Chapitre 8
Huit heures deux. Elder était à l’heure, essoufflé, transpirant, mais à l’heure. Son honneur et sa politesse étaient saufs.
Alannah était présente, son silence indiquerait l’inverse, mais elle le lorgnait comme une cible à abattre. Lui n’osait pas la regarder, il l’esquivait autant qu’il le pouvait, et les élus aussi. En fait, elle intimidait. Pas pour ce qu’elle était, mais elle était la première citoyenne a être surveillée depuis cent ans.
Au départ, Elder optait pour le détachement, elle était inintéressante, ce qu’elle orchestrait aussi, et tout ce qui tournait autour d’elle. Un des élus annonça que l’enfant allait mieux et que la fièvre faiblissait. Il ne mangeait que peu, timide, traumatisé, et chagriné de ne pas retrouver sa mère, mais il l’acceptera avec le temps.
Il aurait dû s’en réjouir, pour un porte-parole, il avait voté pour son intégration, et puis ce n’était qu’un enfant. Il en fut soulagé, certes, mais pas assez. Comme les cinquante-huit autres, à cause de la crise qu’il avait déclenchée. Et cette sentinelle entre les murs.
Les sentinelles étaient pratiques, les citoyens s’en sentaient fiers, une police intelligente, solide, et surtout juste, ils ne pouvaient que l’être. De grosses machines qui gardaient le sort de chacun dans un simple scanner, n’importe qui en aurait peur. Plutôt, n’importe qui avec un brin de violence.
Les Elesiens étaient sains, elles ne pouvaient rien leur faire, alors pas question de les redouter. Au contraire, elles rassuraient. Elles étaient la sécurité, la fondation de la cité.
C’était étrange d’apprendre à l’école que la police des gouvernements terrorisait le peuple. L’école importait, elle remémorait l’histoire, les erreurs du passé, les efforts pour se débarrasser de ce qui détruisait l’homme. Dire que la police créait la violence. Dire que les élites l’utilisaient pour faire régner la terreur par la soumission.
Elle frappait, insultait, réprimait, censurait les individus. Elle les haïssait, les écrasait pour entretenir leur pouvoir. Pourtant, elle avait le rôle des sentinelles ; maintenir l’ordre. Là où était la différence, autrefois, l’ordre se trouvait dans l’assujettissement.
Il fallait rester à sa place, ne jamais parler plus haut que son statut social, être dominé. L’ordre, c’était le silence. Accepter sa condition et apprendre à s’en satisfaire. C’était une répression qui s’insérait dans les esprits, qui transformait la réalité, inventait des crimes et maniait les opinions pour désolidariser le peuple. Créer un nouvel ennemi pour oublier l’ancien, tuer pour dissuader, extrapoler, noyer, brûler. L’ordre, c’était le ver qui dévorait le cerveau, qui trafiquait l’être humain.
À Elesi, l’ordre, c’était la cohésion sociale. Des comportements qui profitaient à l’ensemble de la population, une entraide qui modifiait le sacrifice en charité. C’était la compréhension, être meilleur pour une société meilleure. La tolérance pour la solidarité, l’homme était un être sociable, alors il fallait respecter autrui.
La sentinelle au sein de l’assemblée perturbait. Elle concrétisait la crise sociale, celle d’Alannah Rodd. Il devait agir, sur-le-champ, vite, avant que ce ne soit trop tard, que les élus se bloquent face à la demande de surveillance et à elle. Le mieux, du moins le plus facile, était de ne pas en tenir compte. Mais cette intelligence artificielle plantée à l’entrée de la pièce, stabilisée comme une statue face à elle, matérialisait le phénomène.
— Hum. Comme vous avez pu le remarquer, il y a la présence d’une sentinelle. Elle surveille Alannah, élue ce mois-ci. Je ne pense pas qu’il soit confortable pour elle de parler de… ça. S’il vous plaît, concentrez-vous sur ce qui importe.
Par un réflexe maladroit, et il s’en voulut, il jeta un œil vers elle, curieux d’analyser sa réaction. Du mépris, et avec évidence, un haussement de sourcils qui le rabaissait à un vulgaire usurpateur. Il n’en attendait pas moins, il avait envisagé une attitude plus compréhensive, un remerciement partagé dans son regard pour l’avoir épargnée. Cette idée fut balayée dès l’instant où ses yeux se posèrent sur elle.
