1 - One Eye Jack
Nova Roma III
MMCMXCIX U.A.C.
« Allez vas-y ma belle, bouge ton cul, t’es trop bandante ! » criais-je en levant mon verre de biopétrole en direction d’une exotique esclave métisse qui se dandinait de manière très provocante non loin de moi.
Le groupe de salari-men pour qui elle dansait en bavait la bouche ouverte et les cravates tombaient les unes après les autres.
« Ouais, moi je préfère la petite black, là-bas derrière », m’indiqua Titus d’un geste du menton ponctué d’un sifflement qui en disait long sur ses intentions.
La petite en question devait tout juste avoir 15 ans, l’âge légal pour travailler ici. Elle était encore fraîche et innocente. Elle enlaçait une barre toute de chrome et de diode multicolores en tournoyant tout autour.
J’acquiesçais en levant mon verre à sa santé et en avalant une gorgée. Une douceur brûlante descendait le long du gosier en développant de nombreux parfums d’éthanol, d’épices, de caramel et de piments. Un régal qui vous retournait la gueule en moins de deux. Une vraie boisson d’homme. J’en avais d’ailleurs probablement trop abusé la veille étant donné qu’une brume remplaçait mes souvenirs de fin de soirée.
La musique assourdissante envahissait toute la pièce. Il fallait littéralement gueuler pour discuter. De toute façon avec Titus la discussion n’était pas trop notre fort. Le comptoir sur lequel nous étions adossés vibrait à chaque basse si bien que les verres titubaient. Et le dernier remix de Quetzy en contenait des masses. Boom, Boom, Boom. Ma tête et mes épaules suivaient inconsciemment ce rythme frénétique et hypnotique.
À quelques mètres de nous, plusieurs filles sublimes se déhanchaient lascivement nues ou en tenue plus que légère pour aguicher la clientèle en grande majorité masculine de l’établissement. Quelques promesses de douceurs tarifées ouvraient bien grand le cœur et les créditubes des touristes en mal d’aventure. Plus loin quelques habitués sirotaient lentement leurs consommations vautrées sur les banquettes de velours rouge. La soirée ne faisait que commencer et ils se réservaient pour la suite. L’ambiance était tranquille, les clients arrivaient petit à petit. La boite était plongée dans la pénombre et les rayons de lumières balayaient la scène principale ainsi que les tables où un groupe de jeunes, probablement des amis venus fêter en enterrement de vie de garçon, avait commandé une table-dance. La salle principale était presque pleine et pour ce que j’ai pu en voir, la plupart des salons privatifs aussi. Le One Eye Jack était un club plutôt minable et mal fréquenté, mais très rentable. Et puis, à 8 sesterces l’entrée conso comprise, on ne pouvait pas demander mieux. Bien sûr, a ce prix-là, on n’avait droit qu’à des filles refaites avec du synthétique industriel. Les naturelles ne dansaient pas dans ce genre de bouge ni dans ce quartier de toute façon. Mais moi je l’aimais bien ce quartier, c’était chez moi. Et je l’aimais bien ce club, c’était aussi un peu chez moi. J’y passais plusieurs soirs par semaine, généralement avec Titus. Car si on n’avait pas les mêmes goûts pour les filles, on partageait celui de la musique, de l’alcool et de la drogue.
J’attendais avec impatience le show de Tiffania la tigresse, le dernier de la saison. Cette fille exotique venue d’Orient m’envoutait. Son corps sculptural, ses petits seins fermes et pointus, ses hanches larges, son regard noir et dur, ses tatouages holographiques. Tout en elle me la faisait raidir. Et puis elle était inaccessible, c’est peut-être aussi pour cela qu’elle me plaisait tant, car je ne pouvais pas l’avoir. Tiffania venait juste pour danser sur scène. Une artiste, une vraie, pas une esclave prostituée comme les autres.
Titus se leva de son tabouret avec difficulté et se dirigea vers sa petite black. Une nouvelle, je ne l’avais encore jamais vue. À tous les coups, il lui sortait le grand jeu, son approche habituelle « Hé petite, tu es trop bien pour cette boite. Si tu cherches un vrai boulot à ta mesure, contacte-moi. Je suis impresario, je travaille avec des artistes et je sens en toi en vrai potentiel… ». Quel baratineur ce Titus. Le pire c’est que de temps en temps ça mordait.
