Anne - 13
En ouvrant les yeux sur ma chambre ce matin, mon cœur s’est serré un peu. Retour à la vie normale, loin de ma danoise. Puis Jade se faufile dans mes pensées. Je souris malgré moi, je suis contente de la retrouver tout de même. Est-ce qu’elle sera contente de me retrouver ?
— Oh là, mais à quoi tu penses, toi ?! T’es sa prof de math ! Personne n’est ravi de retrouver sa prof de math.
Je me lève et vais me préparer. Ça va pas bien moi, quand même.
Dans les transports, je mets la musique à fond pour m’éviter de gamberger. C’est d’une efficacité relative, mais j’arrive quand même au lycée plus sereine.
Je suis un poil en retard et me dépêche de sortir mes clés. D’un rapide coup d’œil, je vois qu’il y a eu des changements intéressants dans la classe. Gaël sort enfin avec Louisette et Marine semble avoir troqué Romain pour Erwan. Enfin, Romain n’est pas en reste. Son regard appuyé vers Myriam en dit long. Que des hétéros. Où êtes-vous les autres ? Rajan peut-être ?
Je glisse la clé dans la porte et attrape le bonnet de Jade. Je suis surprise de son sourire. Et contrariée de l’apprécier autant. Je respire un bon coup. Les élèves s’installent, je m’assieds sur le bureau, le cours commence.
— Dis à Colette que j’ai aimé son livre.
C’est presque une habitude de savoir qu’elle va venir me dire un mot à la fin du cours.
— Ah oui, je n’y manquerais pas !
— Tu as bronzé, tu as passé où tes vacances ?
Qu’elle ait remarqué ce détail n’a rien d’étonnant. Sa familiarité est habituelle. Alors pourquoi j’hésite ? J’enraye ma pensée à la seconde où je risque d’entendre la réponse. J’y réfléchirai dans sept mois.
— Au Danemark. Il y a eu beaucoup de soleil.
— D’accord.
Je n’ai pas pu attendre sept mois. Maintenant que l’idée est là, il fallait que j’y pense. En grondant Zacharia j’y ai pensé, en réexpliquant à Morgan j’y ai pensé, en félicitant Lucas j’y ai pensé, en buvant mon café, en prenant ma douche, en corrigeant mes copies.
Elle m’attire. Jade m’attire. Je suis attirée par Jade. Je suis assise dans le canapé de Colette, le chat sur les genoux, on est samedi, et cette conclusion est une énorme tache noire dans mon esprit. Sept mois. Sept longs mois à devoir la regarder sans lever le doigt.
Je m’enfonce un peu plus dans le canapé, observe les paillettes de poussière briller au soleil. Et Lisbet ? Je soupire à l’idée de ses doigts sur mon corps. Mais j’aime l’excitation de la revoir, la fièvre intense de quelques jours hors du temps, pas le quotidien. Elle non plus, je pense. Même si nos cœurs ont saigné de se quitter, c’est une entente tacite entre nous. Nous ne vivrons pas ensemble. Nous nous ennuierions.
L’ennui est ma malédiction. Je vois le monde au ralenti. Les gens parlent lentement, pensent lentement, réfléchissent lentement, déduisent lentement. La vie a été mon école de la patience et aujourd’hui, enseigner est le frein qui me permet de m’adapter aux autres. Les gens ne vivent pas lentement, c’est moi qui réfléchis vite. Je ne blâme personne et m’adapter ne me dérange plus. Ma jeunesse fut longue et solitaire pour ces raisons précises, mais maintenant que j’ai rangé mon agacement, tout va mieux. Sauf en termes de relation. Je ne suis pas capable, non, je ne veux pas faire cette concession. Il est hors de question que je m’ennuie dans mon couple. Et ça, je l’ai bien compris avec Éric. Maintenant, je sais que j’avais l’impression de mourir à petit feu, me momifier dans un corps qui n’était pas le mien. Bon, disons-le aussi, il était nul. Au lit. Nul. Une langue, dix doigts et une queue, je n’ai jamais joui comme avec ma danoise.
Cela dit, tout ça n’a pas effacé la tache noire dans mon samedi. Jade, ses yeux bleus et mes sept mois. J’ai hésité parce que je ne voulais pas ruiner mes chances avec elle en parlant de ma danoise. Voilà, c’est dit. Je le sais, je me le suis avoué, maintenant je vais aller au ciné. Ça va m’occuper.
