23 - Blessures
D'exquises effluves musquées avaient remplacé les infects relents de putréfaction. C'était tout ce qu'elle percevait de son environnement, et cela lui convenait. Chaque fois que sa conscience tentait de s'ouvrir au monde, seule la douleur lui répondait.
— Cen, nom de Dieu, réveille-toi !
Une voix. Elle ne voulait pas l'écouter. Avec elle revenait la douleur et elle préférait l'ignorer. Rester pour toujours dans les ténèbres, enveloppée de ce divin parfum, voilà ce qu'elle voulait.
— Pose-là, faut regarder la plaie !
Non ! Le parfum se volatilisa. Elle eut froid. Elle eut mal. Elle ouvrit les yeux.
— Le ciel soit loué !
La voix angoissée de Jolin. Il lui caressait doucement la joue. Lynx tentait de lui tourner la tête et d'écarter ses cheveux. Ça faisait mal. C'était froid et poisseux.
— Bordel, j'y vois rien, ça pisse le sang ! Faut faire quoi, Cen ?
Elle voulut parler mais les sons moururent dans sa gorge. Ses forces l'abandonnaient. Ses yeux se refermaient. Bientôt elle n'aurait plus mal.
— Nan, Cen, reste avec moi ! Regarde-moi ! Qu'est-ce qu'on doit faire ?
— Ce... cenelles, articula-t-elle sans ouvrir les yeux.
— Oui, Cenelle, oui, c'est ton nom ! T'as pris un coup sur la tête, qu'est-ce qu'on doit faire ?
— Cenelles... Aubépine...
— Quoi ?! Cen ! Cenelle, reste avec moi !
— Reste avec moi ! Encore un peu...
Son souffle chaud sur sa gorge était un délice. Enlacés sur un tapis de mousse, éclairés par les rayons de lune dont le cercle blanc les observait au-dessus des frondaisons, les deux adolescents goûtaient la douceur de leurs premiers émois. Armand s'était montré incroyablement doux. Sa maladresse l'avait amusée, son empressement, enhardie. Ils s'étaient aimés avec la passion et l'insouciance de la jeunesse. Le monde leur appartenait.
Tandis qu'il caressait timidement ses hanches, puis ses seins du bout des doigts, il lui mordillait l'oreille entre deux paroles.
— J'en ai déjà parlé à mon père. On pourrait s'installer chez mon oncle à Bonfleur. Je traduirais d'autres textes en Safkine pour la Main, les prêtres paient bien, cela nous permettrait de gagner de quoi vivre en attendant que mon oncle me forme pour lui succéder dans sa boutique.
— Mon père ne me laissera jamais partir !
— Si on se marie, il n'aura pas son mot à dire !
Cenelle se redressa sur un coude.
— Si on se marie ?
Armand devint écarlate.
— Oui, enfin, si tu veux. Tu veux ? Je pourrai subvenir à nos besoins, je pourrai avoir une bonne situation, je ...
Il l'embrassa avec fougue.
— Je t'aime, Cenelle. Dis oui et je parle à mon père demain matin ! On pourrait se marier avant les moissons, partir dès l'automne !
Elle hocha frénétiquement la tête. Son oui se perdit sur les lèvres de son amoureux. Elle se laissait de nouveau emporter par ses baisers lorsque le martellement de sabots les fit sursauter. Le bosquet fut brièvement parsemé de taches lumineuses, puis les torches s'évanouirent avec les chevaux.
— Tu crois qu'on nous cherche ?
— Non, ils viennent de Bonfleur et vont vers le village.
Affolés, Cenelle et Armand se rhabillèrent en hâte. Ils regagnèrent le village main dans la main, où une demi-douzaine de cavaliers avaient investi la place du village. Leurs chevaux piaffaient dans la terre battue, soulevant des gerbes de poussière rouge qui venaient se coller sur leurs robes luisantes de sueur. Certains cavaliers étaient vêtus de longues capes blanches dont les capuches masquaient leurs visages, d'autres portaient la livrée de la milice de la ville.
Les villageois accouraient par vagues, qui muni d'une torche, qui d'une fourche. Un grand homme retira sa capuche et fit taire l'assemblée d'un geste de la main avant de descendre de cheval. Deux montures n'avaient déjà plus de cavaliers, et tandis qu'elle les cherchait du regard, Cenelle blêmit d'horreur : ils sortaient de la chaumière de Coryla et empoignaient la vieille femme sans douceur. Ses cheveux blancs tombant sur ses épaules, elle avait tout juste eu le temps de poser un châle sur sa chemise de nuit.
Cenelle voulut courir vers elle, Armand la retint.
— Ce sont des prêtres de la Main Blanche !
— Mais qu'est-ce qu'ils lui veulent ?
— Je ne sais pas mais ça doit être grave, n'y va pas !
Elle dégagea sa main et courut vers la vieille femme, mais fut arrêtée par un garde qui lui attrapa le bras.
— On ne passe pas, gamine !
Le prêtre qui avait demandé le silence désigna Coryla au forgeron.
— C'est elle ?
L'homme bedonnant acquiesça.
