6 - Dernière clope
Enfin tranquille.
Je déambulais dans les rues tel un lémure, titubant presque, le nez au vent, les yeux rivés vers le ciel. Il était parfois difficile de le distinguer entre les hautes tours d’acier, de verre et de béton, derrière les néons multicolores, et derrière encore les enseignes publicitaires. Il était bien là, fidèle au poste, arborant timidement une couleur étain. J’aperçus également Luna qui perçait légèrement à travers le jour et le nuage de pollution, mais impossible d’y distinguer la propagande byzantine du jour à sa surface. Maigre consolation.
J’avançais sans réel but, anonyme au cœur de la foule, seul au milieu des autres, dans l’intimité de mes songes, zigzagant entre les pantins titubants. J’écrasai le mégot qui séchait entre mes lèvres contre un panneau publicitaire vantant les mérites de la colonie martienne. Le sourire étincelant de la femme brunit instantanément. J’en sortis aussitôt une nouvelle et l’allumai. C’était la dernière du tube.
Je m’assis au bord du canal, sur un promontoire en béton, en contrebas de l’allée principale, à bonne distance du brouhaha et du tumulte urbain. Une odeur nauséabonde me prit les narines. L’eau, grisâtre et huileuse, charriait des immondices qui défilaient tranquillement sous mes pieds. La cité débordait de déchets et le canal jouait le rôle d’une voie naturelle d’évacuation. Une sorte de colon à la taille d’une mégalopole. Je contemplais la merde s’écouler lentement. Emballages plastiques, aliments pourris et cadavres d’animaux. Parfait reflet de notre société. Je me mis à rire. Mes côtes douloureuses me faisaient souffrir à chaque mouvement. Ce chien avait cogné plus fort que je ne l’avais cru.
Impossible de me connecter au Ret, je m’étais déconnecter afin de limiter au maximum les traces laissées derrière moi. Ma Civ-Chip pirate était probablement compromise… Titus allait encore râler un bon coup et ça aller me couter cher de la faire changer. Dans quel merdier je m’étais fourré ! Franchement je ne comprenais pas. Tout cela ne tenait pas debout. Quelqu’un essayait clairement de me faire porter le chapeau pour un vol que je n’avais pas commis. Merde. Qui ? Et pourquoi moi ?
Je laissais glisser mes pensées sur l’eau, je suivais à distance leur fil désordonné. Je remontais petit à petit la suite improbable des événements m’ayant amené jusque ici. Une succession d’échecs, de petits coups minables, de manque d’ambition, de pas de bol. Putain, pourquoi la roue ne tournait-elle jamais dans le bon sens pour moi ? Il faut croire que ma vie entière m’a conduite jusqu’ici. Depuis ma naissance tout foirait. Décidément, il semble que Fortuna ne s’était pas penchée sur mon berceau. Peut-être que tout cela était héréditaire après tout. Ma mère n’a pas mené la grande vie non plus.
J’essayais en vain de me remémorer son visage. La seule chose qui me reste d’elle est l’image d’un tendre sourire, à la fois fugace et magnifique. « Pour connaître ta mère, enfant, commence à lire dans le livre de son sourire ».
Un corbeau croassa à quelques mètres de moi. Il se débattait avec une caisse flottant au milieu du canal, tentant d’y picorer son déjeuner. Ma dernière e-clope s’était consumée toute seule et Titus m’attendait.
Je remontai le col roulé de mon blouson et filai droit vers le quartier de mon ami. Je n’étais plus très loin, je pouvais finir à pied. Sur le trajet, je m’arrêtai chez le vieux Faustus pour acheter un nouveau tube et une boite d’antalgique pour faire taire la douleur. Je connaissais le gérant, c’était le plus proche de chez Titus, nous allions régulièrement nous y réapprovisionner. Nous échangeâmes quelques amabilités d’usage et il me tendit un tube de ma marque habituelle, premier prix, dans un large sourire. En posant ma paume sur son comptoir, mon crédit fut débité instantanément d’une poignée de sesterces. Il me tendit un prospectus, une publicité pour traitement ionique de rajeunissement de la peau. Je fis mine de ne pas m’y intéresser, mais il insista. Cela pourrait vous être utile, à vous ou à votre ami me dit-il, d’ailleurs passez-lui le bonjour, lâcha-t-il en me le mettant dans les mains avec le même sourire figé. Je ne l’avais jamais vu aussi sympathique et insistant. Il devait être dans un bon jour, ou alors un mauvais, allez savoir…
En me dirigeant vers l’immeuble de Titus, j’ouvris inconsciemment le tube pour en extraire prestement une dose de tabac altéré. J’allais balancer machinalement le prospectus dans le caniveau quand un détail attira mon attention. Une note était griffonnée à la va-vite dessus. Elle disait « entrée surveillée ». Je l’enfonçai dans une de mes poches. De son cabanon, Faustus jouissait d’une vue imprenable sur la rue et l’immeuble de Titus.
Sans cesser d’avancer, je rentrai dans le premier commerce qui vint. Un fast-food dont les brochettes de scorpions au miel étaient la spécialité. Titus en raffolait, moi j’évitais. Peu importe, je n’étais pas là pour la gastronomie, mais pour changer discrètement de direction. Je commandai une brochette et trouvai une issue de secours. Le gérant, un local, la gueule truffée de piercings électroniques, me cria dessus tandis que j’émergeais dans l’arrière-cour.
S’ils planquaient devant chez Titus, les enfoirés, ils devaient également être à l’affut en bas de chez moi. Il me fallait un endroit où crécher un petit moment, le temps de tirer toute cette affaire au clair.
***
Je n’aimais pas vraiment ce quartier.
Il était majoritairement composé de résidences individuelles, chères, toutes semblables, sans caractère et sans âme. La plupart étaient délabrées, faute d’entretien régulier. Bref, elles étaient exactement comme leurs propriétaires.
Je sonnai à la porte avec une certaine appréhension. J’avais eu le temps d’y réfléchir pendant le trajet, mais je ne savais toujours pas ce que j’allais pouvoir lui dire. « Salut, c’est Marcus, tu me reconnais ? Oui, je sais ça fait un bail, mais j’ai besoin d’un coup de main… » ou alors « Hé, comment vas-tu depuis tout ce temps ? Je voulais t’amener des fleurs, mais pas moyen de trouver un fleuriste dans le quartier. Bref, comment vas-tu ? »
Des aboiements de chiens se firent entendre à l’intérieur de la villa et la caméra intégrée à la porte régla son focus sur mon visage. Je m’approchai de l’interphone. Quelques secondes silencieuses s’écoulèrent. La porte s’ouvrit en grand et une grosse vieille femme en pyjama rose et motif panthère déboula telle une furie. Elle se précipita sur moi. M’embrassa en me larguant une bonne couche de fond de teint sur le visage. Me pinça les joues. Me frotta le dessus de mon crâne chauve comme pour le faire briller avec ses doigts potelés pleins de bagues. Puis, elle recula de deux pas pour me toiser de haut en bas et se jeta à nouveau sur moi pour me prendre la tête tout entière entre ses deux énormes paluches et me laissa une énorme trace de rouge à lèvres fuchsia au beau milieu du front.
« Bonjour, Argia, moi aussi je suis content de te voir » dis-je finalement.
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