[17] Mésalliance
Lorsqu’Eadrom s’éveilla, le soleil était déjà haut dans le ciel, il n’avait pas l’habitude de se lever tard, mais la nuit avait été éprouvante.
La tour que Dame Melgane leur avait attribuée était curieusement silencieuse… Eadrom était seul. Tous ses compagnons s’étaient volatilisés.
Mais après quelques instants de surprises, il entendit la voix de Fradj fredonner à l’extérieur, c’était un chant de bataille similaire à celui qu’il avait entendu lors de son premier combat contre les orques, mais le ton était plus léger. Des cliquetis métalliques lui précisèrent que ce chant devait accompagner l’entraînement des guerriers.
Sortez vos épées acérées
vos espadons et vos tranchoirs
les orques veulent vous massacrer
cassez leur la mâchoire
De la fenêtre, le chevalier put observer le barde, assis sur un des créneaux du chemin de ronde, chantant à tue-tête pour encourager les hommes d’armes et les paysans dont l’entraînement était supervisé par le jeune chevalier Hugon, assisté d’un maître d’armes.
Lorsqu’il aperçut Eadrom, Hugon lui fit un signe amical que ce dernier interpréta comme une invitation à les rejoindre.
Eadrom enfila sa chemise de mailles et s’équipa, puis il rejoignit les hommes en plein entraînement. Il échangea quelques passes d’armes avec quelques combattants puis rejoignit Hugon pendant que le maître d’armes prenait la relève.
— Ce ne sont que des paysans, reconnut Hugon. Je craignais qu’ils n’osent pas prendre les armes, mais ils s’y sont mis avec beaucoup de bonne volonté.
— de bonne volonté et de courage, ajouta Eadrom. Mais cela ne suffira pas contre les orques, ce sont de redoutables guerriers. Tout ce que j’espère est qu’ils sauront tenir les remparts et que les calédoniens prendront les orques par surprise.
— Supposons que les calédoniens interviennent, que pourrons nous faire ? Envoyer au massacre ces gens sans expérience ? Ça ne me semble pas une bonne idée… laisser les calédoniens combattre sans soutien ? Ils abandonneront notre cause, et on ne pourra pas les en blâmer.
— Notre cavalerie les prendra à revers.
— Notre cavalerie? Demanda Hugon. Et quelle est sa composition ?
— Vous et moi… et peut-être Victor si on lui trouve un cheval. À ce propos, ou est-il passé ? Lui et Antonius ont mystérieusement disparu.
— Antonius, votre ami magicien ? Il me semble qu’il est au mieux avec une des servantes du château… celle qui s’est occupé de vous lorsque vous étiez blessé. Sylène, je pense.
— Et Victor ?
— Victor, votre ami assassin ? Il était dans un triste état hier… il avait visiblement besoin de soins.
— Et Sylène s’occupe de lui ? demanda Eadrom. Non bien sûr, suis-je bête… elle est occupée ailleurs. Où se trouve-t-il ? J’aimerais beaucoup lui parler.
— Vous le verrez après l’entraînement, il aura eu le temps de se reposer.
— Où se trouve-t-il maintenant ?
— Il se repose…
La gêne d’Hugon était presque palpable…
— Et bien je ne vais pas vous déranger plus longtemps, fit Eadrom en tournant les talons. Je vais de ce pas le retrouver pour lui faire la lecture, et je présume que Dame Melgane ne s’y opposera pas.
Il se rendit immédiatement à la chambre de la chatelaîne et frappa à la porte.
Pas de réponse
Il frappa à nouveau, en redoublant d’efforts.
— Ouvrez, Dame Melgane ! Je cherche Victor.
— Un instant ! S’exclama une voix de femme.
Des bruits de pas se firent entendre, immédiatement suivis par un cliquetis métallique. Enfin la porte s’entrouvrit.
Dame Melgane, châtelaine de Iontach, était en robe de chambre.
— Ah c’est vous ? gémit-elle d’un ton contrarié. Fizran est épuisé, et sa jambe n’est pas tout à fait rétablie. Je m’occupe de lui mais Il vous rejoindra plus tard. Ce soir ou demain.
— Ah, Messire Eadrom ! renchérit une voix de mâle. Si vous repassez par la tour, je vous serais reconnaissant de ramener mon sac avec mes remèdes. Je ne voudrais pas que quelqu’un y goûte par inadvertance.
— Victor ? Vous ne devriez pas… je veux dire…
— Cela suffit, messire Eadrom ! Victor est ici sur mon invitation et, en raison de l’absence prolongée de mon époux, j’ai le droit d’inviter qui je veux sous mon toit et dans ma chambre, sans avoir de compte à vous rendre.
— Pardonnez-moi Dame Melgane, mais dans votre situation, Victor n’est peut-être pas l’homme qu’il vous faut.
— Au risque de vous vexer, je n’en ai pas trouvé de meilleur. Et au cas ou vous feriez allusion au fait qu’il s’agit d’un roturier, je considère que la noblesse se mérite par ses exploits, et qu’il a largement prouvé sa valeur. Vous êtes vous même assez noble pour l’avoir remarqué aussi.
