014 Le mercenaire
Soudain le mercenaire, qui visiblement cherchait quelqu'un du regard, traversa la salle et se dirigea vers leur table. Surpris et inquiets ils le regardèrent s’approcher.
- Messieurs dames bonjour. Je suis désolé de vous déranger mais j’ai besoin de vous parler, immédiatement.
Ce fut Ruslan qui répondit, d'un ton froid, décidé à éconduite le gêneur.
- Je regrette, mais comme vous pouvez le constater, nous passons une soirée entre amis et nous ne souhaitons pas être importunés.
- Je vous renouvelle mes excuse, mais demain vous aurez peut-être quitté Ursianne, et ce sera trop tard.
Ruslan haussa les épaules.
- Nous sommes ici en réunion privée. Nous n’avons pas l’habitude de traiter nos affaires dans ce genre d’endroit, et de toute façon, jamais avec un mercenaire.
Un éclair de colère passa dans le regard de leur interlocuteur mais il se contint.
- Fort bien. Mais cela ne vous semble pas bizarre d’être tous les trois contactés pour travailler sur une pauvre planète, perdue au fin fond de la galaxie ?
Le rouge monta aux joues de Ruslan.
- Nous sommes amis, mais nous n’avons pas pour habitude de mélanger nos affaires. J’ignore complètement ce qu'ils vont faire, et c’est réciproque. De plus, ces petites planètes perdues au fin fond de la galaxie sont justement notre principal lieu de travail. Il était inévitable, qu'un jour ou l'autre nos routes s'y croisent. Rien de remarquable à ça. Alors je ne vois pas l'intérêt de continuer cette conversation.
- Libre à vous de gardez le secret sur vos activités, mais à mon avis vous auriez, pour une fois, intérêt à changer d'attitude. Moi, je n’ai pas eu votre délicatesse. Mon métier me fait côtoyer le danger en permanence, alors j’aime bien savoir où je vais mettre les pieds. Et, que vous le vouliez ou non, nos routes, comme vous dites, risquent de se croiser plus d’une fois dans les semaines à venir. Je pense que vous ignorez tout de ce qui vous attend, et vous devriez m’écouter.
- Si l'on ne sait rien, en quoi pourrait-on vous être utile ? Vous perdez votre temps avec nous.
A la fin de sa tirade, Ruslan se retourna vers la table pour bien signifier que la conversation était terminée. Mais leur interlocuteur était aussi tenace qu’impressionnant.
- Je viens vous proposer un marché ou plutôt une alliance.
- Nous ne sommes pas des mercenaires, nous ne nous battons pas, objecta la jeune femme.
- Il ne s’agit pas de cela. Nous pourrions tout simplement échanger des informations. Si tous les quatre nous nous mettons à graviter autour d’un lieu où il ne s’est rien passé depuis les débuts de la colonisation, c’est que quelque chose de gros risque d’arriver. Je pense d’abord à ma sécurité, mais la votre risque aussi d’être remise en cause, puisque vous serez là-bas également. Des faits peuvent paraître anodins pris séparément, mais si nous les confrontons, nous aurons une meilleure perception de ce qui se trame, et nous pourrons anticiper les problèmes.
Ruslan continuait à faire la tête. La jeune femme et son autre compagnon semblaient un peu ébranlés. Finalement ce fut elle qui prit l’initiative.
- Enfin, les garçons, on peut écouter ce qu’il a à nous révéler. Ça ne nous engage à rien. Et après, nous déciderons en connaissance de cause.
Ruslan grommela, visiblement peu convaincu. Hugues acquiesça de la tête. La jeune femme invita alors le mercenaire à s’asseoir, ce qu’il fit avec quelques difficultés, vu sa taille et l’étroitesse du box.
- Tout d’abord permettez-moi de me présenter : je m’appelle Steve Maroco et mon métier est « expert en sécurité ».
- Joli euphémisme, grommela Ruslan.
L'homme fit semblant de ne pas avoir entendu la remarque.
- J’ai été contacté par la Compagnie intergalactique des Mines, pour une opération de maintien de la sécurité sur leur site d’exploitation de Solera, la capitale de la planète du même nom. Il risque d’y avoir des mouvements de grève, et des manifestations qui pourraient empêcher le travail de se faire.
- Ne serait-ce pas à la police locale d’assurer la sécurité ?
- A l’extérieur de la mine oui, mais pas à l’intérieur. Mes employeurs pensent aussi, que les pouvoirs publics ne seront peut être pas très enclins à les aider. En d’autres termes, la police et l’armée ne seront pas très…motivées.
Ruslan émit un petit ricanement.
- Pour une fois qu’ils ne casseront pas du gréviste, il y aura quand même quelqu’un pour utiliser la manière forte.
Le mercenaire ignora à nouveau l’aparté.
- Jusque là, rien que de très classique. Ce n’est pas le boulot que je préfère, mais il faut bien vivre. Comme à mon habitude, j'ai commencé mon travail en réunissant le plus d’informations possible sur le cadre de ma mission, et ce qui gravite autour. Et c’est comme cela, que je suis tombé sur vous trois.