En attendant le retour du don Juan, je balayais rapidement la carte du bar qui s’affichait en surimpression sur ma rétine lorsque je tournais le regard vers le bar. Je la connaissais pourtant par cœur et commandait toujours la même chose, mais sait-on jamais, un jour je pourrais changer d’avis. En tout cas, j’aimais l’idée que cela pouvait arriver. Finalement, je commandais une nouvelle tournée de biopétrole et dégaina l’avant-dernière e-clope de mon tube. J’en tisais une grande bouffée, fade, avant de la recracher dans la lueur d’un spot blanchâtre. Les e-clopes avaient perdu tout leur intérêt depuis qu’un sénateur de mes deux avait décidé de les rendre utiles et bonnes pour la santé. Le tube clamait : « Une bouffée, une gorgée de vitamines et d’oligoéléments ». Mon cul oui. Et le goût des bonnes choses alors ? Putain, ils me faisaient tous chier ces templocrates ! Un tour en Orient ne leur ferait pas de mal, las-bas ils avaient un vrai art de vivre.
La musique se calma enfin et les lumières se dirigèrent vers la scène centrale. Le show de Tiffania allait commencer. La salle fit silence et tous se tournèrent pour admirer le spectacle. Les autres filles s’étaient arrêtées de danser et faisaient la moue, les jalouses. Une musique douce et lancinante commença. Tiffania apparut derrière le rideau holographique. Jeu d’ombres et de lumières. Mes lentilles RA me permettaient de voir ses tatouages par transparences. La salle applaudit l’arrivée de l’artiste. Quelques pas félins et la voici sur la scène, épousant tout l’espace, jouant avec le plancher, les barres et le public. Elle tournoyait avec grâce. J’étais aux anges. Tous mes sens étaient dirigés vers une seule et même source, la scène. Pas une hésitation, elle était sûre d’elle la tigresse. Elle connaissait la chanson par cœur. Elle ne dansait pas sur la musique, mais avec elle. Déhanchés, coup de reins, caresses interminables, elle ne lâchait pas sa proie du regard. Elle était en chasse et nous étions tous des victimes volontaires. Je pouvais presque sentir son souffle dans le creux de mon cou, le grain de sa peu blonde, le parfum de son sexe. Le temps était suspendu, plus rien n’existait autour de moi.
C’est sans doute pour cela que je n’avais rien vu venir et que je m’étais fait avoir si rapidement. Une main gantée, lourde et épaisse se posa fermement sur mon épaule, m’intimant l’ordre de rester bien sagement assis. Mon regard quitta l’objet de tous mes désirs avec regrets et s’arrêta sur un colossal garde prétorien mécanique dans son armure métallique. Bordel de merde. Qu’avais-je fait pour attirer l’attention des Prétoriens ? À moins que ce soit encore un des sales coups de Titus. Il était où d’ailleurs celui-là ? Jamais là quand on a besoin de lui… En balayant rapidement la salle du regard, je remarquais cinq autres prétobots dans le bar, près des sorties. Putain, ils avaient dépêché une demi-cohorte rien que pour moi, l’affaire était grave !
« Hé l’ami, que se passe-t-il ? Tu ne veux pas profiter du spectacle ?
⁃ Ne bougez pas et gardez le silence pendant la vérification de votre identité.
⁃ Ouais c’est ça mon pote, vérifie bien mon identité, à mon avis, je suis pas le bon type, dis-je en inclinant la tête pour faciliter l’accès à mon Civitas-Chip dans le cou. Il porta machinalement la main à sa visière pour lire les données.
⁃ Alors tu vois ? Moi c’est Marcus Clavius Census.
⁃ Identité confirmée, veuillez me suivre.
⁃ Mais non, je te dis. Vérifie encore une fois. Il doit y avoir erreur.
⁃ Les données anthropomorphiques correspondent à la base de données. Il n’y a pas de doutes, vous êtes bien Marcus Clavius Census.
⁃ Encore heureux ! C’est ma mère qui va être heureuse de l’entendre.
⁃ Erreur. Vous êtes orphelin. Votre mère vous a abandonné au Temple de Janus à votre naissance.
⁃ C’était de l’humour, bordel. On vous met quoi dans les circuits ?
⁃ Veuillez ne pas discuter et me suivre. La pression s’accentua sur mon épaule et la douleur m’arracha un rictus. Je cherchais désespérément Titus du regard. Je le vis, un peu plus loin, toujours en train de brancher la petite black.
⁃ OK, OK, j’arrive. Deux secondes, je vais prévenir mon ami…
⁃ Maintenant !
⁃ OK, maintenant, c’est bien aussi, maintenant. Plus tôt ce sera réglé, mieux ce sera. »
J’avalais d’un seul trait mon verre et me levais en direction de la sortie. Les autres prétobots se mirent en marche comme un seul homme et m’escortèrent vers la sortie. Le barman, subjugué par ce qu’il venait de se passer sous ses yeux oublia que je n’avais pas réglé la dernière tournée. Au moins, je n’aurais pas totalement perdu ma soirée.
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