, ne nous sont pas inférieurs, mais sont nos égaux. Et je suis persuadé que ton pouvoir ne s'arrête pas à la gente animale. Alors, Adelphos, mon enfant, tu accompagneras notre frère général, Michel, jusqu'à la demeure de ceux qui t'on vu naître. Ils seront amené en ville et transférer au ministère de la défense en attendant le jour de leur jugement.

Il m'avait donné un ordre et j'étais incapable de refuser… le gouverneur avait imprimé en moi, dans ma tête et dans mon cœur, un programme puissant qui m'empêchait la désobéissance. Quand ses yeux me quittèrent, je repris ma respiration : J'avais été en apnée pendant toutes sa tirade. Daphnée m'encouragea d'un sourire doux qui me disait "aie confiance !"

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