- Nous y voilà, murmura la jeune femme, en se penchant en avant pour mieux entendre, à cause du bruit ambiant.
- Honneur aux dames : Christa Kalenberg, géologue freelance, c’est imprévu et...original. La Compagnie des mines, toujours elle, vous a demandé une exploration du sous-sol de leur site d’exploitation de Solera. L’incongruité de cette demande a attiré mon attention : d’une part cette société a tout le personnel nécessaire pour réaliser ce genre d’étude, d’autre part le site étant déjà en exploitation, le travail a déjà dû être fait il y a longtemps. Qu’en pensez-vous ?
- Il y a eu pas mal d’incidents sur le site : explosions, glissements de terrain. Je pense qu’ils veulent faire le point avant de relancer l’exploitation. Quand à ma compétence, je suis persuadée qu’elle est équivalente, sinon meilleure, que celle de leurs experts « maison ». Ceux-ci sont sans doute au travail sur des gisements plus importants, ce qui expliquerait qu’ils fassent appel à moi, pour plus de réactivité.
- Entendons-nous bien : je ne remet pas du tout en cause vos compétences. Mais j’ai creusé le problème, avec discrétion rassurez-vous, et j’ai constaté que cette demande n’a jamais été validée par la direction de la compagnie. Celle-ci envisage plutôt de fermer définitivement le site. Elle émane de quelqu’un de Solera, qui agit pour son propre compte.
- Vous êtes sûr ?
- L’avance que vous avez reçu ne sort pas des caisses de la compagnie, ici à Ursianne. Les sommes n’ont fait qu’y transiter informatiquement quelques secondes, pour brouiller les pistes.
Indécise, Christa fronça les sourcils. Que changeait pour elle cette information ?
- Vous l’avez dit à la compagnie ?
- Non, rassurez-vous. Cela ne me regarde pas, et de toute façon c’est trop tôt pour découvrir mon jeu. Je veux d’abord en savoir plus sur ce mystérieux commanditaire. Qui est-il ? Pourquoi fait-il ça ? Je l'ignore et c'est ce qui m'intrigue.
La jeune femme resta pensive un moment.
- Qui me prouve que vous nous dites la vérité ?
- Rien. Je n’ai pas pu emmener les preuves. Mais ce qui devrait vous inciter à la confiance c’est que je viens de vous décrire votre mission, alors que votre contrat est confidentiel, et que vous n’en avez parlé à personne, même pas à vos amis.
- Et vous avez une idée, sur le pourquoi de la chose ?
- La compagnie envisage de se débarrasser de ce site. C’est peut-être un acheteur potentiel qui se renseigne discrètement. J’ai une autre hypothèse, mais j’y reviendrai tout à l’heure.
La jeune femme haussa les épaules.
- Jusqu’à preuve du contraire, je m’en fiche. Du moment que mon travail est payé.
- C'est à vous de voir. Je continue. A nous deux Monsieur Ruslan Ivanov. Vous semblez ne pas porter les gens comme moi dans votre cœur. Pourtant, vous auriez très bien pu jadis vous trouver avec nous, ou en face de nous. Vos débuts du coté de la Nouvelle Stalingrad ont été marqués par une grande violence...
- Taisez-vous !
Ruslan était devenu livide. Ses amis ne l’avaient jamais vu dans un tel état. Le mercenaire hocha la tête d’un air entendu et repris son exposé d’un ton neutre.
- Vous avez été contacté par la Compagnie intergalactique des mines, pour effectuer un transport de marchandise, à partir de Solera bien sûr, pour une destination qui ne vous a pas encore été communiquée. Je ne vous ferai pas un dessin, pas plus que pour Mademoiselle Kalenberg la compagnie n’est au courant de cette transaction. Ce qui m’amène à penser que l’on compte vous faire transporter ce qui sera découvert par votre amie, et que donc votre commanditaire, vraisemblablement commun, en sait beaucoup plus que vous sur ce que contient le sous-sol de cette mine. Et si cela tombe, ce n’est pas du minerai de fer…
- Même réponse que Christa : pourvu que l’on me paie…
- Prenez garde : certaines marchandises attirent des convoitises souvent…violentes.
- C’est une offre de service ?
- Pourquoi pas. Mais là non plus n’anticipons pas. Je termine avec vous, Monsieur Hugues Milton. Transport de VIP en yacht de luxe, discrétion et confort assurés. Vous aller embarquer deux passagers pour, vous l’avez tous deviné, Solera. Pour une fois, ce n’est pas la compagnie intergalactique des mines qui vous paye, mais le syndicat des mineurs. Là aussi, l’incongruité de la démarche m’a frappé : en général, les syndicalistes voyagent en classe économique, pas sur des yachts privés. Et bien sûr, mon enquête révèle que l’argent ne vient pas vraiment du syndicat des mineurs, mais d’une provenance malheureusement inconnue.
- Même réponse que mes amis : pourvu que l’on me paie.
