31 - Hybrides
Cenelle soupira d'aise. La décoction d'aubépine faisait déjà effet. La vie pulsait à nouveau dans ses membres, la brume de son cerveau se dissipait. Elle était prête à entendre les révélations de Tamia.
— Hybride ? Née faune ? Qu'est-ce que tu veux dire ?
Tamia tapota son épaule sur laquelle l'écureuil vint aussitôt se poster.
— Va chercher Quercus, veux-tu ? Elle est prête ! lui murmura-t-elle juste avant qu'il ne disparaisse derrière l'énorme tronc du chêne.
Cenelle le suivit du regard et en profita pour découvrir le panorama qui s'offrait à ses yeux. Malgré l'air frais et le soleil bas, la douceur baignait le carré de mousse protégé par les immenses racines. Le chêne trônait au milieu d'une clairière où l'herbe poussait plus verte que dans la vallée de Six-Sources. A la lisière, en revanche, les arbres étaient aussi nus que dans le duché. Seul le chêne semblait figé dans son habit d'automne.
Elle posa de nouveau son regard sur Tamia. Ses iris décolorés l'interpelèrent.
— C'est toi qui est venue interroger Lynx !
— Lynx... Ah oui, le chasseur de démons ? Fausse piste, il n'était pas des nôtres...
— C'est incroyable que je te retrouve ici ! Nous voulions, enfin je voulais partir à ta recherche.
— Ce n'est pas un hasard si je t'ai retrouvée dans ce bois, tu sais ! J'étais à la recherche d'autres hybrides, et Flic avait dû te sentir de loin, il a un don avec les néflore. Entre nous j'espérais bien que le bruit de mes recherches se répandrait dans la région et que certains viendraient à moi sans que j'aie à leur courir après ! Enfin, que tu m'aies retrouvée ou que je te sois tombée dessus, l'important est que je vous aie conduits, toi et les deux autres, à Quercus ! Tiens, quand on parle du loup ! Merci d'avoir transmis mon message, Flic ! Mais veux-tu bien descendre de sa vieille épaule, petit paresseux ?
Le débit de paroles de Tamia était impressionnant. L'écureuil vint se percher sur sa tête, sauta sur les cuisses de Cenelle et huma ses main un instant avant de disparaitre dans la ramure du chêne.
Quercus s'approcha des deux femmes avec une vivacité que n'aurait pas laissé soupçonner son âge. Quel âge pouvait-il avoir, d'ailleurs ? Pas moins d'un siècle, songea Cenelle. Sa toge brune flottait autour de membres si sec et noueux, qu'elle fut presque surprise de ne pas les entendre craquer comme de vieilles branches lorsqu'il s'assit auprès d'elles.
— Tu as repris des forces !
— Oui, merci ! Les cenelles me font du bien.
Il hocha la tête d'un air entendu.
— Aucun néflore ne s'était joint à nous depuis des années.
— Est-ce moi que vous appelez néflore ?
— Oui, mon enfant. Tu es néflore. Je le suis aussi. Les fées nous ont fait don d'un jumeau végétal. L'aubépine pour toi.
Cenelle regarda tour à tour Quercus et Tamia, et ne put réprimer un sourire.
— Les fées ? Comme... Dans les contes pour enfants ?
Quercus approuva de nouveau.
— Peut-être pas affublées d'un corps humain ou d'ailes de papillon comme on les imagine, mais oui, des fées. Ce sont les dryades qui ont mis Flic sur ta piste.
Quercus et Tamia avaient l'air on ne peut plus sérieux. Cenelle les observa tour à tour, puis posa les yeux sur ses mains marquées de taches brunes. Son besoin de comprendre se fit plus pressant que son envie d'argumenter.
— Alors... Ce sont les fées qui m'ont fait ça ?
Tamia gloussa.
— Oh non, "ça" tu te l'es fait toute seule ! Toi au moins, tu peux encore t'en servir. Certains gestes me sont difficiles...
Elle fit danser ses doigts déformés devant elle. Cenelle tenta de rassembler ses idées.
— Lynx m'a dit que vous aviez évoqué la chasse aux démons. Êtes-vous chasseuse vous aussi ?
— Je l'ai été. Jusqu'à ce que je ne puisse plus bander un arc, ni tenir une flèche. Avec des doigts dans cet état, ça devenait dangereux, crois-moi ! Alors je me suis engagée comme conteuse dans une troupe de ménestrels. J'étais assez douée, et Flic faisait fureur. Puis j'ai rencontré Griffe, un néfaune, qui m'a conduite jusqu'ici. C'est là que j'ai appris que quand un hybride détruit des démons, il en subit les conséquences...
