Lalye-2 (version 0.6)

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Que fait mon chauffeur ? D’habitude, il n’est jamais en retard, surtout qu’aujourd’hui, j’ai hâte de montrer à mon père ma bonne note en maths, un 18, c’est pas tous les jours.

Après cinq minutes à attendre en bas de l’école dans un froid épouvantable, je vois arriver une voiture conduite par un homme de la trentaine. C’est la Maserati noire de maman : modèle S534 Adian. Par contre, le chauffeur ne me dit rien. Où est Charles ?

« Bonjour chauffeur, dis-je en m’asseyant à l’arrière. À la maison. »

Silence.

Qu’est-ce que… Il est censé me répondre « Bien Madame », pourquoi il… Pfff, où ma mère l’a trouvé, celui-là ? C’est le père d’Aline ou quoi ?

En parlant d’Aline, nous la croisons à vélo le long de la route ; toute dégueu sous son casque, elle sue déjà avant même que la côte ne commence. Pauvre fille, même pas les moyens d’avoir une voiture. Un instant, je me vois accomplir une bonne action en demandant au chauffeur de l’écraser ; cette fille ne trouvera jamais le bonheur dans cette vie de labeur, et je suis sûre que la mort serait pour elle une délivrance.

Pour finir, je me ravise lorsque nous la dépassons, mais ne peux m’empêcher d’avoir une pensée attristée à son égard. Peut-être que si je fais un don aux « Petits Riens » de la ville, elle en bénéficierait ? C’est à creuser, mais pas maintenant.

Nous croisons aussi Fred qui attend près d’un arbre (tiens, il attend un chauffeur aussi ? je ne savais pas qu’il en avait un) et enfin Mathilde qui accède au bâtiment administratif. Elle a encore cours ? Je me demande si elle a réussi maths. Probablement, Mathilde est une fille très intelligente.

Arrivée dans ma rue, j’aperçois les lumières du grand lustre qui rayonnent à travers les vitres de la porte d’entrée. Juste à côté, le bureau de mon père, lui aussi scintillant. Comme d’hab, il travaille encore, ce qui est normal, après tout il n’est que 17 heures.

La voiture n’est pas à l’arrêt que j’ouvre déjà la portière, donnant une frayeur au chauffeur. J’ai tellement envie d’aller annoncer la nouvelle à papa.

J’habite une petite maison dans un quartier coquet de la ville. Rien de folichon : piscine, grand jardin et quatre ou cinq chambres d’amis. Je rentre par la cuisine (où Charles est en train de préparer le repas du soir), laisse tomber mon sac, et va directement vers le bureau de Père avec en main la feuille de mes résultats de maths.

La porte est entrouverte et je l’entends discuter au téléphone avec un associé, probablement Jérém, son frère. Leurs relations ont toujours été un mystère pour moi. Papa a l’habitude de traiter oncle Jérém d’abruti, d’incapable de faire quoi que ce soit. Mais comme il s’agit d’un cabinet d’avocats hérité de mes grands-parents, impossible de le virer.

Jérém est plutôt sympa mais dépensier. Une fois, il a été jouer ses parts de l’entreprise dans un casino ; papa, a dû aller au tribunal pour sauver la situation. Mon père dit souvent qu’il se passerait bien de son frère, s’il avait le choix. Et c’est peut-être pour cela que je suis fille unique.

Je pousse la porte. Papa est assis de dos derrière son imposant bureau en bois. Il ne m’a pas remarquée et donc j’attends patiemment qu’il termine.

Après cinq bonnes minutes, mi-énervé, mi-impatient, il jette son téléphone dans un coin.

« Ah, Lalye. Qu’est-ce que tu veux ? J’ai pas beaucoup le temps. 

— Ça va ?

— Non, ton oncle est un con qui a fait une connerie. Il s’est fait arrêter alors qu’il participait à une rooftop party. Quel idiot ! 

— Ah zut », répondis-je.

Intérieurement, je n’en pensais pas moins. Organiser une fête à la maison en mon nom… Quel bonheur ce serait ! Tout le monde à l’école m’aimerait.

« Dis, justement en parlant de fête… j’ai… j’ai réussi mon travail de maths.

— Quoi ? »

Je lui présente la feuille en m’attendant de voir sur son visage un rictus de satisfaction bien prononcé; voire qu’il me prenne dans ses bras pour me dire que je suis la plus intelligente de toutes. Mais au lieu de cela, il retourne dans ses papiers et me dit :

« C’est bien beau. Mais bon, avec l’étudiant en maths sup qu’on t’a payé pour t’aider, ce n’est pas un exploit.

— Quoi ?

— C’est très bien Lalye, mais ne présente pas cela comme un trophée, on dirait ton oncle.

— Mais c’est moi qui l’ai fait. En plus, t’as dit que je pourrais inviter des amis à la maison si je réussissais.