- Fort bien. Libre à vous de le prendre ainsi. Mais, pour moi, la discrétion due aux clients n’exclue pas la prise de renseignements préalable. A embarquer n’importe qui, vous risquez un jour ou l’autre de vous trouver complice de personnes peu recommandables, et tomber sous le coup de la loi.
Hugues eu un petit rire ironique.
- Monsieur Maroco, ce n’est pas parce que je n’ai pas la même perception que vous de la …virilité, que je suis pantouflard. Il m’est arrivé, plus d’une fois, de me trouver dans une situation délicate. Cela fait partie des risques de ce métier : pour gagner beaucoup, il faut malheureusement prendre beaucoup de risques.
- Connaissez vous l’identité de vos passagers ?
- Pas encore. Et je ne ferai leur connaissance qu’au moment de l’embarquement. Mais, vous n'espériez tout de même pas que je vous cite des noms ?
Le mercenaire sourit.
- Pas vraiment. Bon, où en sommes-nous…
Il réfléchit une seconde puis reprit :
- Vous savez tous ce qui se passe en ce moment à Solera ?
- Il y a eu une catastrophe minière, qui a fait beaucoup de morts, et qui risque d’entraîner la fermeture des mines. D’où perspective de chômage, mouvements sociaux, etc…
- Très bien Mademoiselle. Et quoi d’autre ?
Les trois amis se regardèrent indécis. Hugues risqua
- On a raté un épisode ?
- Le prophète ? Vous n’en avez pas entendu parler ?
- Le mineur qui dit avoir rencontré Dieu ? Pour moi, il a pris un bon coup sur la tête, au fond de sa mine !
C'était Ruslan qui s'était décider à sortir du silence.
- Ne riez pas. Il prêche, il rassemble des fidèles autour de lui, il est en train de devenir plus puissant que le syndicat des mineurs, c'est tout dire. Et pour compléter le tableau, les élections approchent à Solera. Alors, entre la Compagnie intergalactique des Mines, le mystérieux commanditaire, le prophète, les syndicats, les élections, on a tout pour créer une situation inextricable. Je flaire le coup fourré, sans arriver à voir d’où il peut venir. C’est pourquoi, je vous propose une alliance tacite : on fait chacun son boulot dans son coin, on ouvre l’œil, et l'on met en commun tout ce que l’on peut apprendre, afin de ne pas être pris au dépourvu si la situation dégénère. Croyez-moi, ce n'est guère agréable de se trouver mêlé à une émeute ou une révolution.
La réflexion attisa la curiosité de la jeune femme.
- Cela vous-est-il déjà arrivé?
- Malheureusement, et je n'ai pas envie de renouveler l'expérience.
Le mercenaire ne cru pas utile de rajouter des explications, et Christa en fut pour ses frais.
Ruslan se racla la gorge et se tourna vers le mercenaire.
- Vous oubliez un détail: nous sommes trois amis, et pourtant nous ne travaillons jamais ensemble. Je les aime beaucoup tous les deux, j’ai plaisir à les retrouver, mais je ne sais pas si je pourrai leur faire confiance une fois sur Solera. L’amitié et le travail sont pour moi deux choses distinctes. Et je ne parle pas de vous, qui débarquez aujourd’hui devant nous avec vos beaux discours, prêt à nous embobiner. Je suis fort mécontent que vous ayez pu apprendre tant de choses sur nous, mécontent de nos clients qui n’ont pas su nous préserver, mécontent de vous qui vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas. Alors ma réponse est claire : ne comptez pas sur moi. Je ne dirai rien à personne, ni à mes amis, ni, surtout pas, à vous.
Le silence s’installa entre eux. Christa cherchait comment rouvrir le débat sans trop s’engager.
- Je ne suis pas aussi catégorique que Ruslan, mais, dans un premier temps, je réserve mon opinion. Sur place je verrai, et si je le juge utile je communiquerai à tous ce qui a attiré mon attention.
Hugues se prononça à son tour :
- Comme Christa, j’attends d’en savoir plus, en particulier d’avoir rencontré mes passagers. Mais fondamentalement, je serais plutôt contre.
Ruslan se frotta les mains l’une contre l’autre et les détailla avec une attention feinte.
- Deux non et un peut-être. Vous devez être déçu.
- Je dirai plutôt deux peut-être et un non. Je reste optimiste. Il me reste un dernier point à éclaircir.
- Ah oui, grommela Ruslan, lequel ?
- Qui de nous deux tient le mieux à la vodka.
Un éclair de haine passa dans les yeux de Ruslan. Le mercenaire avait levé la main pour appeler une serveuse qui revint bientôt avec la précieuse boisson.
Les tournées se succédèrent rapidement mais Hugues et Christa, sachant qu'ils n'étaient pas de taille, s’arrêtèrent rapidement. En revanche, pour Steve et Ruslan l’honneur était en jeu : il était évident que la partie allait être longue entre ces deux solides buveurs.
A deux heures du matin, ils évoquaient des souvenirs de bastons mémorables, à quatre heures, ils pleuraient sur des amours enfuis, et à six, à la fermeture de l’établissement, il fallut deux videurs pour aider Christa et Hugues à les transporter, un par un dans des taxis.
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