Chapitre 10 - Saorsa
Mes pieds s’enfonçaient dans l’humus de la forêt, l’odeur si particulière des champignons, des herbes, du cuir et même du vent me chatouilla le nez. Je sentais toutes les fragrances particulières avec plaisir alors que je courais au milieu des arbres et des buissons, les branches craquaient légèrement quand je passais entre. Un rire jaillit de ma gorge alors que je me faufilais entre les branches, les buissons, ronces et baies. De temps à autre je m’arrêtais pour en cueillir et les glisser entre mes lèvres, leur jus noirâtre tachait mes doigts et mes lèvres, mais je ne pouvais me passer de leur goût acide. Cependant il fallait que je me dépêche ! Maman m’attendait pour aller voir Caenar ! Nous étions rentrées tard de notre visite à Itham, Aolis et Eoran et cela faisait que quelques semaines que nous étions enfin de retour dans les forêts épaisses des montagnes, chez nous. Je secouais la tête pour chasser les mèche de mon visage, traversai le petit ruisseau, la boue s’infiltra entre mes orteils, c’était frais ! Je restais encore un instant les pieds dans l’eau avant de reprendre ma route un large sourire aux lèvres, j’adorais vivre au milieu des bois.
Un effluve étrange m’arrêta brusquement à quelques distances de chez moi. Je n’avais jamais senti cette odeur… Métal, chaleur, épices, poussière… ? Je tendis l’oreille, il y avait des bruits de chevaux proche de chez moi, pourquoi venir à cheval ? Dans les bois ce n’était pas forcément toujours pratique. Des clients pour ma mère ? C’était rare qu’ils viennent jusqu’ici, d’habitude ils l’attendaient au village en bas et les villageois transmettaient l’information quand on descendait vendre ou acheter des plantes. Peut-être qu’ils étaient très pressés ? Je ne savais pas. Notre petite maison en bois semblait presque avalée par la verdure alors qu’elle était posée dans la clairière avec sa petite cheminée en pierre et ses rideaux en plantes séchées que ma mère utilisait pour ses potions. Je poussai la porte sans inquiétude en lançant d’une voix joyeuse :
« Maman ? »
Ma mère était entourée de quatre gardes, sa longue chevelure blonde cendrée était détachée et certaines mèches pendaient dans son visage et les fleurs qui étaient dedans répandues au sol, sur le tapis coloré qui recouvrait le planches. L’odeur était à la colère et la peur… Le regard de ma mère se braqua aussitôt sur moi et sa voix claqua comme un fouet :
« SAORSA VA CHEZ CAENAR ! »
Je bondis aussitôt en arrière, elle avait donné un ordre d’une voix angoissée, j’obéis et me mis à détaler dans les bois aussi vite que possible, esquivant branche basse et racine, je n’avais jamais couru aussi vite de ma vie, un cri retentit derrière moi, je me figeai, terrorisée, le loup à fleur de peau. C’était un cri de terreur et de douleur pur. Qu’est-ce qu’il s’était passé ?
« MAMAN ! »
Je me redressai aussitôt dans mon lit à cause de mon hurlement de terreur, il faisait nuit noire dans ma chambre, mais je n’avais aucune difficulté à voir autour de moi. J’étais surtout couverte d’une sueur glacée… Cela faisait longtemps que je ne l’avais pas fait, ce cauchemar. Au tout début, je le faisais presque tous les jours, maintenant c’était plus rare. Pourquoi revenait-il maintenant ? Aucune idée. Je me frottai les yeux, ce souvenir était horrible, il me brûlait encore le corps et l’esprit, surtout l’esprit. Il était beaucoup trop vivace, toutes les sensations me revenaient en pleine face. J’aurais aimé rêver d’un autre souvenir de ma mère, mais on ne choisissait pas ses rêves, pas vrai ? Je repoussais les couvertures, il faisait trop chaud dans cet endroit. Il faisait toujours trop chaud dans ce maudit royaume. Enfin d’ici quelque temps il serait l’hiver, ça serait sans doute plus supportable pour moi.
