Corvéus peinait à soutenir l'allure des deux chasseurs. Ces derniers se mouvaient avec aisance et rapidité malgré la vision réduite à l'approche du crépuscule. Non pas qu'il manquait d'endurance, mais il lui semblait que chaque brindille, chaque trou, chaque pierre chancelante ou pointue prenait un malin plaisir à se glisser juste sous ses pas. À plusieurs reprises, il dût courir pour ne pas se laisser distancer. Ses jurons attirèrent l'attention de Cenelle qui ralentit jusqu'à se trouver à sa hauteur.

— Nous devons atteindre le rocher avant la nuit. Courage, ce n'est plus très long !

Enfin une brèche apparut entre les sapins se découpant dans le ciel orangé du couchant. Devant eux, le sous-bois moussu fit place à un belvédère rocheux. L'à pic surplombait le fond de la vallée déjà plongée dans le noir. Loin en contrebas, les lumières de Six-Sources étincelaient dans la nuit comme autant de lucioles.

Corvéus se laissa tomber sur la roche. Il remarqua les symboles dessinés au charbon : une sorte de fourche à quatre branches et un crochet à deux sommets.

— On n'est pas venus faire la sieste ! le héla Lynx. Ramasse du petit bois pour alimenter les feux, à moins que tu ne préfères te faire dévorer dans le noir ? Remarque, la difficulté à les discerner peut être stimulante !

Lynx jubilait. La chasse exacerbait ses sens, exaltait sa soif d'en découdre. Il dégainait régulièrement ses dagues pour quelques passes imaginaires, sautillait sur place, faisait virevolter son épieux qui fendait l'air et semblait provoquer les démons de ses sifflements stridents. Son attitude contrastait de manière saisissante avec le calme apparent de son élève. Cenelle se tenait immobile, près du seul feu déjà allumé. Affronter un démon était systématiquement une épreuve, au-delà de la mise en danger que cela représentait. Chaque rencontre la vidait mentalement. Cette nuit, l'appréhension l'oppressait plus encore : elle craignait pour la vie de Corvéus. Ce dernier serrait le manche de son arme avec peu de conviction, s'interrogeant sur sa capacité à s'en servir en cas de nécessité. Il était prévu qu'il reste à l'abri sur la roche, près du feu. Cela ne le rassurait pas.

Un mugissement transperça l'air humide et lourd de la nuit, un deuxième lui répondit en écho. Un réflexe poussa Corvéus à porter ses mains à ses oreilles. En vain. Le son se répercutait à l'intérieur de son corps, résonnait dans chaque fibre de son être. Cenelle vint se poster devant lui, et tous trois scrutèrent l'obscurité.

Ils les sentirent avant de les voir. Un remugle écœurant de pourriture et de chair en décomposition leur agressa les narines. Corvéus fut pris de haut-le-cœur.

— Là, murmura Lynx en pointant de sa dague deux points verts immobiles à moins d'une toise du rocher.

Le contour de la créature était mouvant et se perdait dans l'obscurité grandissante de la forêt.
Une deuxième paire d'yeux apparut sur leur droite, d'un rouge flamboyant.

— Où sont vos copains, hein ? les interpela Lynx en faisant des moulinets avec son épieux.

Corvéus eut envie de reculer et constata avec effroi qu'il était pris au piège entre le vide et les démons.
L'attaque provint d'un troisième démon, qui surgit entre les deux autres et se jeta sur Lynx. Le chasseur bondit de côté et fendit l'air de son épieux. Un glapissement s'échappa de la créature qui parut un instant coupée en deux, mais se rematérialisa entière derrière lui. Le fouet de Cenelle la trancha à son tour. Le démon se ramassa sur lui-même, son corps vaporeux tournoyant, formant une étrange mini-tornade tandis que ses griffes raclaient la roche en un grincement insupportable.
Bras tendus, Corvéus tenait sa dague à deux mains, secoué d'irrépressibles tremblements. Assailli par la puanteur qui faisait surgir à nouveau des corps dans son esprit, il était comme figé et incapable de réagir.

— Approche, pourriture ! hurla Lynx en mettant un pied dans la terre afin d'attirer les autres.
Un deuxième démon se jeta dans la bataille. Lynx fit mine de l'embrocher, il esquiva. Chaque fois que le chasseur tentait de l'attirer sur la roche, le démon reculait, comme échaudé par le sort de son congénère qui semblait se tordre de douleur sur la pierre. Il disparaissait dans la nuit, puis fondait de nouveau sur Lynx dans de fulgurantes attaques avant de s'évanouir à nouveau.
Cenelle attrapa l'extrémité de son fouet pour former une boucle avec la chaîne de fer. Elle la jeta autour du démon gisant au sol, puis dégaina son poignard et se jeta sur la créature. La lame s'enfonça entre les deux yeux rouges, qui disparurent instantanément. Le démon se désintégra en une épaisse poussière noire, dans un râle qui fit grimacer les trois humains.

