Chapitre 5 : Partie 1
Midi vingt-quatre.
Elder espérait un rêve réconfortant pour s’évader de son anxiété. Quand ses yeux se fermaient, là, son imagination agissait. Ce coup de fatigue avait été si soudain qu’il ne s’était pas vu tomber. Il aurait pu rêver de paix, de joie, son cerveau aurait pu être d’humeur s’il avait eu le temps.
Un énorme vacarme lui fit oublier le plaisir de dormir, cet état naturel qui le soulageait pour quelques heures. Ses sens en alerte, son cœur explosa. Le stress revint. Le regard paniqué, il chercha quelque chose, quoi ? Quelque chose de bruyant, d’anormal. Ses paupières venaient de s’ouvrir qu'un homme attira son attention.
Grand, blond, énervé, vif. Il le reconnut avant de l’assimiler. C’était Lycure qui venait de pénétrer chez… Chez qui ? Qu’importait, il y avait cet homme en colère qui fonçait vers lui.
— Alors comme ça on me prend pour exemple ? Je n’suis pas assez bien pour vous, c’est ça ? Ce gosse non plus. Parce qu’il pourrait me ressembler. Et vous ne voulez pas d’un autre moi.
Elder sentit son propre poids sur son corps, étonnant, il s’était levé sans s’en rendre compte. À cet instant, il était debout, face à lui, largué.
Quelqu’un s’était faufilé dans cet appartement. C’était forcément un appartement, parce qu’il n’y avait que ça à Elesi. Ça, il s’en souvint, pas de logement individuel. Juste des immeubles. Pourquoi déjà ? Ah oui, éviter les inégalités. Ils se ressemblaient tous, de la taille à l’agencement des pièces.
Pourquoi Lycure était-il là ? Les portes restaient ouvertes. Pas de propriété à Elesi, seulement des possessions. Donc pas de clé. Les biens appartenaient à la communauté, autant dire à personne. Il était rentré seul. D’ailleurs, l’était-il ? Oui, il ne vit que le vide à l’entrée.
Où ça ? Derrière lui, un canapé bleu. Qui en avait un ? Et cette table, ce cadre, cette photo. Sa sœur Elwynn. Il était chez elle, assoupi. Lycure était dans l’appartement de sa sœur. À quelle heure ? L’emplacement de l’horloge sortit de sa mémoire. Pas de téléphone ? Il tapota ses poches. Non, pas de téléphone. Tant pis.
— De quoi tu parles ?
— Fais semblant. On m’a rapporté le débat de ce matin. J’étais un sujet assez tabou, apparemment. Et toi, tu continues de penser que je suis dangereux. Je ne l’ai jamais été !
C’était ça, l’assemblée. L’enfant, dehors, qu’on avait fait rentrer. Un bruit vint de sa droite, son attention fut attirée vers une femme qui rejoignit la pièce. La même que sur la photo, Elwynn. Elle était présente, il l’avait oubliée.
Elle ne dit rien, intriguée, un sourcil levé sous-entendant qu’elle se doutait que cette dispute arriverait. Elle croisa le regard d’Elder, ils se comprenaient, il gérait. Il allait le faire, calmer Lycure et le sortir d’ici. Il détenait cette particularité de jauger les réactions adéquates, même sonné et la tête encore sommeillé.
Il avait fait le point. Il avait dû s’endormir après sa discussion avec Alannah. Il ne se rappela plus des derniers mots échangés, mais tout avait l’air de bien aller. Là, il devait s’occuper de Lycure. Il ne l’aimait pas, ce n’était pas une haine contre lui, ni du mépris, mais de la méfiance.
Il ne le cernait pas, et quand l’inconnu se présentait à lui, il faisait tout pour le connaître. Or, il avait tout appris sur lui, son passé, son caractère, alors il ne fut pas très étonné de le voir débouler ici, c’était du Lycure tout craché. Un peu impulsif, un peu perdu, il cherchait la logique sans jamais la trouver. Il n’avait pas trouvé sa place à Elesi. Il essayait en revanche, Elder le reconnaissait. C’était le seul mérite qu’il lui attribuait.