— Quoi ? À la maison ? J’ai jamais dit cela. Tu sais bien que je n’aime pas avoir des gens ici, c’est chez nous. »

Oh le menteur…  

« Par contre, là, je dois absolument relire tout cela avant qu’on ne parte la semaine prochaine… tu veux bien me laisser, mon cœur ? »

Il retourna dans ses livres de droit comme si par magie j’avais déjà disparu. Si seulement j’étais un livre juridique, peut-être s’intéresserait-il un peu plus à moi…

Je sors de la pièce, tristounette. Oui, il y a bien un étudiant qui vient m’assister pour quelques difficultés, mais qui n’a pas fait pareil en classe ? En plus, il ne m’a aidée que pour le début : à sélectionner mon sujet et mon titre, et… rédiger l’intro et quelques équations… Mais à part cela, il n’a rien fait. Qui a mis des heures pour choisir la police d’écriture ?

Ma chambre se situe au premier et a vue sur la piscine. En ce moment, un employé s’amuse à ramasser avec une grande perche quelques feuilles qui flottent sur l’eau.

Je pense à mon oncle. J’aimerais bien organiser une soirée moi aussi et inviter toute la classe, voire plus. Tonton Jérém, s’il est super adoré, c’est parce qu’il fait tout le temps des réceptions. OK, de tout le monde sauf mon père, mais quand même. Je suis sûre que c’est ce qui me manque. Une grande fête en mon nom. Dommage que papa…

Mon GSM sonne. C’est un message de… Sean ? Bizarre, c’est pas son genre.

Salut. Tu cherches toujours un moyen d’avoir une bonne image à l’école, j’ai peut-être trouvé un truc : il s’agit de contribuer à une association caritative qui vient en aide à des Somaliens. Tu verses de l’argent et tu parraines un gamin. Je viens de le faire et comme je sais que tu veux aider les gens… Si t’es intéressée, rendez-vous demain matin au gros arbre à l’entrée du lycée.

Je relis le message rapidement. C’est vrai que j’ai dit une fois que je souhaitais aider les personnes pauvres, mais je pensais plus à Aline car pour la photo, faut pas que le miséreux soit trop loin.

Je tape sur internet « somaliens marrainage » et me retrouve sur moult sites. Comment cela pourrait-il accroître ma notoriété à l’école ? me demandai-je avant de tomber sur « Somaliens en péril » et ses images saisissantes de stars : BTS, Bono, Adriana Grande. Tous tenaient un petit noir mi-nu et souriant avec en dessous le message : « Soutenez-nous ».

Eurêka ! Voilà ce qu’il me faut. Une belle photo de moi et d’un enfant mourant. Avec cela, les gens du collège me trouveront peut-être même aussi chic que Mathilde.

Je prends mon GSM et réponds à Sean : OK pour demain matin.

Le lendemain à l’aube, je décide de m’habiller tout de bleu. Seul mon sac violet dénote un peu mais par peur d’être en retard, je ne chicane pas. Mon chauffeur me dépose comme d’habitude en bas de la rue, à cent mètres du rendez-vous.

« Salut Sean.

— Salut Lalye. Comment va ? Prête à aider les Somaliens ?

— Mmm, t’as entendu parler de cela où ?

— Attends. Tiens, j’ai un flyer pour toi. »

Il me donne une feuille imprimée gris clair avec plein d’infos dessus. Je n’en lis pas la moitié. Seule chose que je remarque : les photos. Je reconnais aussi dans la liste des affiliés, il y a des liens que j’ai visités hier, ce qui me rassure un peu.

« En fait, il s’agit de faire un don. En échange, tu deviens marraine d’un Somalien. C’est comme quand on a été au zoo, tu te souviens ? Il y avait des plaques qui disaient “cette éléphante est parrainée par un tel.”

— Oui.

— Et bien ici, c’est pareil.

— Mmmmm, OK. Et comment cela se passe ?

— Tu fais un virement sur ce compte. Pas grand-chose, seulement mille six cents euros. Et dans les semaines ou quelques mois tout au plus, on te présentera à ton filleul. Avec cet argent, il pourra aller à l’école, s’habiller, et tout et tout.

— Bref, il ne sera plus Aline… »

Silence.

« Euuuuhhh oui, il ne sera plus Aline, me dit Sean enjoué. Bon évidemment, cela prendra un peu de temps, fin des inscriptions, mise en contact, et tutti quanti. Mais d’un autre côté, ce n’est pas grand-chose. Qu’est-ce que mille six cents euros ?

— Rien du tout.

— Eh bien, c’est fait exprès. Cette assoc pense aux gens comme toi et moi qui veulent aider les autres sans dépenser un fric monstre. Ça te tente ? »

Je regarde le papier, essayant de calculer dans ma tête ce que cela pouvait me rapporter. Il faut voir cela comme un argument de campagne, un petit plus. Et puis dans le pire des cas, je perds quoi ? Seulement mille six cents euros. Je dépense tellement plus le weekend quand je fais du shopping avec maman.

« OK d’accord !!! dis-je avec enthousiasme.

— Cool ! Tiens, je t’ai tout préparé car je savais que tu dirais oui. Sort ton portable, il faut se dépêcher, les inscriptions sont limitées et ferment bientôt. »

Sean me présente son GSM avec un QR-code. Je sors le mien et ouvre mon application bancaire où s’y affiche un peu plus de cent douze mille euros. Il semblerait que papa n’a pas encore envoyé mon argent de poche.

