Chapitre 9

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Elder traînait des pieds, ses bras tombants s’entrechoquaient avec ses jambes trop lourdes pour être levées. Sur le chemin vers l’appartement de sa sœur, son humeur était vidée d’une quelconque amertume. L’assemblée avait disparu de son esprit, à dix heures trente-trois, il marchait sans se retourner tandis que le porte-parole s’était enfui de sa personne.

Mais il y pensa, il ne pouvait que penser à ce qu’il venait de lire. Ce témoignage, même s’il était faux, le prenait à la gorge, serrait le cœur, il lui donnait l’envie de vomir, de crier, de briser. C’était horrible. Si tout ça était honnête, avec n’était-ce qu’un peu de vrais, il en tomberait. Il se fracasserait au sol, se broierait ses os, son âme ne serait plus que le néant, et sa personne une illusion dont la vérité la rattrapait.

Si c’était réel, Elesi aurait menti.

Lui, comme tous les Elesiens, vouait sa vie à la cité. Il la croyait aveuglément, il n’avait aucun doute, aucune remise en question, et pourquoi le ferait-il ? C’était toute sa vie de construction sociale, d’un environnement qui l’avait fondé de A à Z, c’étaient des mœurs, des pensées, des idéologies, des normes. Tout ce qu’il pouvait voir, entendre, goûter, toucher, sentir, c’était tout ce qui existait en ce monde, de sa naissance à cette seconde-là.

Elesi n’était pas sûr, la sécurité n’était que du vent. Elle avait perpétué la répression, se taire ou être criminalisé. Ils étaient mauvais, parce qu’on les accusait de penser différemment, le reste fonctionnait seul. Il n’y avait qu’à engager un processus de propagande, pas celle des régimes totalitaires qui ne s’opérait plus, trop vue, trop dénoncée.

Non, c’était la propagande par le langage. Celle d’un vocabulaire transformé, manipulé, tordu de sorte qu’il n’y ait qu’une vision des choses, plus de métaphores, plus de synonymes, plus de tout ce qui pouvait éloigner les conceptions des définitions.

Il suffisait de discours, d’une parole franche qui mentait. Les mots choisissaient les réactions, par une poésie qui influençait, par la création. C’était un art, celui d’être rêche pour garantir sa supériorité, prouver son charisme, sa fierté, sa grandeur, toutefois discret pour souffler cette impression, l’apporter tel un courant d’air dans les pensées. Ce n’était pas Alin Sari qui l’annonçait, lui se disait n’être personne, mais la population qui l’associait à cette image.

Il fallait de la sobriété, de la facilité pour que les termes soient compris, que chaque citoyen se sente semblable à lui, que le niveau de vocabulaire soit identique, que les connaissances soient égales, et que les mots soient puissance après puissance, influence après influence, emprise après emprise, jusqu’à la manipulation. Jusqu’à ce que les citoyens réclament la violence sous prétexte de tolérance, qu’ils désirent la répression pour la sécurité, qu’ils aiment la domination pour l’ordre social.

Ce n’était pas une hiérarchie, pas comme dans les autres sociétés, c’était plus fluide, intuitif, les traîtres et les citoyens. Ceux qui devenaient des déviants, qui cassaient les codes, sortaient de cet ascendant suprémaciste, peut-être à juste titre, ils étaient dangereux, des tyrans, des monstres, des humains de nature. Et les modèles, parce qu’ils suivaient le processus d’intégration, effaçaient l’inné de leur âme pour la rebâtir.

On ne parlait plus de mauvais citoyens, parce qu’ils restaient au sein de la société, gardaient leur identité, leur appartenance nationale, ils fondaient les normes en les opposant, ils étaient visibles. Tandis que les traîtres, eux, n’étaient plus rien. Alors on les pendait, de sang-froid, sans regret.

Les Elesiens étaient heureux d’être sauvés d’eux. Chaque mort aboutissait à une crise réglée, ce n’était plus des vies qui s’essoufflaient, juste une sécurité garantie par la suppression de la menace. Tout ça grâce aux porte-paroles, des héros garantissant une société meilleure.

Elesi triomphait en effaçant ce qui existait pour recréer. Si l’on pénalisait ces agissements, alors plus personne ne le tenterait. Militer pour instaurer à nouveau un gouvernement était un crime puni par la mort, ainsi allait la loi. Et à force, les citoyens avaient cessé, préférant la vie à leurs convictions.

Elesi exécutait la concurrence à la source, elle défoliait les feuilles, rasait le tronc, et déterrait les racines. À force d’assassiner les traîtres, les activistes avaient cessé, puis l’envie de changement aussi, puis plus personne n’osa en discuter, alors les pensées s’étaient effacées. Plus de témoignages, plus de comparatif, plus d’objectivité, plus d’archives, plus rien d’autre que l’anarchie n’existait. Pas même l’idée d’un régime différent.

Sans choix, les Elesiens n’avaient plus qu’à accepter la seule offre proposée. Alors, le passé n’avait plus d’importance, insignifiante, on l’évinçait. Et plus de deux cents ans plus tard, tout était si évident que la lutte pour garder son hégémonie n’avait plus à craindre.

