Jade - 14
Renart s’agite un peu, c’est étrange. Sa cuisse frétille, elle se frotte la main, puis la joue, j’ai peur que le film ne lui plaise pas. Ce serait dommage, je m’en voudrais de lui avoir fait faire un mauvais choix.
— Ça ne te plait pas ?
— Si, si, c’est vachement bien.
Bon. Son corps se concentre un peu, elle arrête de bouger, détache ses cheveux, se détend. Je regarde sa main. Celle avec laquelle elle joue avec la craie. Celle avec laquelle elle remonte ses lunettes, indexe plié. Ses doigts sont petits et minces. Comme tout son corps. Je ne m’explique pas pourquoi sa présence me fait tant plaisir. Est-ce que je serais pareil si j’étais avec Lucas ? Non. Quelle est la différence ? C’est une femme. Aucun rapport. Ce n’est pas ça. C’est ma prof ? Non. Je ne serais pas ravie d’aller au ciné avec la mère Leclerc. C’est pas ça.
Je m’enfonce dans mon siège. Tout ça manque de logique. J’ai un peu de mal à le comprendre. Pareille, pourquoi m’offrir la place ? Ça n’a pas de sens. Elle sait que je travaille. Je ne trouve pas la différence avec Lucas. Pourquoi je suis plus heureuse qu’avec Lucas ? Pourquoi je veux recommencer ? Pourquoi je suis déçue de ne pas lui devoir une place ? Kali a-t-elle vraiment raison ? Je suis amoureuse de Renart ? C’est possible ça ? En échangeant trois mots et un sourire ?
Le film est fini, la suis silencieusement. Attachement intense qui lie deux êtres, basé à la fois sur la tendresse et l’attirance physique. C’est la définition de l’amour. Je… Il pleut à verse. Il y a dix bonnes minutes de marches jusqu’à chez Colette, Renart n’a pas de manteau.
— Tu vas être trempée.
C’est quoi cette nouvelle manie d’énoncer des vérités, bordel !
— Tu veux un verre ?
Je suis son regard des yeux. Il y a un bar en face. C’est mieux d’attendre là-bas qu’il arrête de pleuvoir. Et je n’ai pas fini de réfléchir.
— En courant assez vite, on ne devrait pas être trop mouillées.
Dans le bar, je m’installe à la fenêtre. J’aime bien les tables hautes, on est moins avachi. Renart fixe la pluie. Elle semble distraite. Préoccupée peut-être. Mais je sais qu’elle n’est pas bavarde alors je ne m’attends pas à ce qu’elle dise quoi que ce soit. J’aime son silence. Pas de « small talk », pas de bavardages inutiles. Je ne dois pas chercher à tout prix un sujet de conversation. Lucas est un peu comme ça. Mais avec Renart, c’est mieux. Y a-t-il un attachement intense ? De la tendresse ? De l’attirance physique ? Les trois questions de ma définition. Objectivement, je peux répondre oui aux deux premières. Noël et le ciné pour l’attachement. Les sourires et la main sur l’épaule pour la tendresse. Et moi, est-ce que je cherche sa tendresse ? Oui. J’aime sa main sur mon épaule. Elle me fait du bien.
Reste l’attirance physique. Son petit corps. Son masque de loup. Le soleil dans ses yeux. Je pourrais coder son visage les yeux fermés.
— Tu as le droit d’être au bar avec moi ?
Elle se tourne vers moi, boit une gorgée de sa bière qu’elle n’a pas encore touchée. Elle gagne du temps. C’est ça qui la préoccupe. Je suis son élève.
— Oui. La loi n’est pas si stricte que ça.
— Que dit la loi ?
— Puisque tu es majeure, pas grand-chose. C’est au directeur de l’établissement dans lequel l’enseignant travaille de juger dans cette situation.
Je ricane.
— Ça va, ce dirlo est un imbécile.
Renart rit doucement.
— Tu as raison, je peux savourer ma pinte en paix.