Pensant que c’était à deux pas de chez Colette, j’ai crânement laissé mon manteau dans ma chambre. Mauvaise idée. Je me dépêche de rentrer dans le bâtiment en grelotant et cherche le tableau d’affichage des séances. Oh ! Ils passent un animé japonais ! Mais il y a Billie Holiday aussi… J’aime beaucoup trop les films qui traitent de la ségrégation aux États-Unis. Toutes ces femmes et aussi ces hommes qui se sont battus pour leurs droits.
J’entends des pas, me retourne, ma tache noire. Le hasard se moque de moi.
— Tiens, salut, Jade.
Soyons fous, je ne suis pas sa prof aujourd’hui. Juste une nana qui la trouve diablement attirante.
— Tu vas voir quoi ? me demande-t-elle.
— J’hésite. Je ne vais pas souvent au ciné, alors ça me ferait chier de payer un truc que je n’aime pas. Toi ?
C’est la vérité, mais j’omets surtout de dire que l’animé me tente bien.
— Billie Holiday.
Va pour Billie Holiday. Je demande deux places au vendeur. Je n’ai aucune justification rationnelle au fait que je lui paye sa place. Si j’en ai une. Ça m’amuse de la taquiner. Je sais qu’elle va tiquer sur le fait qu’il n’y ait justement aucune raison rationnelle pour que je lui offre sa place.
— Tiens. Je pense que tu as fait le bon choix.
— Tu as payé pour moi.
Je me retiens de rire et lève les yeux vers elle. Sa voix est neutre, sans même une note d’interrogation. J’ai réussi mon coup, elle a tiqué.
— Tu énonces une banalité. Ce n’est pas ton genre.
Je me retourne avant qu’elle ne voie mon sourire moqueur et m’éloigne vers les salles.
— Je te dois une place de ciné, si c’est nul.
— Si tu veux.
C’est pas bien, je me fourre dans un sale pétrin. Je sais que je ne résisterais pas si je la vois trop souvent.
Le film est génial, mais je ne l’écoute que d’une moitié d’esprit. L’autre calcule, soupire, jubile, réprimande, cède, réprimande encore, exulte, transpire, me fatigue. Ma main est posée sur ma cuisse, sage et tremblante. Pas de peur, d’impatience, soyons clairs. Je m’agace et m’amuse de vouloir vivre le cliché du cinéma. Est-ce que j’ose aller jusqu’à la poser paume ouverte sur l’accoudoir à la Twilight. Oui. Non. J’hésite, je sais pas. Non. Jade notera le détail, mais il n’aura pas le même sens que celui que je lui donne. Quoique. Peut-être ? La main est un code facile et bien intégré. Aller j’y vais. Non ! Écoute le film, bordel ! Je me tourne un peu sur une fesse, soupire et appuie ma tête sur mon poing.
— Ça ne te plait pas ? me chuchote Jade.
Maintenant elle sait que je suis tendue. Elle me connait assez pour savoir que ce n’est dans mes habitudes.
— Si, si, c’est vachement bien.
Je me redresse, détache mes cheveux et repose machinalement la main sur l’accoudoir. Je tente de focaliser mon attention sur le film, je me trouve tellement ridicule à agir comme une gamine de quinze ans à son premier rencard. Ça va, j’ai vingt-trois ans, pas la peine de s’échauffer la cervelle pour si peu.
Le film se termine et il ne s’est rien passé. Déçue ou soulagée, je ne le sais pas vraiment moi-même. J’enfonce les mains dans mes poches, me dirige vers la sortie et regarde avec dépit le rideau de pluie.
— Tu vas être trempée.
— Tu veux un verre ?
Qu’est-ce qui me prend ? Je la vois jeter un œil au bar d’en face avant que je n’aie le temps de me raviser.
— En courant assez vite, on ne devrait pas être trop mouillées.
Elle sort et me tient la porte, puis on court se réfugier dans le petit pub. Ce n’est pas le fox, mais il a aussi son charme irlandais. Jade choisit une table haute proche de la vitre. Je remarque que ni elle ni moi n’avons de sac à main. Ce détail m’amuse. Elle doit y trouver aussi peu d’intérêt que moi contre la liberté de ses deux mains.
Je m’installe, le serveur vient nous voir et on commande une pinte chacune. C’est mal d’encourager un si jeune foie à boire. Honte à moi.
Jade me fixe de son regard bleu un peu austère, moi je détourne les yeux vers la pluie. Je ne sais pas vraiment quoi dire. Je ne sais plus si je dois être la prof de math oui la femme de vingt-trois ans.
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