Qu’Alannah continue sa rébellion, qu’elle mente, qu’elle sorte des inepties à Elder, ou à n’importe qui, ça n’y fera rien. Elle se ridiculisait, ses idéaux si indécents que personne ne les relevait.

Elder avait cogité sur cette page, peut-être qu’il valait mieux s’alerter de cette lecture, mais il ne retint que les quelques minutes d’autonomie qu’elle avait eues dans ces toilettes. Finalement, ça lui allait bien, le déni.

Il ne voyait que par elle, et c’était ça qui lui déclenchait l’alarme de son instinct. Si elle avait pu se soustraire de la sentinelle un instant, elle pourrait le refaire, et cette fois, elle ne se gênera pas pour lui donner le coup fatal.

À la seconde où il trouva Elwynn, la porte tout juste refermée derrière lui, il se planta devant elle, dépassé par les événements. Par où commencer ? Il dut trier ses émotions, celles à jeter, celles à mettre de côté, celles à avouer, sa tête allait exploser d’informations, et une migraine s’empara de sa concentration.

— Bah, commença-t-elle la première. Tu n’es pas à l’assemblée ?

Bien sûr que non, sinon il ne serait pas là. C’était ça, malgré la stupidité de cette question, elle avait visé juste. Il avait fui la réunion, s’était échappé de son rôle, il avait été déloyal. Pourquoi donc ?

— Non. Bordel, non ! Elle va me tuer. Je te l’assure.

— De quoi tu parles ? Elle est sous surveillance, elle ne peut rien te faire.

— Elle m’a retrouvé dans les toilettes, seule. Et elle me l’a dit.

— Tu t’attendais à quoi ? T’as orchestré sa surveillance. Tu crois qu’elle est du genre à se laisser faire ?

Quoi qu’il fasse, il serait blâmé. Personne ne le croirait. S’il venait à mourir, on graverait sur sa tombe « Mort par vengeance ». Et dans deux siècles encore, durant les cours d’histoire, on raconterait le coup bas qui avait entraîné sa perte.

Il se vit même être une leçon, une expression qu’on utiliserait pour prévenir autrui, un truc comme « Fais attention si tu ne veux pas être un Elder Took ». C’était bien triste, surtout qu’elle se trompait. Lui détenait la vérité, il aimerait plus que tout la lui montrer, prouver son innocence et ce coup monté.

À coup sûr, l’avenir sera pire. Alannah trouverait toujours le moyen de le décrédibiliser. En fait, elle lui avait montré la page du journal pour cette raison, quoi de mieux pour renverser une société que de déprécier son image. Si Elder se discréditait, alors tout se remettrait en doute.

Elle voulait le briser de l’intérieur, le rendre fou, le transformer de sorte qu’il n’ait plus rien de raisonné, que chaque parole, chaque geste, chaque forme d’expression l’incrimine, et que tout ce qu’il ferait serait reçu comme de la folie.

Que ce qu’il avait lu soit vrai ou non, ce n’était qu’un détail. Il fallait le brusquer, qu’il y réfléchisse tous les jours, qu’il ne pense qu’à ça, qu’il soit incapable de faire autre chose, que sa vie entière soit dédiée à chercher une vérité inatteignable, qu’il se meure, qu’il tue Elesi.

— T’en es encore là ? Sans blague ?

— Excuse-moi. Mais faut dire que ça fout le doute. Si tu te sens vraiment en danger, tu ne devrais pas aller à l’assemblée demain. Surtout qu’elle sera là.

— Tu t’entends ? Je ne peux pas manquer à mon devoir. Puis la violence ne peut pas gagner. C’est pas comme ça que ça marche, c’est pas le mal qui triomphe. Y a une justice dans la vie, elle est forcément naturellement là, les gentils finissent toujours par être remerciés. Je ne peux pas la laisser gagner en m’écrasant par la peur.

Bêtise ou prudence, il avait fait un choix, celui de se battre. S’il abandonnait, sa croyance envers la cité le quitterait. Il devait continuer, pour elle, et pour cette vie paisible d’avant.

Au fond, il n’avait jamais réfléchi au bonheur. Il avait toujours été heureux, c’était devenu si habituel qu’il ne se demandait pas à quoi ressemblait le chagrin. Était-ce ce qu’il ressentait en ce moment, cette mélancolie qui le rongeait, qui lui faisait perdre espoir et qui lui ôtait sa confiance en soi ?

Il n’avait plus eu de nuits saines depuis l’arrivée de cette femme de l’extérieur, et le manque de sommeil commençait à l’écarter de sa sagesse. Possible que cette anxiété ne soit que le résultat de ces insomnies, que sa rivalité avec Alannah n’était qu’une illusion d’irritabilité, et qu’avec une bonne nuit de calme, il ne ressentirait plus de rancœur.

Il restait une douce lumière au fond de son être qui le persuadait d’être encore lui-même, sa personnalité, ses qualités, qu’il gardait le mérite élesien, et que tout allait s’arranger.

Rien n’était perdu. Il n’avait qu’à dormir un peu.

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