Je scan le QR-code, met mon code pin eeeet… un message de confirmation apparait.

« Voilà. Félicitations, Lalye, tu deviens une fée de la gentillesse. »

« Salut vous deux. »

Oh tiens ! Voilà Fred.

« Salut, dis-je. Comment va ?

— Bien. Et toi ? Qu’est-ce que vous faites ici ?

— Je viens de marrainer un Somalien grâce à Sean.

— De par… un som… Qu’est-ce que… ? » Il m’arrache des mains le papier que Sean m’avait donné et le lit à haute voix.

« Alors. Toi aussi deviens parrain et aide les plus pauvres à avoir une vie décente. Mmmmm, intéressant.

— Tu veux aider aussi ? Ce n’est que 1600 euros, dis-je

— 1600 EUR… Euh, non merci. Je ne cherche pas à être aimé en ce moment. T’es la seule à avoir donné de l’argent, Lalye ?

— Non, Sean aussi.

— Ah bon, lui aussi. »

Sean releva la tête au son de son nom.

« T’as fait un virement, Sean ? demanda Fred.

— Mmmm…

— T’es un vrai samaritain, dis donc. Vraiment. Moi, j’aurais 1600 euros, je préfèrerais partir, mmm… je ne sais pas… disons… en Grèce. T’en as un grand cœur !

— Ta gueule Freak, je ne me mêle pas de tes affaires, ne t’occupe pas des miennes.

— Question de point de vue.

— On en reparlera plus tard si tu veux, répondit Sean en essayant de reprendre le flyer des mains de Fred. 

— Je vais le garder si cela ne te dérange pas. Qui sait, je changerai peut-être d’avis. »

Je remarque que Sean est un peu mal à l’aise avant de nous tourner le dos et de s’en aller.

« On se revoit en classe ? Salut Lalye, et félicitations pour ton marrainage. »

Fred et moi voyons les pics blonds prendre le large.

« Tu viens du bâtiment des admins ? demandé-je.

— Mouis, j’avais des documents à mettre à jour. D’ailleurs, t’aurais pas vu Mathilde ?

— Pas encore, pourquoi ?

— Rien, j’ai un service à lui demander concernant le cours de maths. T’as eu combien hier ?

— J’ai eu 18. Et toi ?

— Ah bien. T’as fêté cela, je suppose ?

— Mmm, non pas vraiment. Je voulais organiser une fête chez moi, mais mon père ne veut pas que j’amène du monde à la maison, il n’aime pas cela. Dommage, certains vont être déçus.

— Euh… oui. Pas commode, ton père.

— Ils ne sont pas là la semaine prochaine, cela aurait été parfait.

— Alors organise-la quand ils ne sont pas là.

— Quoi ? Non, ça jamais. S’il l’apprend, je fais quoi ?

— Écoute, je vais te donner un conseil. Quand tu veux quelque chose de quelqu’un, tu dois parler son langage et non le tien.

— Quoi ?

— Ton père ne veut pas d’emmerdes. Donc si t’organises tout quand il n’est pas là, et que tout est propre quand il revient, il ne dira rien… Faut juste que tout soit nettoyé après, t’as bien du personnel, non ?

— Évidemment que j’ai du personnel. Qui n’en a pas ?

— Alors fais cela. Enfin, je dis ça pour t’aider.

— Mais cela veut dire lui mentir ?

— Oui. Me dis pas que ce serait la première fois.

— Non, bien sûr… enfin…

— Lalye, fais comme tu veux, mais quelqu’un a dit qu’on devient adulte le jour où on apprend à mentir à ses parents. Tu veux que les gens de l’école t’admirent, tu veux être aimée ? Alors mens à tes parents. Et puis, c’est qu’une fête… »

Silence.

« Je te laisse. On se voit en classe », me dit-il en partant.

Le reste de la journée se passa sans accro. Mes parents s’en vont mercredi prochain pour une semaine complète.

Le dernier dîner s’éternise. Papa mange avec son téléphone au bras, tandis que ma mère prend des notes sur son PC. Comme ils sont tous les deux avocats, les repas de famille sont inexistants… quand je ne mange pas seule. Seul Charles me divertit un peu à la cuisine.

À ce que j’entends de la conversation, leur voyage la semaine prochaine concerne une affaire à la capitale, un homme politique impliqué dans du détournement d’argent. Enfin bref. Dernier souper avant une semaine seule à la maison et… je le prends avec des fantômes.

Me revient la discussion avec Fred. Avait-il raison ? À quand remonte mon précédent mensonge ? Et puis, pourquoi mentirais-je alors que je peux tout acheter ? J’ai comme une boule dans le ventre, fabuler est quelque chose que je n’aime pas. D’habitude quand je veux un truc, je paie, mais je ne vais pas rémunérer mes parents, surtout que c’est eux qui me donnent de l’argent.

Non, je choisis de rien dire. La soirée aura lieu, en petit comité, on nettoiera tout le lendemain et mes parents n’en sauront jamais rien.

Bref, j’ai décidé de devenir adulte en leur mentant.

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