Incipit

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Maintenant que tout s'écroule, je peux enfin prendre le temps de raconter. Cela peut te paraître paradoxal, toi l'ami qui m'héberge ; doublement paradoxal même : j'ai passé ma vie à chanter et composer, et pourtant c'est comme si je n'avais rien dit ; j'ai couru à travers champs et forêts quand les étés étaient longs et les hivers tranquilles, et je prends le temps seulement quand le sentiment d'urgence devient général. Tu connais les poètes, ils ont toujours un pied en dehors du monde. Moi qui suis à la fois femme et poète, je suis plus à l'écart encore ; et souvent les arbres m'ont été d'un bien meilleur secours que mes contemporains. Alors ne t'étonne pas trop ! J'ai traversé le siècle comme la corneille survole le champ de bataille ; à la fois indifférente et curieuse, si loin et pourtant si concernée, me nourrissant du malheur des autres sans jamais m'accrocher à leurs rivalités absurdes.

On m'a donné bien des noms. La Trouveuse, Dame Louve, Bequelune ou même Cherche-Chouette. Tu vois, les animaux ne sont pas en reste ; et de ce bestiaire je te raconterai comment j'ai fait mes alliés. J'ai traversé tant de pays que je ne saurais les nommer tous. De la grande mer océane à celle Miegterrana, j'ai sauté à pieds joints dans mille ruisseaux, je me suis baignée nue dans les rivières, j'ai remonté Garona et prié dans les eaux du Rozer. J'ai couru dans les collines du Roergue, j'ai vu le soleil se lever depuis les murailles de Blaia, j'ai croqué aux raisins des vignes de Proensa. J'ai connu la neige, le froid, le soleil comme chacune des variations de la pluie. J'ai parlé à Mistral, défié Tramontane, et le vent d'Autan fut mon amant. Ainsi, je suis de partout et de nulle part. Je suis des bois, je suis des chemins.

J'ai côtoyé les grands princes d'Aquitània, d'Occitània et de Catalunya. Ils ne sont pas plus brillants que les bergers du Sabarthès, ou les pécheurs du Medòc. J'ai croisé des catholiques et des bonshommes cathares, quelques juifs et mêmes des fugitives sarrasines. J'ai vu la crasse et la mort, la misère et la grandeur ; j'ai aimé des hommes, des femmes et par-dessus tout les oiseaux.

A l'heure où les châteaux ne sont plus que des ruines. A l'heure où l'on brûle les vignes et les hommes. A l'heure où les chants s'éteignent, eux qui étaient si nombreux dans les cours de l'est jusqu'à l'ouest. Un temps de grand effondrement. Et pourtant ! Longtemps encore les hommes parcourront le monde, foule vagabonde, horde immonde, poètes perdus ou manants quasi nus : ils seront nombreux, demain comme hier, à traverser les années et les contrées. Tout s'effondre mais je n'en ai cure, je suis vieille à présent.

Je fus des chemins. Celle qui chantait avec les merles et les rossignols, qui vivait comme une chienne au côté des bûcherons, qui jonglait devant les grands de ce monde. Toi l'ami qui m'héberges, tu seras celui que je désigne, puisqu'il n'est pas dit qu'on m'écrira de vida ; toi l'ami qui m'héberge tu seras celui qui écoute et qui retient l'histoire de Constance de Cursac, cherche-chouette et bèque-lune, chanteuse et grignoteuse de vents. Tu seras celui par qui passe la légende de celle qui fut, de celle que je suis. L'histoire de la trobairitz.

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