Les joncs crissèrent sous mes pieds quand je me levai pour me diriger vers la fenêtre, je distinguais un mince croissant de lune dans le ciel accompagné de ses acolytes d’étoiles. Je tournai mes paumes vers le plafond avant d’inspirer profondément et de réciter des prières pour ma mère et ma meute. Mon regard caressait la lune et les constellations que je reconnaissais pour les avoir apprises du bout des doigts de mes cousins. Ma mère me manquait tellement… j’étais sûre qu’elle allait venir me chercher, elle devait fouiller tous les royaumes pour me retrouver ! Cela prenait du temps de me trouver, les royaumes étaient vastes. Je me mis à chanter doucement pour m’attirer les faveurs de la Déesse Lune, peut-être qu’elle porterait a voix à ma mère.
« Tungl, de ton nom tu as tracé ma voie, Tungl, de ton nom je suis née, Tungl tu m’as offert la vie je marcherais en ta gloire et dans ta lumière. Tungl, puisses-tu veiller sur ma meute et les mener à moi… Tungl que ta lumière d’argent me guide. Tungl que ton nom me guide jusqu’à la liberté, je chanterais tes louanges, ô belle Tungl. »
La porte s’ouvrit derrière moi, claquant contre le mur, mon regard était toujours braqué sur le croissant de lune et les étoiles. L’odeur du chasseur était abominable pour moi, comme un poison qu’on sentait s’infiltrer dans ses narines. Il avait été lent à venir, j’aurais pu me sauver dix fois, mais j’étais trop fatiguée et… pas assez en forme, ou peut-être sentais-je que ce n’était pas le moment ? Combien de temps s’était-il passé depuis la chasse ? Le dernier souvenir que j’avais c’était l’autre enfoiré me frappant en pleins visage.
« Qu’est-ce que tu as à hurler Chienne ? »
Je ne bougeai pas, les mains toujours tournées vers le ciel, je n’avais pas envie de le regarder. Il s’avança, les joncs craquèrent sous ses pas et j’acceptai de parler pour peut-être le détendre ou moi avoir les informations que je voulais :
« Combien de temps ? »
Il s’arrêta et je devinai le rictus sur ses lèvres, je t’arracherais le foie un jour pour te le dévorer sous le nez. Ou pas, je t’aurais broyé le visage avant sans aucun doute.
« Trois jours que tu dors. Tu n’as pas faim ? »
Faim. Le goût de la viande encore chaude du sanglier que j’avais déchiqueté, la saveur du sang et surtout la sapidité de son cœur. Rien que ce souvenir me faisait monter la salive en bouche et un sourire étira mes lèvres. Même avec mon corps d’humaine, je pouvais manger largement de la viande crue, ça ne me dérangeait pas, mais l’effort pour me transformer hors de mon cycle m’avait vidé de mon énergie. Contrairement au Nord, il y avait moins de fluides ici, je ne pouvais pas me transformer tout le temps. Chez moi, il fallait faire très attention, une émotion un peu trop forte et le loup venait tout comme son corps. Cependant est-ce que j’avais faim ? Mhh… sans doute, les loups pouvaient résister longtemps à la faim, je haussais simplement les épaules sans donner plus de détails.
« Retourne dormir. Je verrais si je t’autorise à manger demain. »
Va crever. Je regardais encore une fois le ciel alors qu’il était encore debout derrière moi, mon silence et mon immobilité fut la seule réponse que je lui offris, les paumes toujours tournées vers le ciel. Je savais que j’étais bien trop fatiguée pour pouvoir user de mes pouvoirs, même de ma transformation et des avantages de cicatrisations. Non, une blessure dans mon état ne se soignerait pas aussi rapidement que prévu. Sa main attrapa ma nuque, je restais de marbre face à la brûlure de l’argent sur ma nuque. La douleur… Quand on m’avait arraché à ma mère je m’étais juré de ne pas leur offrir ne serait-ce qu’un gémissement de douleur. Ils m’avaient pris ma mère, je ne leur offrirais pas ma douleur. J’inspirais profondément avant de me dégager et de me diriger vers mon lit. Il s’assura que je me couchais soigneusement avant de quitter la pièce, presque m’aurait-il bordé et fait un bisou sur le front. Je me redressai aussitôt, m’installai, le dos bien droit, les yeux clos sur le matelas, j’inspirai longuement avant d’expirer et me concentrer sur les fluides autour de moi. Je m’enfonçai tout doucement dans une profonde méditation, je ne cherchais pas réellement à renforcer ma propre puissance, je laissai seulement mon esprit voguer sur les fluides pour profiter des bienfaits de la méditation.