— Qu'est-ce que vous me voulez ? demanda la vieille femme qui levait haut la tête malgré l'angoisse qui se lisait sur son visage.
— Vous êtes accusée de sorcellerie et de commerce avec le diable !
— Je n'ai rien fait de tel !
— Arrête Coryla. On sait bien que tu fais des choses... Pas naturelles !
Le forgeron mal à l'aise chercha du regard l'approbation de ses concitoyens. Plusieurs hommes hochèrent la tête en silence.
— J'ai soigné avec du bouleau la douleur qui te gâchait la vie, c'est ça que tu appelles pas naturel ?
L'homme parut gêné mais un coup de coude de son fils lui redonna courage.
— Je parle pas d'ça. Tu sais bien c'que j'veux dire ! Pis l'Edmond alors ? Mon fiston t'a vue r'venir du cimetière avec une pelle. C'est pas toi qui l'a déterré, p't-être ?
Les épaules de la grand-mère s'affaissèrent.
— Vous ne comprenez pas...
— Tu avoues, la vieille ? l'apostropha le garde en pointant sa pique vers sa poitrine.
— Vous ne comprenez pas, vous ne savez pas ce qui...
Le prêtre descendu de cheval l'approcha en quelques enjambées et la gifla avec force. Quelques exclamations indignées fusèrent parmi les villageois, mais personne ne prit la défense de Coryla.
— Sorcière ! cracha-t-il afin de doucher toute velléité de pitié.
— Non ! hurla Cenelle en dégageant son bras.
Elle courut dans les bras de sa vieille amie.
— Coryla !
— Coryla ! Coryla !
— Qu'est-ce qu'elle raconte ?
— Je ne sais pas... Cenelle ? C'est Lynx et Jolin. Vous m'entendez ?
— Elle délire ! Nom de Dieu, j'arrive pas à arrêter le saignement !
— Il faut l'emmener à Six-Sources !
— Elle est pas transportable dans son état ! Faut d'abord refermer cette putain de plaie ! Elle a le crâne à moitié ouvert !
— Mais si vous ne savez pas le faire, ni moi non plus, il nous faut de l'aide !
— Elle se sera vidée de son sang avant que vous ayez trouvé quelqu'un !
— Bien... Je vais chercher dans sa besace, elle doit avoir ce qu'il faut !
— Accroche-toi, Cen... Nom de Dieu, accroche-toi.
— Lâche-la, Cenelle ! Viens ici !
La voix de son père. Le visage fermé, il approchait déjà pour la ramener dans le rang. Cenelle s'accrocha à la vieille femme qui colla son front contre le sien et lui murmura avec empressement :
— Je suis désolée, ma chérie. J'aurais dû tout t'expliquer plus tôt. Je voulais être sûre que tu sois prête. Écoute, ne t'éloigne jamais de l'aubépine, tu m'entends ? Ne parle à personne de ton don, surtout pas à eux. Et quand viendra le moment de ta...
— Arrête Coryla, dis-leur qu'ils se trompent, c'est tout !
— Non Cenelle, c'est la vérité, c'est moi qui ai déterré le cadavre. Il le fallait ! J'aurais tellement voulu tout t'expl...
Le prêtre les sépara sans ménagement.
— ça suffit, vile créature ! N'empoisonne pas l'esprit de cette enfant !
Le père de Cenelle l'attrapa par les épaules et la tira en arrière.
— NON ! Coryla !
La jeune fille pleurait et se débattait mais son père marmonna entre ses dents :
— Arrête ou ils vont tous nous tuer !
Les larmes ne cessèrent de couler sur ses joues tandis que le garde soulevait la vieille femme et la jetait en travers de sa monture.
— Cette sorcière a tenté d'attirer les démons sur vous ! pérora le prêtre, bras en l'air.
Les villageois braillèrent, d'effroi ou d'indignation, et n'entendirent pas Coryla dont la tête appuyait contre le garrot du cheval :
— C'est le contraire ! Vous ne comprenez pas ! C'était pour empêcher le démon d'apparaître !
Une prêtresse, qui n'avait pas quitté son palefroi, prit la parole à son tour.
— Priez pour votre salut ! La Main Blanche purifiera son âme par le feu ! Mais cette créature corrompue a déjà attiré le démon sur vous ! Je le sens ! Je sens sa malignité peser sur vos foyers. Priez ! Alors vos vies seront épargnées !
Elle pointa un doigt accusateur droit sur Cenelle.
— Mais si votre âme est déjà souillée, puissent les foudres de la Main Blanche s'abattre sur vous, et vous punir comme vous avez pêché !
La mère de Cenelle prit sa fille dans ses bras protecteurs, tandis que les villageois s'écartaient d'elles comme si elles étaient pestiférées.
— Non, non... sanglotait Cenelle alors qu'elle voyait à travers ses larmes, les chevaux quitter en village en emportant son amie.
— Non !
— Tout va bien Cenelle, je suis là. Votre tête ne saigne plus, n'est-ce pas Lynx ? Lynx ? Ça va ? Hé Lynx, qu'est-ce qu'il y a ? Oh non !
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