24 - Veilleur
Corvéus était fourbu et affamé. Le sang avait dû déserter ses membres endoloris, se dit-il, tant ils semblaient changés en plâtre et figés par l'immobilité absolue qu'il leur imposait. Pourtant il était heureux : il pouvait se repaître à satiété du visage angélique qui s'offrait à ses yeux avides.
Cette nuit avait été éprouvante à bien des égards. Jamais le vide qui lui rongeait les entrailles chaque nuit n'avait été aussi pesant. La vie de ses deux compagnons s'était retrouvée entre ses mains malhabiles. Dans un moment de faiblesse, il avait hurlé à l'aide à la face du ciel, mais personne n'avait répondu à son appel désespéré. Lynx avait perdu connaissance peu de temps après Cenelle, vaincu par la morsure du démon qui lui avait arraché une bonne partie du mollet. Il avait trouvé dans la besace de la guérisseuse de quoi panser son crâne et faire un garrot au chasseur. Tous deux avaient enfin cessé de saigner sans reprendre connaissance pour autant.
Tandis qu'il pataugeait dans le sang de l'un et de l'autre, des images de la guerre l'avaient assailli. Pas seulement des images, mais des scènes furtives, confuses. De terreur, d'agonie, de sang. Tellement de sang. Il comprit qu'il n'aurait pas dû se retrouver sur ce champ de bataille. "Sauve-toi !" "Mets-toi à l'abri !" lui avait hurlé une voix avant que ses paroles ne se perdent dans un gargouillis répugnant. Il aurait pu s'accrocher à cette voix afin de remonter le fil de ses souvenirs. D'autres morceaux de son histoire l'attendaient plus loin, tapis à la frontière de sa mémoire, prêts à ressurgir, il le savait. Il avait préféré refouler ces souvenirs inopportuns afin de se concentrer sur ses amis, qui avaient besoin de lui ici et maintenant : oser quitter le bastion rocheux et s'aventurer dans la forêt à la recherche de bois pour alimenter le feu ; nettoyer et panser leurs blessures ; installer un coussin de mousse sous la tête de Lynx ; le recouvrir de fougères, voilà ce sur quoi il s'était concentré.
Cenelle l'inquiétait. Elle gémissait souvent, tenait des propos incohérents. Sa peau glacée lui avait fait craindre le pire, à tel point qu'il l'avait prise dans ses bras afin de la réchauffer, puis s'était assis en tailleur près du feu, la posant entre ses jambes, sa tête reposant au creux de son cou. Elle avait semblé s'y trouver bien, s'était calmée. Peu à peu sa tête avait glissé sur son bras. Il n'avait plus osé bouger un sourcil.
Il avait accueilli les premières lueurs de l'aurore avec le soulagement d'un naufragé qui voit enfin apparaitre une voile à l'horizon.
Et il se retrouvait là, savourant l'aube naissante, la jeune femme endormie contre lui. Son visage, d'abord animé par la clarté mouvante des flammes, avait retrouvé son teint d'albâtre dans le ciel gris du matin. Harassé de fatigue, Corvéus laissait son esprit vagabonder tandis qu'il contemplait son visage à présent serein.
Un froissement d'ailes le sortit de sa rêverie. Deux corbeaux s'étaient posés près de lui, et fouillaient le sol de leurs becs, retournant feuilles mortes et brindilles à la recherche de vers. Immédiatement, il sentit une conscience timide fouiller son esprit, et s'y ouvrit. Une sensation de plénitude l'envahit, qu'il accueillit avec bonheur. Son lien avec les oiseaux avait évolué. Il était à la fois plus profond et plus flou. Lorsqu'il posa de nouveau les yeux sur Cenelle, il eut l'envie folle de partager ce lien avec elle. Il tenta d'ouvrir sa conscience à la sienne, comme il venait de le faire avec les oiseaux. Il se heurta à une barrière invisible. Parce qu'elle dort, se dit-il.
Les deux volatiles n'étaient pas seuls. D'autres se posaient de loin en loin sur une branche ou sur le sol. Corvéus constata qu'ils évitaient soigneusement les zones noircies et couvertes de poussière de démon.
Un grognement près du feu les fit s'envoler deux toises plus loin.
— Putain de foutre de Dieu ! J'ai l'impression d'être passé sous un cheval !
Lynx se redressa en ronchonnant après sa jambe peu coopérative.
