Printemps 3

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Pierre Maury est un saute-ruisseau du bourg.

Je ne sais pas trop qui sont ses parents, ni même s'il en a. Lui dit s'appeler Piermaury – il prononce son nom sans pause, en mâchouillant – mais il n'y a pas de famille Maury au village. Il est connu au château parce qu'il vient souvent y demander l'aumône. Comme il a la bonne bouille et la compagnie agréable, il est bien toléré. Les cuisines ou la boulange lui refilent les restes de pain et il s'en va avec un hochement de tête comme simple merci. Il semble heureux comme un pape quel que soit le temps ou le mois de l'année. Il ne parle pas beaucoup, mais sourit tout le temps.

Quand j’étais plus jeune, c’est cette bonne humeur teintée de silence qui m’avait attiré à lui. Je lui dois mes premières traversées forestières. Si la plupart des gens du village marchent volontiers à la lisière de la forêt pour ramasser des noix, du bois de chauffage ou faire paitre quelques brebis, ils sont peu nombreux à oser s’aventurer plus en profondeur. Pierre est de ceux là.

Je l’ai suivi comme on court après un papillon, pour le plaisir du jeu et la beauté du geste. Ses courses folles m’ont fait dévaler les champs et les bosquets, sauter les ruisseaux et découvrir les milles joies de la forêt. Il m’a montré les coins à châtaignes et à champignons, les mûres sauvages et les fruits des bois. Souvent, nous vadrouillions au hasard, toujours bondissants ; à ses côtés j’ai appris à être va-nu-pieds.

Ma mère s’inquiétait de tout ce temps passé au couvert des arbres. « C’est là le repère du Diable et des loups », répétait-elle, espérant sans doute que je reste sagement à la maison pour filer quenouille. C’était peine perdue. Avec ce Pierre taiseux, sans doute un brin plus âgé que moi, nous avons usé nos chausses et nos jeunesses insouciantes, défiant les loups (jamais croisés) et le Diable imaginaire des cauchemars de ma mère.

Je me félicite de ces courses sauvages : grâce à elles, je connais l’existence d’un abri où nous pourrons nous abriter, Marie et moi.

C’est une petite cabane nichée au fond d'une combe, assez loin au fond de la forêt. J’imagine qu’on doit sa construction à une équipe de bûcherons itinérants. Ce genre de maisonnette est utilisée seulement quelques mois dans l'année lors de leurs passages ; celle ci a même l’air abandonnée depuis plusieurs saisons.

La construction est simple mais parait solide : une murette de pierres sèches sur laquelle s'appuient plusieurs chevrons. En guise de toit, ils ont assemblé des mottes d'herbes et de mousses. Ce n’est pas bien grand. Une seule ouverture à l'avant nous permet d'entrer et sortir ; la fumée du foyer use du même passage. Certes, il y fait assez sombre, et la charpente inclinée ne nous permet d'être debout qu'au fond de la pièce. Mais nous sommes à l'abri de la pluie et du vent. Dans notre position de fugitives, je vois comme un luxe ces quatre planches taillées pour délimiter le couchage. La cabane est judicieusement installée au milieu d'une mer de fougères, si bien qu’on pourra en garnir ce lit de fortune. Il y a même, dans un angle, deux tréteaux de bois et une planche mal dégrossie pour faire une table somme toute convenable.

Faute de mieux, de toute façon, elle fera l’affaire.

Au début nous manquons de tout. Marie a emporté quelques provision dans ses paquetages faits à la hâte, mais cela ne permettra pas de nous nourrir longtemps. Même en cueillant des mures et du plantain en quantité. Il faut aller au village, nous en avons toutes les deux conscience, mais aucune de nous n’a encore cette témérité là.

Heureusement, Pierre Maury nous retrouve rapidement.

Quand je le vois arriver, avec ses grands sourires silencieux, mon premier réflexe est d’avoir peur. Une boule compacte de tension soudaine qui peuple mon ventre, tord mes boyaux. Déjà ? Nous sommes si faciles à localiser ? Je me détends au moment où je me rappelle que cette cabane, c’est ensemble que nous l’avons trouvé : il n’est pas étonnant que Pierre ait pensé me chercher ici. Par ailleurs, je suis assuré de sa discrétion, lui qui lâche moins de dix mots par jours. Et puis… qui penserait interroger ce garçon bohème qui n’a ni parents ni maison fixe ?

Pierre arrive avec une énorme miche de pain dans sa sacoche. Il nous la tend avec simplicité. C’est un cadeau magnifique.

Alors que nous mangeons sur le pas de la cabane, j’essaye de le questionner sur les hommes dans le village. Sait-il qui ils sont ? Vont-ils rester longtemps ? Je jette vite l’éponge. Pierre est aussi muet qu’une carpe. Il me regarde avec ses grands yeux sans rien dire. Alors je change de discussion. Avec lui, je suis habituée à parler seule. Je luis explique notre situation : nous deux, seules au milieu des bois, sans guère de provision. Il nous faudra chaparder au village, mais cela risque de ne pas suffire. Est-ce qu’il veut bien nous apporter du pain de temps en temps ?