Elle sourit enfin, s’appuie sur la table et repose le menton sur son poing. Je la regarde regarder la pluie, son discret sourire au coin des lèvres. C’est contradictoire de voir son plaisir et les gouttes qui ruissèlent sur la vitre. C’est agréable. Si je suis amoureuse d’elle, ça ne m’avance pas plus. Maintenant, je fais quoi ? Je ne sais pas ce qu’elle pense. Une fois n’est pas coutume, je suis frileuse de lui demander. J’ai peur de gâcher notre silence. Interrompre les pensées qui brillent derrière ses yeux.
Nos bières descendent doucement. J’ose parler.
— Je n’ai jamais aimé Lucas.
— Je n’ai jamais aimé Éric.
Je suis surprise de sa réponse. Je n’ai pas l’habitude d’avoir quelqu’un qui sait que je peux savoir sans autre information. Elle sait que je ne vais pas lui demander qui est Éric. Dans ce contexte, c’est évident.
— Tu l’as quitté ?
Renart me regarde à nouveau. Ses yeux sont un peu moqueurs.
— Après sa demande en mariage.
Je ris. C’est triste pour lui, mais c’est cocasse.
— Depuis tu habites chez Colette ?
— Je pensais déménager, mais je l’aime bien.
Elle commande une deuxième bière et il ne pleut plus.
— Tu fais quoi après l’école ?
— Je corrige vos copies ou je prépare mes cours. Toi ?
— C’est tout ? J’ai appris le codage. Je travaille sur une IA.
— C’est tout, c’est tout, tu crois que ce que je vous raconte tombe du ciel ? C’est vachement intéressant ça, tu veux te lancer dans des études de programmation ?
— Et quand tu ne fais pas ça, tu fais quoi ? Je ne sais pas ce que je ferais après le lycée, je n’y ai pas réfléchi.
— Pas grand-chose, j’ai honte. Les études m’ont pris tellement de mon temps que je ne sais plus comment m’occuper. C’est vrai que tu as le temps. C’est quoi ton IA ?
— Tu aimes les jeux vidéos ? Je veux voir si une IA peut imiter un humain.
— Oui, pourquoi ? Dans ses comportements simples, je pense que oui. Tu as abouti à quelque chose ?
— Pour jouer avec toi. Ce sont que des lignes de codes incomplètes pour l’instant.
Le bar est devenu bruyant. Il ne pleut plus depuis longtemps et son doigt trace distraitement le haut de son verre. Elle hésite, moi je veux rester. Ses yeux reviennent vers moi et ne bougent plus. Ils sont vert printemps. Elle me fixe sans rien dire, pourtant je l’entends presque penser. Je suis amoureuse d’elle et maintenant je sais pourquoi. Je la comprends sans réfléchir.
Son téléphone vibre. Elle y jette un rapide coup d’oie sans le déverrouiller, sourit.
— Qui est-ce ?
— Ma danoise.
Son sourire est un peu comme le mien. Légèrement différent. Les lèvres un peu plus pincées comme pour cacher un souvenir.
— Tu couches avec elle ?
Renart arque un sourcil, mais je reconnais l’amusement dans ses yeux plissés.
— Je ne saurais faire autrement en sa compagnie.
Je ne me crispe pas. Ce n’est pas comme avec Kali. Je repense à cette nuit au fox, mon agacement, et je comprends. Je suis amoureuse de Renart depuis plus longtemps que ce que je croyais. Elle a couché avec kali alors que j’aurais voulu qu’elle couche avec moi. C’est dit et compris. Ça règle définitivement ma question de l’attirance. Mais sa danoise ne me fait pas le même effet. Sa danoise c’est mon Lucas. Un plan cul. J’entends la malice dans sa voix. Le corps qui désire.
— Tu l’aimes ?
C’est sorti tout seul. Je m’agace, j’ai eu besoin de vérifier.
— Non.
Je retiens un soupir. Me lève.
— Il ne pleut plus.
Je me retourne avant qu’elle ne voie mon sourire. Sa danoise est mon Lucas. Un plan cul.
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