Jade -8

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Je tiens encore le mot. Je le regarde. Le relis. Joue avec le code de Renart. Elle a retenu les prix du Fire Fox et en a fait une clé. La vache. C’est pas la moitié d’une conne cette nana. Je le savais déjà. On passe pas son CAPES de math en comptant les pâquerettes. Mais putain, cette clé. L’autre connard de prof de math ne saurait pas l’utiliser. Elle l’a inventé.

Prochaine interro, pas de cadeau.

Je monte au 5e aux salles de sciences. La huitième marche du 2e escalier grince plus que d’habitude. Renart m’a fait un sourire que je ne connaissais pas. Ça fait bizarre. Je ne suis pas mon QI ? Merde alors. Pourtant je lui dis rien. C’est fou. Elle sourit à mon silence. Maintenant, je vais devoir apprendre des nouvelles règles. Renart comprend le vide. Et j’aime qu’elle me comprenne. L’usure de la porte du 3e fait toujours un arc de cercle de 98 cm de diamètre. Ça me donne envie de sourire aussi. Ça va pas être facile de savoir qui je suis. Je veux le garder pour moi ce sourire-là. Je vais devoir réfléchir à qui je suis. Ça va prendre du temps. Au 4e, il y a 3 lattes de moins que sur les autres paliers. Je dois dire merci aux autres. Je ne comprends pas pourquoi Éloise a voulu changer. Les codes étaient simples. Vraiment simples. Les règles humaines sont tellement plus complexes que les math. Pas d’interactions, alors pas de moqueries. Pas de moqueries, alors pas de violence. Pas d’interaction, pas de violence. C’est pénible les codes sociaux. J’arrive enfin au 5e, l’esprit essoufflé.

Je passe la porte du palier et marche jusqu’en SVT. Ce n’est pas encore l’heure, les autres attendent dehors. Erwan ne porte pas sa chemise préférée comme tous les lundis. Sa mère n’a pas dû la laver. Charlotte n’a pas assorti ses lacets et son vernis. Gaël se cure le nez. Romain et Marine s’occupent de leurs glottes respectives plus que des autres. Embrasser Lucas me manque. Louisette donne un coup de coude voulu discret à Éloise. Elle se retourne vers moi. Sourit. Elle sourit pas comme Renart. Je crois que je dois lui rendre son sourire. Je préfère le sourire de Renart. Je lui rends donc son sourire. Je m’approche d’elle et lui tends la main.

— Merci pour le mot.

Elle attrape vigoureusement ma main et la secoue.

— Il nous aura fallu du temps pour te comprendre, désolée !

— Pourquoi tu t’excuses ? je demande.

— Bah parce que ça a dû être difficile. On a pas toujours été très sympa avec toi.

— Pourquoi vous l’auriez été, je ne vous l’avais pas demandé.

— Et bien, tu sauras, Jade, que normalement être sympathique avec les autres n’est pas censé venir d’une requête de l’autre.

— D’accord.

Je souris à nouveau pour être sympathique et entre en classe.

Je n’écoute pas. J’ordonne un peu mes pensées. Ça me prend toujours beaucoup de temps d’ordonner mes pensées. J’ai beaucoup de pensées. Qui je suis ? Une femme. Actuellement célibataire. J’aime écouter les cours de Renart. Je n’aime pas les traces de doigt sur ma plaque induction. Je suis colérique. Je suis attentive. J’aime l’odeur de mon ordinateur qui refroidit. Je n’aime pas m’ennuyer. Et putain qu’est ce que je m’ennuie. J’aimais bien Lucas. C’est vrai que sa bêtise était reposante. Ses lèvres étaient charnues. Je me rends compte que ça me manque un peu. Mais je crois qu’on ne sort pas avec un mec pour ses lèvres. Il me faudrait un plan cul. De quoi bruler une bonne fois pour toutes quand j’en ai besoin. Aucune responsabilité. Aucune nécessité de comprendre.

Je me lève et je sors de classe. De toute façon, je n’écoute pas.

— Jade, je peux savoir ce que tu fais ?

— Ton cours me soule. J’ai pas besoin d’un schéma pour savoir que les nerfs moteurs traversent la moelle épinière pour rejoindre le cortex moteur dans l’hémisphère cérébral opposé au membre en question ! Tout le monde le sait que la droite gère la gauche et vice versa !

Je claque la porte sans me retourner. Je sais que je suis trop intelligente. Mais parfois, je me demande aussi s’ils ne sont pas simplement trop cons. Bordel ! Mon poing a laissé une trace de sang sur le mur. Je secoue la main. Fait chier, c’est cassé.

Je redescends les cinq étages. Je dois demander à Renart. C’est quoi être plus riche que mon QI ? Je comprends pas.

« 169 ! T’imagines, c’est un truc de fou. »

« Putain, 169 mon gars, ça doit fumer là dedans »

« C’est ouf qu’avec 169 de QI elle soit pas assez maligne pour garder une famille plus de deux semaines »

« Putain meuf ! tu sais même pas ça ? T’es sûr t’as pas que 69 de QI ? »

Après ça, au foyer on m’a appelé 69. Alors c’est quoi Renart, être plus que son QI ? Plus que 169.

Il pleut. Les cheveux collent à mon visage. Ça cache les larmes. Je ne me souviens pas de la dernière fois où j’ai pleuré. Pourtant je me souviens des insultes. Des coups. Des moqueries. Des humiliations. Je ne suis jamais allée en prison, mais le foyer en était une. Je regarde ma main. Elle a gonflé. Le cinquième méta est bleu. La fracture du con. Mais quelle conne.

J’essuie mes larmes. Je suis triste alors qu’il ne s’est rien passé aujourd’hui. Je ne comprends pas, ça n’a pas vraiment de sens. Le mot d’Éloise m’a surprise, le sourire de Renart m’a satisfaite, le cours de Leclerc m’a soulé. Rien ne m’a attristé. Je ricane. Même moi je ne me comprends pas. Ça doit être les points de QI de 0 à 100, ils sont normaux eux.

J’éternue. Je rentre, je vais prendre froid, les navettes n’arrivent que dans une heure. Je suis mes pieds jusqu’en math. J’entends la voix de Renart. Ah, elle explique les puissances de dix. Une classe de seconde. J’aime les puissances, ça simplifie la vie.

C’est quoi ma personnalité ? Je connais les personnalités pathologiques, j’ai lu un article là-dessus. J’en suis pas une. Renart réexplique comment additionner les puissances. Je ne connais pas ma personnalité, mais je ne suis pas pathologique. Je sais pas si je peux en être satisfaite. Le gamin n’a toujours pas compris. Renart utilise d’autres mots. Comment elle peut savoir que je suis plus riche que 169 ? J’ai mal à la main, bordel. J’aime pas aller aux urge’. Tout ce monde, c’est difficile. Le gamin a enfin compris. Maintenant, il va falloir soustraire… Renart voit des choses en moi dont je ne connais pas l’existence. Remarque, elle sourit à mon silence. Je ne peux plus bouger la main. Je n’ai pas d’antidouleur à la maison.

La cloche sonne. Les petiots sortent en trombe, j’attends pour rentrer. Je m’arrête et e regarde Renart me sourire. Elle a quelques mèches collées par la sueur. Surement le gamin qui comprenait pas grand-chose. Ses taches de rousseur forment un masque de loup. De renard. Il y a une divinité qui s’est tapé une barre deux minutes quand même. Elle est assise sur son bureau, comme d’hab. Elle a de la craie sur les genoux. C’est pas souvent qu’elle porte un fute noir.

— Jade ?

— C’est quoi être plus riche que son QI ?

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