Même si Pierre a ses entrées aux cuisines, lui qui a l’habitude de mendier sans rien dire pourtant, j’ai bien conscience du risque énorme que je lui demande de prendre. On pourrait l’observer, ou le suivre. On le sait proche de moi, en tout cas c’était le cas il y a encore quelques années. C’est un risque pour lui et moi, mais je n’ai guère le choix.

C’est égoïste, aussi… Je m’en rends compte en le regardant au fond des yeux. J’ai beau avoir couru les champs en tout sens avec lui, j'ignore ce qu'il fait le reste du temps. Je ne me suis pas intéressée, tout simplement. Où dort-il ? A-t-il seulement un drap pour s’enrouler dans les nuits fraiches ? Ou même un toit ?

Je ne sais pas si Pierre saisit les remords qui m’assaillent soudain, mais il choisit ce moment pour se lever et gambader à toute allure. Il fait plusieurs signes de la main, nous invitant à le suivre. Je réagis immédiatement car je sais qu'il ne renouvellera pas son invitation. Marie est moins leste, et c'est avec un bon train de retard qu'elle fait toute la course.

Pierre est un cabri. Il saute entre les buissons, passe sous les branches avec une agilité folle. Comme toujours, j’ai du mal à le suivre. Il va vitre et loin, les ronces sont nombreuses, il faut sauter les fossés et contourner les épineux trop denses. Tout en courant, je regarde aux alentours. Il ne me semble pas reconnaitre cette portion du bois. Pourtant, j’ai l'impression que nous allons plus ou moins en direction du village. Ou peut-être le contourne-t-on par l’ouest ? Ici il n'y a que des chênes. La canopée est claire, le soleil chauffe nos peaux déjà riffaudées par l’effort. Le sol, lui, semble retourné, comme piétiné par les pattes d'un géant. Je me demande ce qui a bien pu causer un tel labour sauvage.

- Comment ça va, Marie ?

- Ça… va… !

Elle est complètement essoufflée, mais elle nous suit, tant bien que mal. Tout d'un coup les bois s’ouvrent. Une autre cabane apparait, semblable à la notre. Plus petite encore. C'est donc là que Pierre crèche ? À toutes saisons, au milieu de la futaie ?

Je m’arrête, ébahie. En quelques foulées fatiguées, Marie nous rejoints.

  • Eh bien, qu'est-ce qu'il t'arrive ? demanda-t-elle. Oh ! La jolie petite baraque !

Elle secoue la tête de dextre à senestre.

  • Je croyais que les bois étaient le repère des bêtes sauvages… En fait, il y a des cabanes partout !

Son innocence me fait rire. J’en oublie ma surprise. Pierre a continué d’avancer, il veut nous montrer quelque chose derrière la bicoque. Le sol n’a plus rien à voir avec celui d'une forêt. Il est tant martelé qu'on dirait de la terre battue.

Du coté opposé où nous sommes arrivés, le toit de la cabane se prolonge sur quelques toises. Un enclos tout en longueur, fait de branchages et de petits tas de pierres mêlés, voit paître des porcs grisonnants. J'en compte bien deux dizaines.

- C'est mon cortal, dit Pierre. Je suis le porcher.

Il rayonne, littéralement. Tout son corps semble gonfler d'une fierté immense. Et il vient de parler ! Cela ne lui arrive pas si souvent.

- Tu es un des porchers du village, que je répète, un peu incrédule.

- Un des porchers oui. Il y a d'autres garçons.

Après tout, cela n’a rien de très étonnant. Personne ne court après cette responsabilité : surveiller des porcs est usant, puant, peu valorisé. Il faut quelqu'un qui accepte de dormir auprès d'eux pendant plusieurs semaines. Les porcs restent parqués autour des maisons une bonne partie de l'année, mais il vient la saison où différentes familles rassemblent leurs bêtes pour les confier à un même gardien. Voilà la vie de Pierre : une cabane sous les chênes pour que les animaux dont il a la garde fassent moisson de glands. Ce qui explique pourquoi le sol était tout retourné ! Rien à voir avec des géants ! Des cochons, de bêtes cochons, toujours fouinant, le groin tourné vers le sol !

- Depuis combien de temps vis-tu ici, demandé-je ? Le pain, c'est tes employeurs qui te le donnent ? Tu ne fais pas qu'emprunter aux cuisines, n'est-ce pas ? On te paye en salaire de quignons et de nourriture ?

Mais Pierre est déjà retourné à son mutisme. Assis sur une roche, il admire son troupeau comme s’il ce fut agit de bijoux précieux. Mes questions restent en suspens. Je connais assez le garçon pour savoir qu’il ne dira plus rien.

Alors je fais comme Marie. Je m’allonge sur une butte d’herbe et ferme les yeux. Les couinements des porcs, finalement, sont reposants. Maintenant que nous avons le ventre plein, une sieste au soleil est bien méritée.

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