Printemps 2

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La fuite.

C’est une aube claire. La saison chaude vient de débuter, je me souviens que nous sortons à peine des fêtes pascales. Je grimpe au sommet des remparts. Il faut monter plusieurs escaliers, et j’aime ça, voir le vide qui grandit, s’étend en dessous de mes pas. J’ai le rouge qui me monte aux joues au fur et à mesure que je cours sur les marches. De tout là haut, le spectacle est à la hauteur de l’effort : des vignes et des collines boisés, Garona qui étend paresseusement ses eaux, des villages et leurs clochers éparpillés, comme des trouées dans un canevas de verdure. Je respire un grand coup. L’air est bon, frais. Pour moi qui sort directement des boulanges, le vif du vent me fouette le visage. Je passe du chaud au courant d’air, et c’est comme un deuxième réveil après les heures à suer près du four du talmenier.

  • Hé ! Arnaud !

Je hèle mon frère qui guette l’horizon, appuyé sur sa lance. Je devine à son air que quelque chose ne va pas. Le préoccupe. Il me fait penser à un circaète. Sa figure tournée vers le lointain, je devine ses yeux perçants ; mon frère, quand il est énervé, vexé ou préoccupé, il adopte ce langage du corps que je connais par coeur. Il devient tension, le cou dressé. Il guette.

  • Regarde, ordonne Arnaud. Des cavaliers arrivent.

J’observe à mon tour, mais mes yeux n’ont pas l’habitude de cet art de l’affut. Tout au plus distingué-je un halo de poussière.

  • Tu m’as fait venir pour une troupe de maraudeurs ?

Je le taquine un peu. En vrai, je suis ravie qu’il ouvre la discussion et me fasse entrer dans ses préoccupations. Arnaud a la langue rare. Nous n’échangeons pas souvent, encore moins depuis qu’il a quitté la maison pour bâtir son propre nid.

  • On les voit venir depuis une heure déjà. Ils seront à Cursac juste après sexte. Pour peu qu'on sache qui ils sont, on les attendrait presque pour déjeuner !

Je devine chez mon frère les accents de l’ironie. Avec sa gueule de rapace, c’est un autre signe trahissant son inquiétude. Je me moque de lui.

  • Constance, ils viennent chez nous, à Cursac. Et ils sont nombreux, toute une troupe, comme tu dis.
  • Des cavaliers à Cursac, il y en a déjà eu maintes fois. Nous sommes sur la route de l'estuaire, c'est bien normal que le château ait ses visiteurs. Les autres fois, tu ne m'as pas conviée au rempart pour quelques bourrins en armure.
  • Ces bourrins-là, murmure Arnaud, j'ai bien peur que ce ne soit pas de vulgaires visiteurs.

Le fond de l'air est glacial, finalement. Passer du chaud des fourneaux au grand air de la muraille me donne des frissons. A moins que ce ne soit l'allure lugubre de mon demi-frère.

  • Que veux-tu dire par là ?

Arnaud pose sa lance contre le parapet et me regarde dans les yeux.

  • Quand des visiteurs viennent au château, qu'ils viennent de Bordelh, de Peitieus ou de plus loin encore, en général ils préviennent de leur passage par messager. On ne sait jamais trop quand ils arriveront, mais on s'attend à les recevoir.
  • Ceux-là n'ont pas prévenu ?

Ma question reste sans réponse.

  • Et puis, qui dit chevaliers dit étendards. Les hommes armés de bonnes intentions portent un blason au devant d'eux. Ceux-là n'ont pas de couleur.

Je regarde à mon tour la petite compagnie s'avancer vers nous, mais ils me paraissent si loin qu'ils ne peuvent pas être dangereux. Pourtant, j’ai toute confiance en Arnaud ; ces hommes seront là après le déjeuner, il ne faut pas en douter. Une boule d'angoisse commence à me creuser le ventre. Mais j’ai d'autres questions à poser :

  • S’ils ne viennent pas en amis, que veulent-ils ? Seigneur Bertrand n'avait pas d'ennemis !
  • Seigneur Bertrand n'est plus, répond Arnaud.

Son ton est de plus en plus noir. Il regarde les prairies, et ce chemin qui les traverse avec les cavaliers avançant à vive allure vers nos maisons. « Ces gens-là, ajoute-t-il, c'est l'autre diablesse en personne qui nous les a envoyés ! Ce n'est bon pour aucun de nous deux. »

Plus tard, quand je me cacherais dans la cabane des bûcherons, je me rappellerais très exactement les moments qui ont suivi. Je descend à toute vitesse, du haut des remparts jusqu'au premier sous-sol, pour regagner le four du talmenier. Déjà je sens que je ne le verrais plus avant longtemps, et jamais plus en tant que domestique. Je me souviendrais des années après, avec une étrange nostalgie, de cette responsabilité que je trouvais pourtant si pénible par moments.