— Mais pourquoi ? Comment ? Je n'y comprends rien ! Qui vous a dit tout ça ? Comment le savez-vous ?
Quercus posa une main sur le genou de Tamia avant qu'elle ne se lance dans un autre monologue et prit la parole. Sa voix grinçait comme une branche dans la brise du soir.
— Si tu le veux bien, je vais commencer par le commencement. Mon jumeau est le chêne. Ce magnifique spécimen, sous nos pieds et au-dessus de nos têtes, a plus de huit-cent ans. Grâce au lien qui nous unis, je peux percevoir certains de ses souvenirs. Il me fait don de sa mémoire séculaire. J'ai également glané quelques informations complémentaires à propos de ces dons et de leur fonctionnement au fil de mes voyages et d'heureuses rencontres, ce qui fait de moi, je crois, le dépositaire d'un savoir que peu d'hommes détiennent encore. C'est pourquoi j'ai entrepris il y a quelques années de retrouver les néflore et néfaune qui peuplent le royaume, afin de leur transmettre cet héritage qui est le leur.
Cenelle fut parcourue de frissons. Enfin ! Elle n'osait le croire. Sa quête était-elle achevée ? Ce vieil homme détenait-il toutes les réponses aux questions qui la hantaient depuis tant d'années ?
Son coeur se serra à l'idée qu'elle aurait dû partager ce moment avec lui. Elle se refusa à prononcer son nom et le chassa de son esprit afin de se concentrer sur les paroles de Quercus.
Il s'était tu et avait fermé les yeux, une main posée sur la racine contre laquelle il était appuyé, attendant qu'elle fut prête à entendre la suite. Tamia faisait rouler une touffe de mousse entre ses doigts difformes et lui lançait des coups d'œil à la dérobée, guettant probablement sa réaction face à toutes ces révélations.
Cenelle inspira profondément.
— Très bien, je vous écoute.
Quercus sourit et ouvrit les yeux. Il la scruta un instant, croisa les mains, et reprit son récit.
— Ce don des fées était répandu autrefois. Chaque néfaune ou néflore portait un prénom rappelant son espèce-sœur. On racontait que les fées murmuraient à l'oreille des mères le nom du jumeau qu'elles offraient à leur enfant, qui les nommaient en conséquence. D'autres prétendaient que les mères nommaient leur enfant en fonction du jumeau qu'elle voulait voir veiller sur lui, et que si le nom plaisait aux fées, elles accédaient à leur souhait. Quoi qu'il en soit, les hybrides étaient répandus, et accueillis avec joie dans les villages. On les appelait druides, sorcières, guérisseurs, et leurs dons étaient vus comme des bénédictions, un rappel de leur appartenance à notre mère à tous.
Aujourd'hui, l'habitude se perd et beaucoup d'enfants qui naissent dans les villes reçoivent des noms évoquant leur nouvelle religion. Dans les campagnes, la coutume est encore répandue de nommer son enfant d'après la faune ou la flore locale, mais peu d'enfants sont gratifiés de dons des fées.
Cette histoire lui paraissait à la fois excitante et totalement insensée. Cenelle se demanda soudain si les fées avaient soufflé son prénom à sa mère.
— Alors c'est parce que les nouveaux-nés ne portent pas le bon prénom qu'ils ne reçoivent plus de dons ?
— En partie seulement. Il est vrai qu'un enfant dont le nom n'honore pas le jumelage ne sera pas choisi. Mais cela n'explique pas la chute du nombre de néfaune et néflore parmi les enfants nommés selon la tradition.
Sa petite sœur, Louve, n'avait manifesté aucun don en effet. Un froid l'envahit au souvenir de la petite fille. Elle se raccrocha au fil de l'histoire.
— Qu'ont à voir les démons dans tout ça ?
Les épaules du vieil homme s'affaissèrent.
— Je n'ai malheureusement que peu d'informations sur les démons. Je sais en tout cas qu'ils ne viennent pas des enfers. Ils sont la conséquence tragique de l'oubli des hommes !
Il leva les mains dans un geste d'impuissance et secoua la tête d'un air navré.
— Je ne sais pourquoi, le nombre d'hybrides a commencé à décliner. Perpétué par transmission orale, ce savoir a décliné lui aussi, jusqu'à se perdre, au point qu'aujourd'hui un néfaune ou un néflore peut naître en ignorant totalement ce qu'il est et quelles en sont les conséquences.
Cenelle baissa les yeux. Les larmes roulèrent sur ses joues sans crier gare. Quercus lui souleva le menton.
— Oui, mon enfant, l'heure est venue pour toi de me confier ton bout de chemin dans cette grande histoire.
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