Ça, il le cachait dans son hypocrisie. En tant que porte-parole, il aimait tout le monde, Alannah comprise. Il leur donnait une chance, parce qu’ils n’avaient rien pour être incriminés. Il avait confiance en la justice, inviolable, si elle ne les avait pas condamnés, s’ils n’avaient pas été attrapés, alors ils méritaient cette liberté.
— Je conçois que ce soit inconfortable pour toi. Excuse-moi pour ça. Je ne te trouve pas dangereux. Tu as eu une mauvaise phase, certes, mais tu es revenu sur le droit chemin. Nous n’aurions pas dû te prendre pour exemple dans ce débat, tu as raison. Et personne ne regrette ta venue à Elesi, au contraire. J’espère que toi aussi.
Cette mauvaise phase dont il parlait, c’était la révélation. Celle qui avait failli remettre en question l’intégrité d’Elesi. Heureusement, les citoyens avaient su se convaincre qu’ils faisaient ça pour son bien. La colère ne menait à rien, il devait voir la réalité, les Elesiens l’avaient sauvé.
Une dizaine d’années plus tôt, des explorateurs cherchaient des matières premières à l’extérieur. Les anciennes campagnes d’antan n’avaient plus de propriétaires, ce n’étaient plus que des zones où poussaient des récoltes qui persistaient dans le temps.
À Elesi, on ne s’occupait pas des autres populations. Est-ce que la mondialisation existait toujours ? Probablement. Quoique, quand une entité comme le capitalisme liait la planète, la tuer ferait tout s’écrouler. Les alliances continuaient, les guerres aussi, les explorateurs avaient défini au fil des missions les ententes et les concurrences.
Là où Lycure entrait en jeu, c’était ce fameux soir, quand les explorateurs lui étaient tombés dessus. Sur cette mère et son enfant de sept ans, affamés, amochés, apeurés. Quelle était la meilleure décision que ramener l’enfant vers la paix ?
Cette femme était dangereuse, elle aurait renversé Elesi pour voler le pouvoir. L’enfant, lui, n’était qu’une victime de cette idéologie. On l’avait appelé Lycure Lack, blondinet qui se démarquait des autres, gentil, agréable à vivre.
Quand les années étaient passées, les souvenirs lui étaient revenus. Il réclamait sa mère, la vraie. On lui avait donné un foyer aimant, toutes les chances pour devenir quelqu’un de bien. Mais sa nature persistait par sa mémoire. On ne pouvait pas lui mentir, il n’avait qu’à comprendre. « C’était pour toi, Lycure. On t’a sauvé. Tu ne voulais pas rester là-bas ? »
Pour lui, il avait été arraché, volé. Sa mère biologique aurait été morte de toute façon. Qu’aurait-il fallu faire, l’abandonner ? Elle, elle l’aurait préféré. Mais elle, elle était égoïste. Elle aurait dû sacrifier son bonheur personnel pour lui, Elesi n’avait pas hésité.
Quand il eut sa mauvaise phase, les Elesiens avaient regretté leur décision. Et encore à ce moment-là, face à Elder, un fond d’amertume persistait.
— Vous vous foutez de moi. Personne ne voit le problème. Justement, c’est toujours les autres le problème. Vous mentez et nous, on doit accepter. Et si on n’accepte pas, on est exclus.
— Vous n’êtes pas exclus. Vous participez à la société, tu as un travail, une vie. Alannah est une élue ce mois-ci.
Lycure s’arrêta dans son offuscation ; une révélation ? Cet étrange calme contrasta avec l’altercation, une onde qui fit froid dans le dos, un sourire qui retranscrivait plus une fierté qu’un bonheur. Il avait ce déclic, quand on découvrait la source de tous nos soucis, quand la solution se trouvait juste devant nous. Cette lueur dans ses yeux qui accusait Elder, c’était cette fierté-là, un éclair de lucidité qui expliquait tout. Celle qui matérialisait son destin, là où il comprit son devoir.
