Anne - 15

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Je la regarde se lever un peu alarmée. Ma réponse a fusé sans que je puisse la retenir. Qu’est ce qui m’a pris de lui parler de Lisbet ! L’envie de lui attraper la main pour la retenir me titille. Je n’en fais rien et regarde sa silhouette longiligne s’éloigner en me morigénant intérieurement. Comment niquer ses chances.

— Tu viens ?

Je me redresse trop hâtivement pour paraitre calme. À son sourcil qui se hausse à peine, je sais qu’elle a noté ce détail. Où est passée la Anne calme et sereine que je connais ? J’ai l’impression de l’avoir laissée à Éric.

Je m’arrête au milieu du bar.

C’est ça. Je ne suis pas calme et sereine. Je ne l’ai jamais été. Je suis un tigre qui dévore la vie !

— Renart ?

Je m’empresse de rejoindre Jade à l’extérieur. Malgré le vent frais, j’accueille avec délice le rayon de soleil et ferme les yeux. Je sais que Jade me regarde faire, ses yeux ne m’ont pas lâché de tout le bar. Il n’y a ni désir ni jugement, elle me fixe simplement parce qu’elle le peut. Aucune convention sociale ne la parasite. Et moi je ne me sens ni dévisagée ni gênée. Je rouvre les yeux et me plonge dans son bleu polaire. Sa banquise immuable et silencieuse. L’avantage est que je peux user du même privilège. Ses longs cheveux très noirs, contrastants avec son visage particulièrement blanc. J’ai envie de sourire en pensant qu’elle a bien une peau de geek.

Le silence s’étire avec délicatesse entre nous. Chacune pense sans qu’il soit nécessaire de dire quoi que ce soit. J’aime la simplicité de ce silence. L’absence de pression sociale. Puis je le romps.

— On rentre ensemble ?

Je suis le tigre qui dévore la vie.

— Où ?

— Chez toi.

Elle ne répond rien et je lui emboite le pas vers l’arrêt de bus.


Son chat m’accueille. Soie, me dit-elle. Un long pelage noir et fin que je caresse avant que ses miaulements indignés ne réveillent les morts. La cuisine trône en face de moi et sur ma gauche, un court salon qui s’étire jusqu’à une terrasse en balcon. Son appart est nickel pour une môme de dix-neuf balais. Il y a un meuble en bois, des palettes, le long du mur qui sépare le salon de la chambre, recouvert d’avions miniatures.

— Tu fais de la maquette ?

— Quand j’étais plus jeune.

— Pourquoi des avions ?

— La complexité des moteurs.

Je me laisse tomber dans son canapé, face à la chambre. Je trépigne et regarde le lit dans l’embrasure. Regarde ses hanches qui se meuvent dans le minuscule espace cuisine. Je sens un frisson qui serre mes omoplates, le laisse passer. Je suis le tigre, mais je reste sa prof.

— Planteur, mojito, ti’punch, me demande-t-elle.

— Va pour un planteur, tiens !

L’alcool va bruler mes pensées parasites, très bien. Je la regarde sortir quelques jus, et me rappelle qu’elle travaille dans un bar. Sa dextérité est artistique et sa rapidité, fabuleuse. Elle me tend mon verre et s’installe à côté de moi sur le canap’. Ses lèvres se pincent très légèrement, et je sais à son regard sérieux qu’elle est prête à parler. Les yeux plantés dans les siens, j’attends.

— Dans sept mois, tu n’es plus ma prof.

C’est une banalité masquée. Je m’étonne, car ce n’est pas son genre. J’hésite presque à croire ce qu’elle me demande, ce qu’elle m’avoue.

— Ce n’est pas si long.

Ma réponse est aussi explicite que sa question. On se veut.

— Tu verras ta danoise entre temps.

Je me fige, stupéfaite, avant de réprimer un rire. Son visage reste relativement impassible à qui ne saurait regarder. Sa joue est à peine tirée d’un sourire et je ne saurais dire si elle se moque de moi ou non. Peu importe, Lisbet n’est plus dans la compétition. Je me suis inquiétée pour rien. Jade l’a intégré comme une sorte de package livré avec moi.