Déstabilisé, un gloussement s’accompagna d’une accélération de son cœur par le stress d’avoir raté son travail. Il voulait bien faire, lui rendre sa justice en la défendant et la protégeant, mais elle ne le comprenait pas. Sa voix se détraqua, un bégaiement s’empara de son aisance naturelle, sa bouche pâteuse, son visage chaud, une gêne qui lui laissait une impression d’oppression, de cinquante-neuf regards fixés sur sa maladresse.
Besoin d’une pause. Mais la séance avait débuté une heure auparavant, autant de temps à supporter ce sentiment d’une tache sur le milieu de son front qui le ridiculisait avant de s’enfuir. C’était long, très long, assez pour ne penser qu’à ça, une obsession qui rallongeait les minutes en heures, qui accroissait son désir de partir, son angoisse, sa déconcentration, assez pour ne plus réussir à tenir le débat, à ne plus écouter, ni parler, ni rien sauf penser à cette pause.
Dix heures, enfin. La libération. Elder resta digne, le dos bien droit, la tête haute, l’air de ne faiblir à aucun tourment, et retrouva une sensation d’air dans les toilettes. Elles étaient vides, heureusement, personne ne témoignerait de sa faiblesse.
Il se vit dans le miroir, exténué du manque de sommeil, mais surtout d’une impuissance morale. Peut-être prenait-il trop à cœur la cohésion sociale d’Elesi, à juste titre, elle maintenait la cité entière. Si tout s’écroulait, aucun citoyen ne s’en remettrait. Perdre tant d’efforts et de travail, ce serait toute leur vie de gâchée.
Il faisait tout, absolument tout, pour que la société reste harmonieuse. Pour permettre aux générations futures, et à cet enfant de vivre dans cet environnement bénéfique, et pour qu’elles perpétuent l’humanité. Tout devait rester tel quel. Il donnerait corps et âme pour que rien ne change.
Chaque perturbation pouvait provoquer un dérèglement qui affaiblirait la stabilité d’Elesi. Si cet enfant tournait mal, si Alannah allait trop loin, si… Stop.
Pense à autre chose. Plus que huit minutes pour lâcher prise.
L’eau froide sur ses mains contrasta avec la température de son corps qui imitait une canicule, cette fraîcheur et cette douceur, une clarté qu’il enviait, il apprécierait un bain. Une heure de détente à baigner dans cette eau. Pas le temps. Il passa ses mains mouillées et glacées sur son visage, retirant la texture de la sueur qui s’agrippait à sa peau.
Respire.
Il prit une grande inspiration, pour la paix et Elesi. Ses poumons gonflés, il fit le vide dans ses pensées, les faisait s’envoler vers d’autres cieux. Un, deux, trois, quatre, cinq, il expira. Tout allait bien se passer, tout ne pouvait que bien se passer.
La porte s’ouvrit, sa tête se tourna en sursaut vers elle, vers une silhouette qui pénétrait la pièce. Ô désespoir, Alannah. La première remarque qui vint à son esprit fut la regrettable décision d’avoir des toilettes mixtes. La raison pour séparer les genres n’avait plus d’intérêt. Si dans l’ancien temps c’était courant, ici, c’était signe d’une violence intériorisée qui se traduisait par du sexisme.
Parfois, pendant qu’il se soulageait, il y pensait. Dingue de savoir que des siècles auparavant, les pièces étaient divisées selon des critères précis. Ça ne choquait personne tandis qu’à Elesi c’était inconcevable de les imaginer autrement que mixtes. Dire que plus rien n’était en commun avec les sociétés d’avant, jusqu’aux toilettes.
En réalité, il les appréciait, elles exprimaient leur progression dans les mentalités. Mais ce jour-là, elles lui rappelaient qu’il ne pourrait jamais la fuir. Alannah était partout.
Derrière elle, il devrait y avoir la sentinelle, elle devait être surveillée, tout le temps, dans les moindres recoins. Il la chercha, dans chaque angle, peut-être qu’elle était cachée derrière son corps, il se décala, et non. Il n’y avait qu’elle.
— Dégoûté ? Ouep, j’ai le droit d’aller pisser toute seule. Ne cache pas ta joie surtout, ça te rend encore moins suspect.