Ce dont je me souviens encore aujourd'hui, alors que nous avons changé de siècle, alors que j'ai humé l'air des charniers et les cuisses des hommes, c'est de l'odeur. Une odeur de pain chaud qui vous remplit les narines dès l'escalier. Un présent merveilleux, et j'en ai le ventre plein en dévalant les marches. J'entre dans la pièce et elle est vide : c’est l'heure de la sieste du bonhomme, levé comme moi bien avant l’aurore pour pétrir sa pâte de froment. Je profite de l'espace et de l'absence de bruit, tout à mes parfums. Cette pièce sent le confort, la mie si tendre et la croûte craquante. La promesse d'un bon repas.

La suite est confuse. C'est étrange de constater à quel point la mémoire est un piège à malices. Autant je me souviens avec précision de chacune des marches de l'escalier menant au four du talmenier, et j'en ai encore le fumet aux naseaux ; autant les heures qui suivent ont laissé dans ma mémoire un bric-à-brac diffus, confus.

Je sais que les cavaliers se présentent aux portes un peu après que les cloches de sexte aient sonné, exactement comme l’avait prédit Arnaud. Je sais qu’il y a un peu de grabuge lors de leur arrivée. Les gardes de Cursac sont partagés entre la fidélité à leur ancien seigneur, et les nouveaux commandements apportés par ces inconnus. Si je sais cela aujourd’hui, je l’ignore sur le moment. Je me revois dans la petite maison de feu ma mère – ce qui était encore ma maison à l’époque. J’ai entrepris de rassembler mes affaires, alarmés par les mots de mon frère. Je n’ai pas grand chose : faire mes bagages est une tache rapide. Quelques cottes, avec ou sans manches, un pelisson, deux chemises et enfin ce drap que j’ai pu m'acheter il y a un été. J’en prends soin comme un trésor, il est doux et joliment brodé. Je fourre tout dans un baluchon, je peste un peu de ne pas avoir pas fait réparer mes chausses. S’il se met à pleuvoir, j’aurais les pieds humides. A la ceinture, j'accroche cette aumônière, mais c’est davantage pour les jolis choucas que Marie m’a brodé que pour son contenu ; elle elle ne contient que quelques piécettes.

Marie, d’ailleurs, elle m’accompagne dans cette aventure, je vais bientôt vous parler d’elle. Mais il m’est impossible de me souvenir le moment où elle me rejoins. Peut-être dès le début, c’est le plus probable, quand je décide de gagner les bois alors que les cavaliers apportent le désordre dans les petites rues du village. Pourtant je ne me vois pas traverser les places et les ruelles avec elle à coté.

Je crois que je joue les passe-murailles, je prends des passages interdits, pénétrant chez le cordonnier car je sais que sa demeure a une porte cachée qui donne sur la maison de la famille Fabres. À un moment je cours sur les toits. J’ai l’impression d’être suivie, il me faut ruser, mais c’est comme un jeu ; je suis stressée et j’ai peur, mais le danger est une histoire qui n’est pas encore assez concrète à mes oreilles, je n’ai rien vécu, alors je saute de toit en toit, je me souviens des détours secrets découverts dans mes anciennes parties de cache-cache.

Ce jeu me protège, c’est difficile de me suivre, je ris presque. Tout en ayant le ventre rempli d’angoisse.

Marie est là au moment de la dernière ligne droite. Peut-être que ce n’est que à ce moment qu’elle me rejoint, d’ailleurs – cela importe peu.

Entre la dernière maison et les premières arbres, il y a cette étendue d’herbe rase. Une prairie où sont rassemblés plusieurs chevaux du village, quelques vaches maigres, parfois même des porcs. Ce jour-là, cette prairie, je la vois comme un danger : c’est un grand espace vide, et si un des cavaliers a eu le temps de poster sur le rempart pour faire le guet, il verra tout de ma fuite.

Nous nous élançons. Il y a moins d’un mille, mais cela me parait une éternité. Je manque de trébucher deux fois à des paquets d'herbes entortillées, et je sens Marie derrière moi qui a peine à me suivre. Quand enfin on arrive au couvert des arbres, je ne veux pas m'arrêter. Il faut laisser derrière nous une bonne distance de chênes et de hêtres, être sures que personne ne nous ait suivies. C'est Marie qui déclare :

— Je n'en peux plus ! Faisons halte, je t'en prie.

Je suis essoufflée aussi, je m'en rend compte maintenant, et mon cœur bat à tout rompre. Je m'adosse à un vieil arbre empli de lierre.

  • Ils ne nous ont pas suivis.

C’est autant une remarque qu’une interrogation dans ma bouche.

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