Mes yeux glissent sur son cou, son décolleté. Je me mords la joue et sirote mon verre en fuyant le bleu ses yeux. Je la vois sourire du coin de l’œil. En face d’elle, je ne suis qu’un livre ouvert. Je ne dis rien et pourtant elle voit tout. Je ne doute pas qu’elle ait compris mon fil de pensée, de ma gêne à mon envie.

— Alors ce jeu ? lancè-je, pour détourner l’attention. Malhabilement, soyons d’accord.

— Left 4 dead, tu connais ?

— C’est pas le jeu de zombi, complètement n’imp ?

— Ouais.

— Vas-y, envoi ! T’as deux ordi ?

Elle se lève et farfouille dans ses vêtements. Effectivement, elle sort un vieil ordi portable qu’elle me tend avant d’allumer le sien.

— On devra attendre la mise à jour.

— C’est Steam quoi.

Elle ricane silencieusement et me regarde d’un air entendu.


Je suis plus inefficace que les IA. Poêles, katanas, glock, pied-de-biche, mitraillettes, fusils à pompe, je suis nulle. Quand je meurs, je regarde Jade jouer. C’est indécent cette nonchalance.

— Tu restes là ce soir ?

Oui. Non.

— Tu as une serviette pour moi ?

Jade tranche son dernier zombi et se tourne vers moi.

— Et des vêtements propres.

Je jette un œil amusé à sa penderie face au lit.

— Je vais nager dedans.

Replongée dans son jeu, Jade hoche la tête en ricanant. Je finis mon verre et m’installe un peu mieux dans le canap’. J’hésite à poser la tête sur son épaule, me jette finalement à l’eau. Advienne que pourra.

Elle ne dit rien. Ses lèvres sourient.

Je reste comme ça un long moment, l’esprit flottant et les yeux absorbés par son écran. Elle a changé de jeu et craft sur Skyrim. Les clics de sa souris rythment mes pensées. Je me sens bien. Une étrange sensation de sécurité, comme si sa présence silencieuse était un refuge. Le monde pourrait s’effondrer que je resterais caler contre elle. Je ne crois pas avoir déjà ressenti ça un jour. Décidément, chaque minute que je passe libre d’Éric me rappelle l’aberration de notre relation. Je suis presque un peu triste pour lui qui est resté avec moi si longtemps alors qu’il aurait pu être avec quelqu’un qui l’aimait vraiment. Je me sens coupable de ne pas l’avoir compris plus tôt.

— Tu l’as rencontrée comment, ta danoise ?

Tirée de mes réflexions, je redresse la tête et papillonne des yeux, un peu hébétée.

— Au Fox, figure-toi. Durant ma première année d’étude.

— Erasmus ?

— Oui, à leur soirée d’arrivée. C’est devenu une excellente copine et on a bossé toute notre année ensemble.

Je la vois soupirer de son personnage obliger à marcher à cause de son poids excédant sa capacité.

— Et Éric ?

— Je le connais depuis très longtemps, on a grandi dans le même village. On s’est perdu de vu au lycée et retrouvés sur le campus de la fac. On s’est mis en couple sur ma L2.

— Pourquoi tu lui as dit oui, si tu ne l’aimais pas ?

— Pourquoi tu as dit oui à Lucas ?

— Je n’avais pas de raison de dire non.

— C’est pareil pour Éric et moi.

Le silence s’étire quelques secondes avant que Jade ne reprenne la parole :

— Tu sembles aussi nulle que moi à comprendre ce que tu aimes.

Je me contente de sourire. C’est la vérité.


Je laisse l’eau chaude glisser sur ma peau et détendre ma nuque. Mes idées galopent et je m’efforce de ne pas avoir envie d’elle. Pas tout de suite. L’idée passe. Une autre vient que je chasse aussitôt. Puis je repense à ma tête calée sur son épaule. Une nouvelle idée grandit en moi, une certitude que je ne veux pas effacer. Je la veux dans mon quotidien.

J’enfile le teeshirt qu’elle m’a filé et rit du message en me voyant dans le miroir. « I hate morning people. Or morning. Or people. » Bah voyons.

— Ça te fait une robe, me dit-elle en me voyant entrer dans la chambre.

Je tourne sur moi-même comme pour faire voler des volants imaginaires. Elle rit. Le naturel avec lequel j’agis me sidère.

En me glissant sous la couette, je la vois me suivre des yeux. Je reste sagement sur le côté et prie pour que le sommeil m’emporte avant que mon excitation le fasse.

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