Je sentis mon corps devenir de plus en plus lointain, alors que mon esprit s’étirer pour étendre ses perceptions sur les fluides. J’étais sur un fil précaire, je devais maintenir mon lien avec mon corps sous peine de me perdre dans les fluides tout en réduisant au strict minimum pour que je puisse laisser ma conscience savourer leurs caresses. Ce n’était pas comme-ci je pouvais avoir des informations, c’était juste… simplement profiter d’un étrange moment, suspendu dans le temps, oublier tout… juste un long instant, retrouver un moment que j’avais pu partager avec ma mère, il y a longtemps. C’était elle qui m’avait appris à faire cela, une relaxation profonde pour savoir ressentir le moindre mouvement des fluides. C’était une technique apprise par les Nomades quand ils venaient parfois jusque dans le nord. Ressentir les fluides, connaître leurs mouvements, leur moindre ondulation, quand on maîtrisait le vent, et le sang, nous devions absolument sentir la moindre variation des fluides. Selon leur dire. C’était bien pour ça que peu savait maîtriser les fluides du vent : personne ne prenait le temps de les ressentir, et c’était la base de leur maîtrise.
Je rouvris les yeux lentement. Je plaquais mes mains sur mon visage avant d’expirer longuement. La maîtrise du souffle était essentiel. Je me souvenais quand Eoran m’avait aidé à me relever alors que je venais de me blesser avec ma propre magie du sang par déconcentration. Je laissai mes mains tomber sur le matelas et mes yeux se rouvrirent.
« Les princesses ne pleurent pas. Je ne porte pas de couronne, mais je suis l’héritière de Caenar, Princesse des meutes du nord. Je ne pleurerais pas. »
Dans mes veines coulaient le sang de générations d’alphas de loups et louves puissantes. J’étais Saorsa, fille de la plus célèbre et talentueuse des guérisseuses des Neiges et des Montagnes, nièce de Caenar, l’homme qui avait tué à mains nues un ours sous sa forme humaine. Je n’avais pas le droit de pleurer, ni même de montrer de la douleur. Il fallait juste être patiente… Ma mère et mon oncle trouveraient rapidement un moyen de venir me chercher. Les pistes avaient dû être brouillées Tungl devait les guider, il fallait juste endurer et être patiente. C’était juste attendre.
Je finis rouler en boule sous la couverture avant de réciter toutes les plantes et préparations que je pouvais connaître dans toutes les langues que je pouvais connaître. Je m’endormis tout doucement bercés par les odeurs de plantes et même celle de ma mère dont j’avais encore l’odeur en mémoire.
La lumière du soleil me tira doucement de ma torpeur et je repoussai les draps doucement en me massant le visage. Je ne me sentais pas… très bien encore, physiquement parlant, j’avais encore besoin de reprendre des forces. Sadralbe était là, j’avais fini par connaître son nom, il m’observait, assit sur un fauteuil, avec attention, un petit sourire aux lèvres.
« Tu as bien dormi ? Il est presque midi.
- Oui. »
Je daignais lui répondre dans l’une de mes langues que je connaissais très bien. J’en connaissais tellement… Je me frottais à nouveau le visage avant de me secouer pour sortir du lit en baillant à m’en décrocher la mâchoire. Il n’avait pas mis d’argent dans le repas aujourd’hui, il avait dû comprendre que je ne guérissais pas aussi facilement en ce moment et il ne fallait pas que j’eusse de trace sur le corps, le roi ne serait pas content.