Et sans attendre de réponse, elle referma la porte au nez du chevalier.
Vaincu pour la première fois de sa vie…
* * *
Au soir, Fizran prit place à la grande table, à la droite de Dame Melgane. À sa gauche se tenait Hugon et Eadrom à la gauche d’Hugon. Le chevalier n’eut donc pas l’occasion d’échanger un mot avec l’assassin.
L’ambiance était de toute façon peu propice à la discussion. L’imminence d’une attaque par les orques ne poussait pas à la discussion. Le repas fut donc morose et silencieux.
Du moins, il le fut jusqu’à ce qu’une voix s’exclame.
— Quand est-ce que les orques attaqueront-ils ?
Une vingtaine de regards sinistres se tournèrent vers Fradj le barde.
— Ben quoi ? reprit le gnome. C’est une simple question.
— Cette nuit, répondit Fizran.
— C’est peu probable, répliqua Eadrom. Nous avons fichu une sacré pagaille dans leur camp en libérant Fradj la nuit dernière.
— C’est précisément pour cela qu’ils attaqueront cette nuit… ou dans le meilleur des cas la nuit prochaine. Ça fait quelque temps qu’ils subissent des pertes régulières. Ils ne peuvent pas poursuivre vers la Bretagne en nous laissant derrière eux sans prendre le risque d’être pris en tenailles entre nous et les autres seigneurs bretons. Ils ne peuvent pas non plus revenir en arrière, car leur chef y perdrait tout son prestige et serait rapidement remplacé. J’ignore quel était leur plan en capturant Fradj, mais ils ont échoué et je ne crois pas qu’ils aient un plan de secours. Ils ne peuvent donc ni attendre, ni avancer, ni reculer. Par conséquent, ils attaqueront.
— Et pourquoi n’attaqueraient-ils pas le jour ? C’est précisément la nuit qu’ils ont subi le plus de pertes avec…
Eadrom s’interrompit soudain, se rendant brusquement compte qu’il était sur le point de révéler publiquement le secret de Fizran.
— C’est pourtant logique, messire Eadrom, intervint le maître d’armes. Les orques ont une excellente vision nocturne alors que les humains ne voient rien dans l’obscurité. Ils ont tout intérêt à attaquer de nuit.
— Vous avez raison capitaine, répondit Eadrom en baissant la tête. Ils attaqueront de nuit.
Comme s’il se désintéressait de la conversation, Fizran se leva discrètement et quitta la grande salle.
Eadrom se leva à son tour et quitta la table.
— Je vais de ce pas faire une tournée des postes de gardes.
À peine sorti, il se rendit sur les remparts ou il retrouva Fizran qui semblait l’attendre.
— Et bien messire l’assassin, tout va pour le mieux en ce qui vous concerne je présume.
— Que me reprochez vous encore ? Demanda Fizran.
— Ne faites pas l’innocent, c’est un rôle qui vous va très mal, répliqua Eadrom. Il s’agit de mon arrière- arrière grand-mère…
— Vous oubliez quelques dizaines d’« arrière »… un peu trop pour vous permettre une crise de jalousie.
— Il n’est pas question de jalousie, Fizran ! Êtes vous seulement conscient de l’enjeu ?
— Naturellement, je le suis. Je ne fais rien par hasard.
— Alors je ne vous comprends pas ! Qu’essayez vous de faire ?
— Je ne peux pas vous l’expliquer… ou plutôt, vous ne seriez pas capable de le comprendre. Mais essayez seulement de réaliser une chose : depuis l’instant précis ou nous avons détourné les Iontach de leur exil, nous avons changé leur destin, et il est absolument impossible de retrouver la chronologie initiale : ils devaient partir, ils sont resté, et rien de ce que nous pouvons faire ne changera cette réalité. À partir de là, nous devons admettre que nous partons vers un nouvel avenir dont nous ne connaissons rien. Tous ce que nous pouvons faire, c’est veiller avec les moyens dont nous disposons à ce que cet avenir soit le meilleur ou le moins pire possible.
— Et vous pensez y arriver en couchant avec mon ancêtre ?
— Nous abordons la partie que vous ne pouvez pas comprendre. Mais cela n’a pas vraiment d’importance puisque votre lignée est déjà assurée… Nous devons veiller, l’un comme l’autre, à ce que votre manoir résiste aux orques et que vos ancêtres survivent. Le reste est sans importance.
— Je vous crois volontiers, sauf sur un détail…
Un hurlement lointain se fit entendre. Immédiatement suivi par des bruits de pas précipités dans l’escalier. Le maître d’armes apparut à l’entrée d’une poterne.
— Vous avez entendu ? S’exclama-t-il.
— Oui, répondit Eadrom. Un cri bien étrange, ça ne ressemble pas à la voix d’un orque.
— C’est un cri d’alarme d’un guerrier picte. Sans doute posté dans les alentours du château. Et cela ne peut signifier qu’une seule chose… Vous aviez raison Messire Victor : les orques vont attaquer.
Annotations
Versions