013 Les trois amis
Les néons du bar de marins « Les sirènes » éclaboussaient le trottoir et la rue de flaques decouleurs sang et or. Au dessus de la porte d’entrée, un hologramme grandeur nature représentait une jeune femme aux formes généreuses, en train de danser. Progressivement, tous ses vêtements disparaissaient. Une fois nue, son image s’effaçait, remplacée par celle d’une autre jeune femme, tout aussi accorte.
Par « marins », il fallait entendre personnel des aéronef chargés du transport de passager et de marchandises entre les planètes, ce qui était originellement le rôle de la marine sur la planète Terre entre les continents.Du coup, le terme "marin" s'était imposé, par opposition à "astraunaute", réservé à ceux qui participaient à des missions d'exploration de la galaxie. La faune envahissant chaque soir le bar n'avait rien à envier à celle qui fréquentait jadis les bouges de Valparaiso ou de Maracaïbo, et si les « marins » respectaient la tradition d'une femme dans chaque port, il fallait reconnaître qu'elles étaient la plupart du temps vénales.
Près de l’entrée, deux hommes portant ostensiblement veste et casquette de capitaine de navire marchand discutaient tranquillement. Le premier était trapu, un peu enveloppé même. Un début de calvitie lui dégageait le front très haut. Sa veste était ouverte sur une chemise frippée, et son couvre-chef était un peu de travers. Il semblait assez expansif, et faisait de grands gestes en parlant d'une voix forte. Le deuxième, plus mince, avait les cheveux châtain ondulés descendant largement aux épaules. Il arrivait à donner de l'élégance à un uniforme strict mais soigné. Il se tenait très droit, et tout dans son attitude indiquait un homme posé et réfléchit.
Une hôtesse s’approcha d’eux, jupette d'une longueur symbolique, caraco largement ouvert sur une poitrine rebondie, et maquillage « appuyé ».
- Ho là, la Marine ! Ne restez pas sur le trottoir, venez jeter l’ancre au « Sirènes ». Nous avons tout ce qu’il faut pour des pauvres marins loin de leur port d’attache.
- On attend une copine. Fit l’un d’eux.
- Une copine ! Mais nous avons tout ce qu’il vous faut en matière de copines. Des brunes, des blondes, des rousses, pour tous les goûts…
Ils éclatèrent de rire.
- Ne vous en faites pas. Elle est aussi de la Marine, et elle vide son verre aussi bien que nous.
- Dans ce cas elle sera la bienvenue. Mais vous êtes deux, l'un de vous ne va quand même pas tenir la chandelle !
L’ hôtesse fit une petite révérence moqueuse, et se dirigea vers d’autres clients potentiels. Les deux capitaines la suivaient d’un regard appréciateur, le derrière valant bien le devant, lorsqu’ils reçurent chacun une grande claque dans le dos, tandis qu'une voix féminine les interpellait.
- Ah Ah ! Je vous y prend les garçons à reluquer les jolies filles.
- Enfin te voilà. On prenait racine sur ce trottoir à t’attendre, et une jeune nymphe est venu nous faire la conversation.
- OK, je vous présente mes excuse pour mon retard mais…
- Oui, on sait ce que c’est avec les filles, le temps de s’habiller, de se maquiller…
- Connard ! Est-ce que j’ai l’air d’une gravure de mode ?
La question était ponctuée d’un coup de poing à l’épaule. Il est vrai que l’arrivante avait une tenue comparable à celle de ses deux amis, même si l'uniforme ne pouvait masquer ses formes généreuses. De taille moyenne, ses abondants cheveux bruns étaient retenus par un chignion débordant de sa casquette. Cependant, son attitude décidée, presque masculine, indiquait qu'elle devait passer beaucoup plus de temps à bourlinguer qu’à fréquenter les salons de beauté.
Le troisième larron intervint.
- Bon, quand votre petite scène de ménage sera finie, on pourra peut-être aller boire un coup.
En riant et chahutant comme des enfants ils entrèrent dans le bar.
La salle était plongée dans une semi-pénombre, sauf une petite scène où se trémoussaient, sur une musique assourdissante, trois jeunes femmes presque nues, éclairées violemment par des spots clignotants. Une hôtesse s’approcha de notre trio, et le capitaine aux cheveux longs lui montra un box un peu en retrait, où ils pourraient peut-être échanger quelques mots sans se casser la voix. Elle fit signe à ses clients de la suivre, et commença à slalomer entre les tables. Alors qu'ils contournaient un groupe, la jeune capitaine sentit une main se poser sans douceur sur son arrière train. Elle ne s'en offusqua pas, mais son ami le plus costaud qui la suivait attrapa le « délinquant » par le col et le souleva de terre comme une plume. Celui-ci, livide, balbutia des excuses. La jeune femme se retourna et appela « Ruslan !» en montrant ses paumes ouvertes en signe d'apaisement. Ruslan hésita puis reposa brusquement l'homme sur sa chaise.