L’eau était froide. Croyait-il que je n’aimais pas ça ? C’était tout l’inverse, je préférais l’eau fraîche, ça me rappelait la rivière dans laquelle nous nous baignions avec ma mère. Assises à même le lit, elle me peignait les cheveux en pestant contre les nœuds qu’il y avait dedans. Je plongeai la tête sous l’eau en me nettoyant soigneusement la peau, le moindre des recoins, chassant la moindre saleté. Ça faisait du bien… Je finis par ressortir de l’eau et de la baignoire pour me sécher soigneusement, le chasseur ne m’avait pas lâché des yeux, je ne savais pas s’il avait des pensées impures… ou juste qu’il faisait cela pour que je ne tente pas un suicide. Je passais une main dans mes cheveux épais pour les sécher et ôter les nœuds. Je les portais depuis toujours longs si bien que je savais très bien les coiffer pour qu’ils ne me gênent pas et même me rendre jolie si j’en avais envie. Le repas était énorme, c’était la première fois que je voyais un repas qu’il m’apportait aussi conséquent et il n’y avait aucune drogue, de la viande, du fromage, de la salade, de la soupe et même du poisson. Qu’est-ce qu’il cherchait à faire ? En tout cas je me régalai du repas ça faisait du bien de manger autant, je ne laissais rien dans l’assiette, quand j’avais faim : j’avais faim. Il aurait pu remanger dans l’assiette tant je l’avais nettoyé.
Je finis par rejoindre un cours sur les fluides, Liliraele me sourit en me glissant un clin d’œil, elle devait avoir envie de me parler, mais ce n’était pas le moment : l’étude des fluides c’était sérieux. Je m’assis en tailleur sur l’un des coussins colorés disposés dans la pièce ronde et vide. La maîtrise des fluides, ma sœur maîtrisait ceux de la lumière, je la laissais s’entraîner en première. À mon tour je dus donner une forme à ceux du vent. Il se tordit dans mes mains pour former un anneau dans ma main. Facile.
« Midelia ! Ton nez ! »
J’arrêtai aussitôt ma maîtrise du vent pour porter les doigts à mon nez. C’était presque une hémorragie nasale… Elle se précipita vers moi avec un mouchoir épais.
« Qu’est-ce qui t’arrive ?!
- J’ai trop usé de ma maîtrise, expliquais-je simplement. Je ne dois pas l’utiliser pendant encore un petit moment… »
Je plaquai ma main sous mon nez en jurant. Sadralbe s’avança et colla un mouchoir sous mon nez, je lui pris des mains pour éviter de répandre mon sang de partout, écartant au passage Liliraele. Aucun d’eux ne méritait d’avoir la bénédiction de la Déesse. Peut-être étais-je un peu trop fatiguée et en colère pour bien juger ma sœur. Je préférais m’écarter un peu, m’installant dans un coin pour suivre la leçon sans intervenir, c’était bien les seuls cours que j’aimais suivre, là au moins j’apprenais quelque chose. Mon nez finit de couler et je me levai pour jeter le mouchoir dans la cheminée où il s’embrasa rapidement. Sadralbe grogna, je l’ignorai et m’approchai de la fenêtre, j’avais cru percevoir…
« Les Nomades ! Les Nomades sont là ! M’exclamais-je avec un grand sourire. »
Liliraele se précipita à mes côtés et je lui pointai du doigt la file de chevaux portant des toiles colorées ainsi qu’un large étendard flottant au vent qui se dirigeaient vers le château. Dans le Nord les Nomades étaient toujours bien accueillis. On disait qu’ils étaient les descendants du royaume central qui avait disparu, ils étaient puissants et respectés, du moins chez moi. Ils allaient et venaient comme ils le souhaitaient, mais au vu du sourire de ma sœur, ici aussi ils étaient aimés. Pour une fois qu’il y avait une bonne nouvelle !
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