— On n’est pas exclus, ben ça, c’est la meilleure. Qu’est-ce qu’il faut pas entendre comme foutaises. Et l’extérieur ? Et ici ? T’es sûr de ce qui s’y trouve ? Que penses-tu de l’histoire, ce qu’on nous apprend petit ? Est-ce que tout ça est réel ? Les choses sont devant toi, devant nous tous, mais personne ne veut voir. On est exclus, oui. Mais es-tu sûr de la raison de notre exclusion ?
— C’était une décision qui a été prise à quatre-vingt-treize pour cent pour toi et quatre-vingt-neuf pour cent pour Alannah lors des réunions de l’assemblée correspondantes. Vous étiez en train de douter de nous et de l’anarchie, vous remettiez en question votre intégrité.
— Toujours ces chiffres dont on se cogne bien. J’ai pas été exclu parce que j’étais violent ou j’sais pas quoi. Vous m’avez dégagé parce que je ne vous ressemblais pas assez. Et aujourd’hui, j’ai un travail, une vie sociale, j’ai tout ce que vous attendiez de moi. Est-ce que j’ai douté de tout ça et j’ai remis en question mon intégrité ?
— Non, affirma-t-il douteux. Tu n’as enfreint aucune règle depuis huit ans, et tu participes quotidiennement à la cité.
— Alors pourquoi je suis toujours l’exemple à éviter ? Pourquoi avoir pensé à refuser l’enfant d’entrer à Elesi à cause de moi ?
Pourquoi ? Bonne question. Peut-être par méfiance innée, par la peur de le voir chuter, que l’éducation ne suffise pas. Elle devrait, mais faisait-elle ? Elder comprit où il voulait en arriver, à ces questionnements, parfois un peu illogiques sur le système. Lycure tapait dans le point sensible, dans l’erreur d’Elesi. Il y en avait une, mais où ça ? Pour Elder, tout allait de soi.
Il y réfléchit, Lycure était une réussite incontestable. Une bonne personne. Malgré son passé équivoque et un passage de remise en doute, l’anarchie avait triomphé. La socialisation fonctionnait. Alors pourquoi Elder était contre l’insertion de l’enfant de trois ans ?
Il ne trouva pas ses mots ni ses pensées à vrai dire. Bon sang, pour un porte-parole, il avait vite été déstabilisé. Par Lycure en plus.
Il culpabilisa de son manque d’une répartie appropriée. Il n’avait qu’à chercher, déceler ce raisonnement cohérent et rationnel irréfutable. Puis il s’en voulut de ne pas mettre la main dessus.
La cité n’avait pas connu la guerre depuis quatre cents ans. Autant de temps où les habitants se sentaient épanouis. C’était un tel paradis que les nations avaient envoyé toute sorte d’espions étudier le lieu, avions, drones, individus. Comment une population sans groupe dominant subsistait-elle ? Quel était son secret ?
À force de curiosité déplacée, plutôt du voyeurisme, Elesi avait appris à se défendre. Plus d’échange avec l’extérieur, et surtout, tout objet survolant le territoire était détruit. Il fallait faire preuve de violence pour la contrecarrer. Mais elle n’était destinée aux autres, aux égoïstes du dehors, jamais aux camarades. Aucun avion n’était passé au-dessus de la cité depuis aussi longtemps qu’Elder se rappelait.
Les citoyens s’aimaient vraiment, non par conscience nationale inventée de l’État pour entretenir une fidélité soumise, ni pour être qualifiés de meilleurs que les râleurs, les ignorants et les indisciplinés, ou pour ce sentiment de supériorité grâce à leur loyauté. C’était de l’amour, du sincère, de l’altruiste qui faisait vivre.
Pas besoin d’un salaire, ou d’argent qui inventaient un plaisir par la dépendance, par l’illusion que le travail rendait heureux. C’étaient des dons, celui de participer à la vie active et alimenter un milieu efficace.
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