Prologue - Roma DCCLXVII U.A.C.
Prologue
Roma
DCCLXVII U.A.C.
Le Soleil paraissait encore dans le ciel d’hiver. L’astre du jour diffusait un orange mordoré se répandant avec peine sur la cité éternelle. Je frissonnais. Un léger vent froid se faufilait avec malice à travers les entrelacs de mes vêtements pourtant doublés de fourrures et d’étoffes de premier choix. Le sol dallé de la terrasse était recouvert d’une fine pellicule de givre, tout comme les rues en contrebas. La cité sortait doucement de sa gangue de glace nocturne. Bientôt le calme matinal laisserait place à une folle agitation.
Les corbeaux se croisaient et se recroisaient dans le ciel dans ce qui me semblait, vu du sol, une étrange chorégraphie désordonnée. Je me suis souvent demandé quelle impression cela pouvait procurer de voler.
Cela doit être magnifique de glisser sur le vent, de se mouvoir dans toutes les directions, de tourbillonner, de virevolter, de reprendre de l’altitude puis de plonger à toute vitesse vers le sol, de fondre sur sa proie qui ne se doute de rien, puis de repartir aussitôt, au prix de quelques battements d’ailes, pour retrouver la sérénité des cieux. Les nuages sont-ils des obstacles ou des refuges ? Les vents sont-ils des alliés bienveillants ou des ennemis de chaque instant ? Et quelle vue a-t-on de là-haut ? L’homme doit paraître si petit et ses activités bien futiles. Rome est-elle aussi grandiose ? Après tout, la vue d’un oiseau doit se rapprocher de celle des dieux, et Rome se doit de leur plaire. Oh, certes, j’ai bien des savants et des doctes à mon service tentant de réaliser la prouesse de faire voler un homme, de comprendre par quel prodige les oiseaux ne tombent pas et restent accrochés au-dessus de nos têtes. Mais sentant mon dernier souffle se rapprocher chaque jour un peu plus, je ne pense pas avoir un jour l’occasion de contempler ce miracle.
L’Augure qui se dressait face à moi rompit le silence contemplatif dans lequel j’avais plongé en se raclant la gorge. Il avait probablement dû remarquer à mon regard hagard que mon esprit vagabondait. Il se chargea donc d’attirer, avec la discrétion due mon rang, mon attention sur la cérémonie qu’il réalisait en mon honneur et à ma demande. Il était transi de froid, cela devait faire un petit moment qu’il attendait, stoïque, dans la brume glaciale. Il se saisit de son bâton de cérémonie à la crosse recourbée, pour tracer un cercle imaginaire dans le ciel au-dessus de sa tête, et un second à même le givre qui recouvrait le sol. Cette zone symbolique représentait un temple éphémère lui permettant de rentrer en contact avec Jupiter, le roi des dieux. Il traça ensuite deux lignes perpendiculaires à l’intérieur du cercle. La première suivant l’axe nord-sud et la seconde l’axe est-ouest. Puis il se plaça au centre, face au soleil levant qui continuait sa course imperturbable. L’Augure remonta cérémonieusement sa manche droite de manière à découvrir totalement son bras jusqu’à l’épaule. « Il est temps de consulter les auspices et de connaître la faveur des immortels », lança-t-il d’une voix grave empreinte de solennité. Il leva ensuite lentement son regard et son bras nu au ciel.
Quelques secondes de silence, une éternité. Je n’avais pas désiré consulter les auspices pour une affaire d’État, ni pour une décision militaire et encore moins pour quelques raisons liées aux vicissitudes de la vie familiale ou sentimentale. Non, il s’agissait bien là d’une angoisse de vieillard proche de l’ultime rencontre avec le passeur. Un sénescent désireux de partir l’âme en paix, rassuré sur la pérennité de son héritage. Je désirais seulement savoir si mon entreprise, mon grand œuvre, ce qui fut ma raison de vivre allaient résister aux ravages du temps. Les fondations que j’ai posées seraient-elles assez solides pour résister à la bêtise des hommes pour les siècles et les millénaires à venir ? Soudain, le cri sinistre d’un corbeau déchira le lourd silence. L’oiseau traça une longue courbe passant sur la droite du représentant des dieux en ce bas monde. Un instant j’ai cru croiser le regard du volatile, droit, franc, direct et cruel. Mais le temps que je m’en assure, l’oiseau s’était détourné et se dirigeait vers les contreforts de la cité où il trouva probablement un repas à son goût.
L’Augure respira profondément et pivota lentement vers moi, puis sortit du cercle d’un pas franc. Son visage ne laissait transparaitre aucune émotion, aucun indice qui aurait trahi la teneur du message divin. Tout en rabattant sa manche, il me fixa droit dans les yeux quelques secondes, comme pour essayer de deviner mon état d’esprit. Peut-être même désirait-il connaître la question qui me tourmentait, à moins que ce ne soit simplement pour mettre à l’épreuve ma patience. Enfin, il clama de sa voix grave : « Imperator Caesar Divi Filius Augustus, les dieux vous sont favorables ».
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