- J'ai horreur de ces malappris.
La jeune femme sourit.
- Dis plutôt que tu ne supportes pas que l'on me touche !
- Il ne manquerait plus que ça ! Tu crois qu'il t'arriverait quoi si tu entrais seule la dedans?
- C'est bien pour cela que vous m'attendez dehors : avec mes deux chevaliers servants, je ne risque rien.
- Hum, si tu compte, sur Hugues...
Le troisième compère protesta énergiquement.
- Je n'ai pas ta force, mais je pratique quand même les arts martiaux. Il me suffit d'exploiter celle de mon adversaire pour le faire voler.
- Ouai ! Mais contre un gars comme moi, tu n'as aucune chance.
Ils s'installèrent et passèrent commande. Ruslan attaqua la conversation.
- Bon Christa, à toi l'honneur, donne nous de tes nouvelles.
- Les garçons, je suis contente de vous voir. J’avais peur de vous manquer, car je vais partir rapidement, et pour un certain temps. Et en plus, je n'ai pas eu à démarcher le client : c'est lui qui est venu à moi.
- Tu en as de la chance ! Nous aussi nous allons lever l'ancre. C’est un miracle que nous soyons tous les trois réunis. Je pars dans deux jours et Ruslan un peu plus tard.
- Dans trois ou quatre semaines, je pense, juste le temps de faire un peu de cabotage vers quelques petites planètes. J'attends la confirmation. C’est ça la vie de marin : toujours en mer ou plutôt dans l'espace, loin de son chez-soi.
- Parce que tu as un chez toi?
- C'est pour éviter de le quitter que j'ai choisi de vivre en permanence à bord de mon "Babouchka".
La jeune femme se tourna vers l'autre homme.
- Au fait, et toi Hugues, as-tu un « chez-toi » ? Tu ne m'en a jamais parlé.
- Hum... oui, un petit pied à terre, mais je n'y invite pas n'importe qui !
- Comment ça, nous sommes n'importe qui, Ruslan et moi? Tu es gonflé.
- Du calme! Tu m'obliges à préciser que je n'y invite que mes... conquêtes. Tu vois que tu ne risques pas d'être concernée.
La jeune femme rougit et détourna son regard, alors que Hugues faisait un clin d'œil complice à Ruslan qui pouffait. La conversation continua sur un ton badin.
- Au fait, Christa, Ruslan te parlait tout à l'heure du danger qu'il y avait pour une jeune femme à traîner dans ce bouge. Avoue que tu adores t'encanailler.
- Hum, je ne suis pas la seule. Sans notre ami ici présent, toi non plus tu n'aurais jamais mis les pieds dans ce genre d'établissement. Et puis, ma présence vous protège : en me voyant, les hôtesses ne viennent pas vous relancer.
Hugues eut un sourire moqueur.
- Effectivement, mais il y a peut-être quelqu'un qui le regrette !
Leurs regards se tournèrent vers Ruslan, qui se racla la gorge. Ses amis comprirent qu'il se préparait à chambrer l'un d'eux. Il se tourna vers Hugues.
- A ce sujet, tu n'as jamais essayé de draguer par ici ? Je veux dire dans la clientèle bien sûr !
Hugues, qui était en train de boire, faillit s'étrangler. Il cherchait une réplique mordante, lorsque Christa vint à son secours.
- Voyons Ruslan, notre ami mérite mieux que la clientèle des "Sirènes" !
Ruslan ne répondit pas. Son attention venait de se focaliser sur l'entrée du bar. Il émit un petit sifflement.
- Hou là ! Faites gaffe : un mercenaire.
Les deux autres jetèrent un coup d’œil furtif. Près du bar se tenait un homme de près de deux mètres aux épaules larges, aux bras impressionnants, les cheveux blonds très courts coiffés en brosse. Il était vêtu d'un treillis et portait de grosses chaussures militaires, lui remontant bien au dessus de ses chevilles. Même s’il ne portait pas ses armes, son métier ne faisait aucun doute.
- Je ne voudrais pas avoir à faire à lui, murmura Ruslan. Et pourtant, pour la baston, j’ai déjà donné. Venir ici en treillis, c'est gonflé !
- Il est beau mec, remarqua la jeune femme.
- Si tu aimes les bulldozers balafrés, ajouta perfidement Hugues.
- Tu es jaloux de ses muscles ?
- Moi ? Pas du tout. Dans mon métier, on a besoin de diplomatie, de connaissances linguistiques et de discrétion. Les muscles, ça ne sert pas à grand chose.
- Tu aurais plus de succès auprès des filles…
Ruslan et elle éclatèrent de rire.
Soudain le mercenaire, qui visiblement cherchait quelqu'un du regard, traversa la salle et se dirigea vers leur table. Surpris et inquiets ils le regardèrent s’approcher.
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