Jade - 12
Demain, y a math.
Pour m’occuper pendant les vacs’, j’ai appris le codage. Je me suis un peu mélangé les pinceaux entre le C et le C+ au début, maintenant ça va. C’est cool, c’est comme des math, c’est une histoire d’algorithme. J’ai fasciné Lucas. Même si un rien le fascine. Il était à l’appart presque tous les jours. Il a lu un de mes livres de socio, j’ai halluciné. Et il l’a compris ! Ce n’est plus le même Lucas, Renart me l’a changé. Renart nous a tous changés. Je crois que c’est parce qu’on existe tous pour elle. Lucas a hâte de retourner en classe, c’est la première fois qu’il réussit et il est devenu accro. Il a abandonné son idée à la con de conduire des camions. Bon, maintenant il veut faire médecin. Je lui ai dit que ce n’était pas possible. Rêver grand, c’est bien, mais pas trop.
– Jade.
— Lucas.
Il lève le nez de sa console portable.
— Tu n’es pas amoureuse de moi.
Je sais pas comment il en est arrivé là en jouant à son jeu de moto. Parfois, il me fait penser à moi.
— Non, mais je t’aime quand même.
— Je ne sais pas quoi en penser.
— Pourquoi tu veux en penser quelque chose ?
— Parce que je veux dire que j’ai une petite amie, mais c’est pas vrai.
— Je ne comprends pas pourquoi tu veux dire que t’as une petite amie. C’est ça qui te rend heureux ?
— Oui.
— Ça n’a pas de sens.
— Pourquoi ?
— T’aimes une idée préconçue par la société. Tu es heureux de pouvoir te vanter. Mais comme là, tu ne peux pas te vanter, tu n’es pas heureux. On peut arrêter si tu veux.
— Non, j’aime bien coucher avec toi.
— Alors t’es heureux de ça ?
— Oui.
— T’as qu’à te vanter d’avoir un plan cul.
— Mais t’es pas un objet.
Je lève les yeux de ma ligne de code. Parfois, il dit des choses étrangement censées.
— Si tu ne me présentes pas comme un objet, je ne serais pas un objet.
— Ah oui, tu as raison.
Il replonge dans son jeu. Ma réponse semble lui aller.
Aujourd’hui, c’est math, j’ai pas dormi de la nuit. Lucas bâille dans le bus à côté de moi.
Je monte les marches qui grincent plus vite que ma propre pensée. Je me plante devant la porte et Lucas me rejoint en soufflant. J’entends les clés avant de voir Renart. Je souris par réflexe. Elle ouvre la porte et attrape mon bonnet avec mon sourire. Elle a bronzé.
Je me balance pour le plaisir de la voir s’approcher. Elle rayonne de quelque chose de nouveau, je ne sais pas quoi. Je fronce le nez. Puis les sourcils, je suis étonné d’être agacée. Je l’observe mieux et il n’y a rien de différent. Pourtant je le sens.
Le cours est fini, je me plante devant elle.
— Dis à Colette que j’ai aimé son livre.
— Ah oui, je n’y manquerais pas !
— Tu as bronzé, tu as passé où tes vacances ?
Je vois qu’elle hésite à me répondre. Pourquoi ?
— Au Danemark. Il y a eu beaucoup de soleil.
— D’accord.
Soie réclame bruyamment des croquettes quand je rentre. Pourquoi cette hésitation ? La question ne me lâche pas et je m’énerve de ne pas trouver de réponses. Elle a honte ? Elle ne voulait pas me dire ? C’était illégal ? Est-ce que j’ai mal dit les choses ? Je l’ai vexée ? Elle n’a pas semblé réticente pourtant. Son ton était ordinaire, son sourire, habituel.
Je me mets dans le canap’ pour faire une sieste avant d’aller bosser. En me réveillant, la question est toujours là. Le bar est plutôt tranquille ce soir. À trois jours du Nouvel An, les gens ont trop bu. J’ai pris mon ordi et m’exerce au codage pendant les creux. La question trotte. Pourquoi elle a hésité. Je clique sur « run » le programme plante. Je corrige les erreurs. Pourquoi ? Run, le programme plante. Je ferme mon ordi, vais au bar me servir un verre.
— You seem more angry than usual, baby.
Je lève les yeux vers Kali. Baby n’a pas de sens sexuel lorsque c’est à moi qu’elle parle. Je suis vraiment un bébé pour elle. Mais ça ne me vexe pas, je ne crois pas qu’elle le dise méchamment.
— I asked a question, she hesitate. I don’t understand why.
— That’s it ?
C’est tout… ? C’est vrai, c’est complètement con, dit comme ça.