— Combien de fois faudra-t-il que je te le répète ? J’y suis pour rien dans ce qui t’arrive.
— À peine. Elder, écoute-moi bien. Sache que tu vas payer. Je vais te rendre ce que tu m’as fait au centuple. Je te le dis calmement, pour te prouver que je ne parle pas avec la colère, non, je suis très sérieuse. Ça ne sera pas une petite vengeance qu’on oublie vite, ni quelque chose d’impulsif qui ne taperait pas assez fort, je vais te faire tomber, toute ta personne et toutes tes croyances.
Il y avait ce déni, cette défense du cerveau qui excluait la réalité du champ des possibilités, car elle était trop irrationnelle, trop conséquente, trop traumatisante pour l’encaisser. C’était un grand phénomène, passionnant, incroyable, du style à modifier un monde tandis qu’il était sous nos yeux.
On se protégeait des difficultés extérieures en effaçant leur existence. Mais au fond, on se construisait sur des mensonges, celui de se sentir en sécurité. La menace était partout, et l’esquiver n’était qu’une perte de temps.
Le déni n’était pas rare, en fait, il était partout. Surtout au fond des âmes. Les gens se façonnaient sur cette fuite. Mais la réalité finissait toujours par frapper. Tout le monde le rencontrait un jour ou l’autre, une déception amoureuse, une critique qui touchait l’ego, une attaque qui forçait la riposte. Cette fois-ci, c’était au tour d’Elder Took.
Dans ces toilettes, dans un bâtiment sacré, si peu de menaces possibles, alors cette offense d’Alannah ne pouvait être qu’imaginaire. Il était seul dans cette pièce, il avait créé cette scène par l’angoisse de la vivre. Quelle était la possibilité pour qu’il en arrive là ? Dans un cabinet, avec une femme qui le détestait, et cette haine dans ses mots.
Il se vit déjà en future victime, tué dans une ruelle, ou pire, chez lui, sur son canapé, d’un coup de poignard. Parce qu’il en était sûr, elle allait passer à l’acte. Quand ? Tout à l’heure, demain, dans une semaine, dans un an, mais elle le ferait.
Que faire dans un tel moment ? Le choix d’Elder fut le déni, de rejeter ces dernières minutes.
Ça aurait pu durer, ça pouvait arriver que le souvenir s’efface de la mémoire pour s’en protéger, qu’on ne se rappelle jamais de ce moment, que l’on continue toute notre vie dans l’ignorance de ce traumatisme, mais elle lui tendit un bout de papier. Quand il le prit, il toucha la souplesse de cette feuille, sa douceur, tout ce qui matérialisait l’événement.
En fait, ce n’était pas une feuille, enfin si, mais c’était plus précis ; une page d’un journal. Elder n’en avait jamais tenu, il considérait que ses pensées devaient rester dans sa boite crânienne, que des secrets dévoilés au grand jour arrivaient trop souvent, et que personne ne devait accéder à ses défauts. Il se contrôlait d’une délicatesse qui laissait croire à l’excellence, au citoyen idéal.
Il n’en lit rien, il préféra garder son attention sur elle, ne savait-on jamais, si elle attendait qu’il baisse les yeux pour l’étrangler. Il avait bien fait, elle eut ce sourire, honnête, qui sortit de ses entrailles comme si elle se sut déjà gagnante. Elle pensa avoir une longueur d’avance, bien qu’elle en eût plus d’une.
— Crois pas que je t’ai filé l’original. C’est évidemment une copie. Ça annonce la couleur. Mensonge sur mensonge, ah… souffla-t-elle de satisfaction. Vous n’êtes qu’une bande de menteurs. Mais plus pour longtemps. Lis-le, j’ai envie de voir ta tête quand tu vas comprendre.
Elle ne le tuerait pas, pas entre ces murs, par contre, l’humilier… Pas directement, droit dans les yeux, mais en anéantissant toute la personnalité d’Elder.
Dans ces lignes, un message, plutôt une description, allait le bouleverser. Il ne le savait pas encore, mais plus rien ne serait comme avant, même le fond de sa construction. À moins que le déni le sauve.