— T'endors pas, Cen ! beugla Lynx qui recula derrière le feu, à bout de souffle. Ces saloperies veulent pas approcher ! Je vais essayer de les attirer, couvre-moi !

Sans attendre de réponse, il sauta par-dessus les flammes en poussant un tel hurlement de défi qu'il couvrit momentanément les rugissements effroyables des démons.
Il tourna sur-lui-même à l'aveuglette en brandissant son épieux. Deux yeux rouges surgirent au ras du sol. Cenelle ne comprit que trop tard. Le démon s'était réfugié sous terre afin d'éviter la pointe de métal, et avait jailli juste aux pieds du chasseur, à présent hors de la protection offerte par la roche.
Lynx hurla de nouveau, de douleur cette fois. La mâchoire de la bête s'était refermée sur son mollet, et il avait basculé en arrière.

Cenelle se saisit d'une branche enflammée et la jeta sur le troisième d'entre eux qui s'apprêtait à bondir sur Lynx. Munie d'une seconde torche, elle courut rejoindre son maître. Son fouet tournoyait tandis qu'elle tentait de repérer le démon dans l'obscurité. Lynx avait lâché son épieux au profit de ses dagues et tentait de tenir en respect le démon qui l'avait mordu, tantôt en pointant les lames en direction des sphères rouges, tantôt en les plantant dans le sol afin de l'empêcher de rejaillir sous lui. Cet avant-goût de chair avait rendu le démon frénétique. Il tentait d'attraper les bottes de l'homme cloué au sol afin de l'attirer loin du fouet menaçant, et du sol souillé de fer.

— Il faut qu'on retourne sur la roche, tu peux te lever ?

— J'essaie, bordel, mais ma jambe veut pas tenir !

Il sentit deux bras passer sous ses aisselles. Corvéus le remit debout et Lynx s'appuya sur lui. Cenelle jeta sa torche sur le démon qui le harcelait afin de leur laisser le temps de fuir.
Bien que grimaçant de douleur il parvint à sourire :

— On va se casser la gueule si tu continues à trembler comme ça !

Corvéus n'eut pas la force de répondre, et souleva presque Lynx du sol afin de regagner au plus vite la sécurité relative de la terrasse rocheuse. Il eut à peine posé Lynx derrière le feu que deux sphères incandescentes dansèrent à la lueur des flammes. Le démon n'abandonnerait pas sa proie.

— Dès qu'il a les quatre pattes sur la roche, tu plantes ta dague dans sa tête ! dit Lynx à Corvéus en fixant le démon.

Toute l'attention de la créature était fixée sur sa jambe sanguinolente et la flaque de sang qui se formait autour. Le jeune homme la contourna sans mal.

— Maintenant ! hurla Lynx en roulant sur lui-même en direction du feu.

Sa lame racla la roche. Emporté par son élan, Corvéus tomba en avant, bientôt recouvert de poussière noire. Il regarda hébété autour de lui, persuadé d'avoir manqué son coup tant il n'avait senti aucune résistance. Une petite pierre aux éclats rouges gisait sur le sol noirci.

— Je l'ai eu ? Je l'ai eu ?! Je l'ai eu !

Il ne trouva personne pour partager sa victoire.

À genoux, appuyé sur sa jambe valide, Lynx avait allumé un deuxième feu avec la réserve de petits bois et jetait des brandons en direction de Cenelle toujours aux prises avec le troisième démon.

— Reviens ! hurlait le chasseur, dont la plupart des torches s'éteignait avant d'approcher la bête.

— Il refuse de me suivre ! répondit-elle avec rage.

— Fait pas l'imbécile, Cen !

— Je sais que je peux l'avoir d'ici !

Je veux voir si j'y arrive encore.

— Je saigne comme un goret, Cen, il viendra me chercher ! Viens, je te dis !

— Derrière toi ! hurla Corvéus avec horreur en voyant surgir le quatrième démon dans le dos de la jeune femme.

Elle fit volte face et brandit sa torche sur une deuxième paire d'yeux verts. Elle s'apprêtait à faire tournoyer son fouet lorsqu'elle lâcha une exclamation de surprise. Elle se sentit partir en arrière, les deux jambes fauchées par le premier démon, et retomba de tout son long sur le dos.
Ses poumons se vidèrent sous l'impact. Un éclair blanc l'aveugla, suivi d'une fulgurante douleur dans l'occiput. Elle vit quatre boules vertes danser devant elle mais ne sut s'il y avait deux démons ou si sa vision déjà trouble lui jouait des tours.

— NOOON !

Elle tourna la tête en direction de la voix, vit des flammes léviter jusqu'à elle, puis tout devint noir.