— Yes.
— You know what, baby ?
— What ?
— You’re in love.
Je tousse mon whisky. Je la vois éclater de rire en continuant d’essuyer ses verres.
— Nonsense, je réponds.
— Maybe.
Kali me fait un clin d’œil et s’en va dans l’arrière-bar. Elle aurait pu me dire que je venais d’une galaxie voisine, j’aurais été moins scotchée. Scotchée, je ris toute seule. Je vide mon whisky cul sec, attrape mon ordi et m’en vais. Mon shift se termine dans 20 minutes, mais il n’y a pas un chat et j’en ai un qui attend à la maison.
Soie miaule d’indignation comme à chaque fois que je rentre. Je la caresse en sortant mon portable. Il est tard, mais j’ai envie de Lucas. Il ne répond pas.
Tant pis.
Je glisse mes godasses sous la patère, fous mes fringues au sale et me jette sous la couette. Soie se glisse sous mes jambes pliées et fait la boule. Le nez collé au plafond, je sais que je ne vais pas m’endormir tout de suite. Tout à l’heure, j’ai ri. Maintenant, je n’ai plus envie de rire. Je doute. Pourquoi ce ne serait pas vrai ? Pourquoi ce serait vrai ? Comment Kali pourrait savoir quelque chose que je ne sais pas ? Jusqu’à la rentrée, je ne savais pas que je n’aimais pas Lucas. On sortait ensemble depuis un an et demi. Comment je pourrais savoir si je suis amoureuse ?
Je me retourne, Soie se bat avec la couette.
Reprenons posément. Kali n’a su que deux choses : j’étais agacée et « elle » a hésité. Facile de comprendre que j’étais agacée qu’elle hésite. Où est le rapport avec être amoureuse ? L’agacement n’est pas un sentiment d’amour. Je me lève, attrape mon ordi.
Amour : « Sentiment, attachement intense qui lie deux êtres, basé à la fois sur la tendresse et l’attirance physique. »
Ça ne me parler pas.
Aimer : « Avoir un intérêt très vif pour quelque chose ou quelqu’un. »
J’aime beaucoup de choses, alors. Ce n’est pas probant. Je soupire et referme mon ordi.
La semaine a été longue. Depuis Renart, je fais un effort dans les autres cours, mais l’SVT… Leclerc me crispe de manière non négligeable. J’ai besoin de m’aérer. En plus, Lucas est malade.
J’enfile mes pompes, celles avec une grosse semelle. J’ai pas souvent l’occase de les mettre. Short, sweat, je saute dans le bus. Y a plusieurs films sympas au ciné.
Je me fige devant les portes vitrées de l’entrée. Chemise à carreaux et cheveux roux. Ridicule, les conclusions hâtives ne servent à rien. Je pousse la porte et me plante devant la liste de séances. La nana se retourne par curiosité. C’est bien Renart. Samedi, 17 h 40, Colette n’habite pas loin. Rien d’étonnant, finalement.
— Tiens, Jade, salut !
Elle est plus familière en dehors de la classe.
— Tu vas voir quoi ? je lui demande.
— J’hésite. Je ne vais pas souvent au ciné, alors ça me ferait chier de payer un truc que je n’aime pas. Toi ?
Vraiment familière. J’aime ne plus avoir affaire à la prof. Je lève le nez et parcours rapidement l’affiche.
— Billie Holiday.
Elle hoche la tête et je la regarde aller à la caisse. Il me faut une seconde de trop pour comprendre, elle lève deux doigts et paye en sans contacte.
— Tiens. Je pense que tu as fait le bon choix.
— Tu as payé pour moi.
Renart lève les yeux vers moi comme si elle me voyait pour la première fois.
— Tu énonces une banalité. Ce n’est pas ton genre.
Non, c’est vrai. Je suis démunie et assez surprise pour avoir l’esprit vide. Je n’ai pas trouvé mieux à dire. Merde alors, je me sens con. Je lui emboite le pas avant qu’elle ne paye le popcorn.
— Je te dois une place de ciné, si c’est nul.
— Si tu veux.
Peut-être qu’avant mes livres de socio je n’aurais pas pensé à rendre la pareille. Mais Renart semble se foutre des codes sociaux comme de sa première brosse à dents.
En entrant dans la salle, elle pince les lèvres. J’ai vu son regard s’arrêter sur les chanceux assis au milieu du milieu. La même Renart, la même… Elle révise son analyse de la salle et choisit deux places au 2/3 du 2/3, côté sortie. Son choix me convient. Et ça n’a duré qu’une seconde. Avec Lucas, ça aurait pris deux-mille ans.
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