— Comment va-t-elle ? demanda-t-il en se traînant jusqu'aux jeunes gens. Pourquoi tu la tiens comme ça ?
Les lèvres de Corvéus formèrent un "chuuuut" muet, tandis qu'il pestait intérieurement contre le tapage du chasseur. Cenelle gémit, s'agita, et ouvrit les yeux. "Bravo !" semblèrent dire les yeux du jeune homme, que Lynx ne remarqua pas plus que ses lèvres.
La chasseuse mit quelques instants à comprendre où elle était, puis tenta de se redresser.
— Doucement ! dit Corvéus en l'aidant. Vous aviez froid, ajouta-t-il avec un sourire penaud alors qu'elle semblait gênée de se trouver sur lui.
— Bordel, Cen, t'as une tête de déterrée ! Comment tu te sens ?
Elle grimaça.
—Tu ne vaux guère mieux !
Puis se tournant vers Corvéus.
— Jolin ?
— Oh, moi je ne suis pas blessé...
Il se gratta maladroitement la tête.
— Mais tous les deux, vous m'avez fait une sacrée peur !
Son instinct de guérisseuse prit le dessus et Cenelle passa une main sur sa nuque avant d'inspecter brièvement la jambe de Lynx.
— Merci Jolin ! Vous avez fait du beau travail ! Je vais prendre le relais, déclara-t-elle.
Lynx pouffa puis lança à Corvéus un regard entendu. Ils n'osèrent faire de commentaires. Elle tenta de se mettre debout mais la tête lui tourna. Corvéus lui apporta sa besace et une outre d'eau. Tandis qu'elle s'occupait de la jambe de Lynx, celui-ci blêmit davantage. Une plaie de la taille d'une main, si profonde qu'elle atteignait l'os par endroits, ne cessait de suppurer.
— Merde ! Je pourrai remarcher ?
— Lynx... Tu sais ce que je dois faire.
— Retirer les chairs souillées par le contact du démon, et cautériser.
Il esquissa un pâle sourire.
— Tu vois que je ne suis pas si mauvais élève !
— Et si ça continue de s'étendre...
— Hors de question que tu me coupes la guibole, Cen, tu m'entends ? Je suis pas un putain de pirate ! Si je peux plus chasser le démon, autant crever de toute façon !
Devant son air choqué, il lui prit le bras.
— Je plaisante pas, Cen !
— D'accord, d'accord ! Je vais te soigner, et je n'aurai pas besoin de couper !
Alors que Corvéus ravivait le feu, Cenelle fouilla dans son sac et avala une poignée de baies rouges et une gorgée d'eau. Corvéus écarquilla les yeux en reconnaissant les petits fruits.
— C'est ça que vous vouliez nous dire hier soir ?
Face à sa mine perplexe, il ajouta :
— Lynx vous demandait ce que nous devions faire pour vous aider, et vous avez répondu "Cenelles, aubépine" ! Cenelle, c'est le nom de ces baies ?
L'expression horrifiée de son amie lui rappela que Lynx ignorait son secret.
— Je...
— Pardon, je divague, vous déliriez sans doutes...
— Tu délirais à fond, ouais ! renchérit Lynx, inconscient du malaise. Tu ne te rappelais même plus nos noms !
— Je ne m'en souviens pas, dit-elle avant de changer rapidement de sujet. Bois ça et mords là-dedans.
Elle lui tendit une écuelle emplie d'alcool dans laquelle baignaient divers fleurs et feuilles, et un bâton. Après avoir bu d'un trait, le chasseur s'allongea près du feu. Tandis qu'elle préparait ses outils, Corvéus quitta la plateforme rocheuse à la recherche des pierres de démon qui gisaient sans doute là où il les avait terrassés.
Alors que Cenelle s'apprêtait à inciser les chairs noircies de sa jambe, Lynx qui fixait Corvéus, se redressa.
— STOP ! Attends !
Cenelle crut qu'il avait besoin de plus de temps, mais il lui demanda d'approcher et chuchota :
— Je l'ai vu achever les démons qui étaient sur toi cette nuit ! Loin de la roche et des symboles, comme tu m'as dit l'avoir fait. Je crois que c'est lui qui t'a permis de faire ça. Enfin je sais pas. Mais si jamais j'y passe, si je survis pas à tes bons soins, je veux te dire ce que je sais avant. Je t'ai dit que j'avais peut-être une piste... Ben, y a un mois environ, une femme est venue me voir...
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