3 - Destination

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Cenelle pressa le pas. La fraîcheur nocturne se glissait sous son manteau de laine, derrière sa nuque, entre ses doigts glacés tendus vers son arme pour se rassurer. Avait-elle perdu son chemin ? Elle ne se souvenait pas s'être enfoncée si loin au cœur de la forêt. Droit devant, le tronc noueux d'un chêne lui semblait familier. Mais l'avait-elle repéré aujourd'hui ? Hier ? La veille encore ? Huit jours qu'elle tournait en rond dans cette forêt, sans succès. Il était là pourtant. Deux jours plus tôt, un cueilleur de chanterelles n'était jamais rentré dans sa chaumière bordant le petit village niché de l'autre côté du coteau. Seul son panier avait été retrouvé près du sentier. Personne n'avait osé partir à la recherche de son corps. Cenelle redoutait de le découvrir par hasard, pour peu qu'il en resta quelque chose. Elle y avait échappé jusque là. Ce promeneur était le quatrième à disparaître dans la région, et les villageois terrifiés savaient qu'il ne serait pas le dernier. Il rôdait encore. Rien ne le ferait fuir, Cenelle le savait, et certainement pas les breloques qui pendaient aux poutres et aux volets des maisons. Elle n'avait pas osé le leur avouer. Ils étaient tellement désemparés. Ils étaient capables de faire appelle à la Main Blanche s'ils se pensaient sans défense. Elle préférait s'en occuper elle-même, et éviter que cette bande d'enragés, comme les appelait Lynx, ne viennent s'implanter si loin à l'est.

Cenelle huma l'air frais chargé d'effluves de tanins et de pourriture. Il était là, quelque part, elle le savait. Plus encore, elle le sentait dans sa chair. Depuis quand la proximité de l'un d'entre eux s'inscrivait-elle dans son corps telle une mise-en-garde ? Elle ne s'en souvenait pas. Les années avaient-elles affiné ses sens ? Un lien pernicieux s'était-il créé avec eux ?
C'était comme un baiser froid sur la nuque, une onde de glace qui lui pénétrait la jugulaire, se mêlait à son sang et se répandait dans ses veines, juste sous la peau. Une désagréable impression de le ressentir en permanence tout près d'elle. C'était particulièrement vrai lorsqu'elle se trouvait en forêt. C'était presque toujours là qu'ils se cachaient. Si elle ne le débusquait pas avant la nuit, sa situation se compliquerait. Bientôt elle n'y verrait plus rien et devrait avancer à tâtons. Le sentirait-elle approcher alors ? La panique menaça de l'envahir. Elle tenta de repérer quelques buissons d'aubépine parmi les hêtres. Elle eut envie de leur demander de l'aide. Elle savait comment faire. Il lui suffisait de se concentrer. Elle pourrait mieux se repérer. Le repérer. Lui échapper.
Elle y renonça. Elle n'avait pas le droit. Coryla lui avait fait promettre de ne pas faire ça. C'était dangereux. C'était mal.

Au loin, une nuée de corbeaux brisa le silence. Elle prit une profonde respiration pour tenter de se calmer.

Je n'ai pas besoin de ça. Je sais me débrouiller seule.
« Les repères, Cen, les repères ! » disait Lynx.
J'ai pris des repères.

Il était dans mes yeux quand je suis partie ce matin.
Joue gauche ; les yeux ; joue droite...
Les yeux !


Cenelle chercha le coin de ciel encore pâle où le soleil avait disparu, et fonça dans cette direction. Les troncs se clairsemèrent, le sol se fit moins régulier. Elle avançait à grandes enjambées dans la pénombre lorsqu'un râle déchirant se répercuta entre les branches nues des silhouettes fantomatiques environnantes. Il était réveillé. Elle pressa l'allure, les yeux rivés sur ce qu'elle espérait être sa destination. Elle trébucha à plusieurs reprises, crut l'entendre approcher sans oser se retourner pour vérifier. Chaque brindille qui craquait sous ses pas sonnait comme une invitation à venir la poursuivre. Elle contourna enfin un gros rocher qu'elle crut reconnaître, dévala une pente abrupte accompagnée de quelques cailloux qui se décrochèrent de la roche, et retrouva sa cachette. Elle sauta par-dessus les petits tas de bois mort qu'elle avait préparés, et les alluma.

Enfin elle s'écroula contre la paroi rocheuse et souffla de soulagement. Ce n'était pas vraiment une grotte, mais un petit renfoncement dans une paroi rocheuse dont le sommet semblait projeté en avant, telle une vague figée en l'air avant d'avoir pu former un rouleau. Sa besace et sa couverture l'attendaient derrière le rocher où elle les avait cachés. Elle regarda les flammes jaunes vaciller sous la brise, et se trouva chanceuse que l'air fut sec. Elle n'aurait pas réussi à les allumer dans le cas contraire. La jeune femme pesta de s'être ainsi laissée surprendre : l'expédition aurait pu mal tourner. Depuis quelques temps, toute prudence l'avait quittée. Trop d'impatience, trop de hâte. Elle se sentait débordée. Il y avait des semaines qu'elle n'avait pas quitté la région. Ils revenaient plus nombreux chaque fois qu'elle en détruisait une poignée. Ça avait un rapport avec la guerre, elle en était persuadée, mais lequel ? Une bataille avait eu lieu pas loin. Les cadavres les attiraient disaient certains.

Ils préfèrent les vivants !


Les petits feux formaient une barrière lumineuse entre elle et la nuit qui gagnait la forêt. Elle remit une brindille sur l'un d'entre eux, surtout pour s'occuper les mains et les réchauffer. Il n'était pas nécessaire de les alimenter pour qu'ils flambent toute la nuit. Coryla n'avait jamais eu connaissance de cet autre don qu'elle s'était découvert : donner au bois la capacité de brûler extrêmement lentement. Elle avait un jour supplié une branche de ne pas s'éteindre et avait senti... sa volonté ? se transmettre au bois. Sa torche de fortune l'avait éclairée des heures sans se consumer. Si Coryla l'avait su, elle lui aurait probablement interdit de se servir de ce don. Cenelle eut le cœur lourd à la pensée de la vieille femme. De ce qu'elle lui avait appris, de ce qu'elle avait emporté avec elle. Elle se revit accroupie devant un pied de bardane, écoutant religieusement la vieille en caressant les énormes feuilles duveteuses qui s'étalaient à ses pieds.


Comment... ?


Un nouveau râle lui vrilla les tympans. Elle scruta l'obscurité par-dessus les flammes de ses feux, qui lui parurent soudain minuscules.


Comment en était-elle arrivée là ?


Un autre cri. Tout proche. Elle se débarrassa de son manteau d'un mouvement d'épaules, brandit son poignard et laissa rouler les maillons de fer de son fouet sur le sol. Elle leva les yeux. Il était penché sur le promontoire rocheux, juste au-dessus de sa tête. Ses feux ne la protègeraient pas.
Alors que des yeux rouges entourés de ténèbres la fixaient, et que la peur lui nouait les tripes, Cenelle oublia la question qui venait la tarauder chaque fois que son passé surgissait dans sa morne existence.


Comment était-elle devenue chasseuse de démons ?

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