« Aujourd’hui, 23 février 2312, sur la place du marché, une nouvelle mise à mort. Je me dis que la liberté nous est définitivement retirée. Ça me peine, pour mes enfants, et leurs futurs enfants. Je déteste ces exécutions, comme tout le monde. C’est bien pour ça qu’ils les continuent. Le porte-parole, Alin Sari, dit que c’est pour la tolérance, que les futures générations nous remercieront. Je n’y crois pas. J’ai peur. Si ce journal tombait dans les mains de quelqu’un, je serais à la place du boucher qui s’est fait pendre il y a deux heures. Mais je ne peux pas rester là à ne rien faire, j’ai besoin d’au moins coucher mon témoignage sur papier, en espérant que ce carnet sera retrouvé après ma mort pour ne jamais oublier la vérité. Mon arrière-grand-mère m’a raconté qu’à son époque, le porte-parole — qui soit dit en passant était un oncle lointain de Sari — assurait que les exécutions ne concernaient que les traîtres. Ceux qui militaient pour gagner le pouvoir avec des campagnes pour organiser des élections présidentielles. Je n’en ai jamais connu. Selon elle, ces gens étaient dangereux, ils voulaient réinstaller la hiérarchie et la monnaie pour nous rendre encore pauvres et nous dominer. Elle était pour leur exécution. Le porte-parole affirmait que ça n’irait jamais plus loin, que c’était la seule violence acceptable pour vaincre toutes les autres violences. Mais aujourd’hui, le boucher avait juste émis l’hypothèse d’une République à sa femme, juste ça, et elle l’a dénoncé. Tout le monde l’accepte, selon Sari, il faut supprimer le pouvoir à sa racine, c’est-à-dire des pensées. Plus personne n’a le droit de penser à la hiérarchie. Le pire, c’est que je suis persuadé qu’ils peuvent les lire. »
Trop d’informations. Trop pour qu’Elder réalise tout ce qui y était écrit. Sous le choc, stoïque, sans le côté dramatique, de la simple stupeur. Son visage restait neutre, rien qui montrait sa déstabilisation ni déni. Il ne réalisait pas, était-ce vrai ?
Tant de facteurs à prendre en compte, tant de biais cognitifs qui pourraient l’éloigner de la réalité. Pour commencer, n’importe qui aurait pu l’écrire, y compris Alannah. Changer sa calligraphie n’avait rien de difficile, ou elle aurait pu demander à Lycure.
Quand bien même c’était authentique, comment certifier que cette personne ne mentait pas ? Et d’où sortait ce journal ? Et si elle était sincère, peut-être que sa propre vision était biaisée. Trop d’éléments à remettre en question.
Il ne lui donna aucune satisfaction, ce n’était pas une ruse pour la perturber ou la décevoir, juste un choc. Quoiqu’elle en fut ravie, par ce rire qu’elle contenait sans grand effort et ses yeux qui éclataient de brillance.
— Wow, wow. Ça va ? Tu vas t’en remettre ? se moqua-t-elle. En tout cas, pour info, c’est une page d’un journal que j’ai trouvé dans un appartement de la zone abandonnée. Il n’a pas été touché depuis deux cents ans, tu t’en rends compte. Ça, c’est l’avantage de vivre dans l’ancienne ville, on y retrouve un tas de reliques. Bon, je te laisse cogiter dessus.
Tout parti avec elle, une fois seul dans ces toilettes, cet isolement lui empoigna le cœur et le compressa jusqu’à le déshydrater. Cette oppression lui broya les organes vitaux, sa respiration se bloqua comme un étranglement qui lui prenait sa vie, comme un dernier souffle qu’il n’avait pas savouré, la manque d’air, cet air si banal et habituel que plus personne ne le voyait, de l’air, de l’air, ça n’allait pas, pas du tout, alors il courut jusqu’à fracasser la porte de la bâtisse qui le séparait de cet air.
Il souffla un bon coup, épuisé, tremblant, son corps fut faible, ses muscles n’agissaient plus, il allait s’effondrer. Une crise d’angoisse, par cette impression d’avoir vécu ses derniers instants, et cette imprévisibilité qui l’avait sorti de sa zone de confort.
Trop de choses, trop-de-choses.
Réfléchis. Pense. Une chose à la fois.
La sensation du papier dans sa main tiqua, cette feuille, la déclaration qui suggérait qu’Elesi possédait une histoire beaucoup plus extravertie qu’Elder croyait.
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