Chapitre I : L’étranger des temps troubles

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 C’était par une étrange journée, plongé dans les tumultes qui suivirent la chute du Tyran Rouge, qu’arriva a Alpénas un jeune homme, fatigué et blessé. Il ne devait pas avoir vingt ans, et paraissait, par son physique, presque plus jeune. Ses traits fins, ses cheveux d’or si soyeux le rendaient presque androgyne. Il n’eut le temps de dire mot, et s’effondra à l'entrée du village, inconscient. Immédiatement, le podestat, plus haute autorité de la vallée, tint conseil, pour savoir quoi faire de ce jeune homme. Les temps sombres qui couraient après la fin du tyran pétrissait en effet la population de crainte quant à l'identité de ce jeune homme. Ainsi, au centre du hameau, sur sa grand-place, tous les habitants de la communauté vinrent faire entendre leurs arguments, querellant les uns les autres pour savoir quoi faire de cet étranger.

–Le garder serait trop dangereux ! S’exclama le tavernier. Nous ne pouvons pas risquer la survie du village pour un étranger.
–Ce jeune homme est blessé, il ne sera pas dit qu’un jour Alpénas aura manqué à ses devoirs ! Répondit la boulangère.

–Devoirs ou pas, les temps ne sont pas sûrs, et si ce jeune homme est un de ses partisans, ou pire, si ces derniers le poursuivent, nous courrons un terrible danger ! S’écria le premier.

–Alors d’après toi on doit le laisser mourir ?

–C’est un risque à prendre !

 Le brouhaha suivit la dispute des deux, chaque camp tentant de dominer l’autre par ses cris et ses indignations, sous le regard impuissant du podestat qui, dressé autant que son physique rond et court sur patte le lui permettait sur le puit de la place, tentait de ramener ses administrés au calme.

–Mes amis, du calme ! Ce n’est pas en hurlant ainsi que nous réglerons nos problèmes !

–Si on ne le vire pas, je le tuerai moi même ! Répondit vertement le tavernier.

–Essaye-donc.

 Fit une voix tonitruante qui sortit de la masse. Alors, un homme monta sur une caisse. S’il était grand de nature, cette estrade improvisée lui permit de dominer son auditoire, qui très vite se calma et écouta le trouble-fête. L’homme, d’une trentaine d'années, était d’une carrure imposante, haut et large, aux longs cheveux d’argent attaché en une queue de cheval et aux yeux d’un bleu presque gris. Profitant du calme forcé, le podestat reprit la parole.

–Paflos, si je te remercie d’avoir ramené le calme et la retenu dans nos discussion, j’aimerai que tu cesse d'interrompre les réunion de l’assemblée du village de la sorte.

 Sans prêter attention aux propos du podestat, Paflos continua, à destination tant du tavernier que de ses soutiens.

–Que les choses soient claires pour tout le monde. Je me fiche de qui est et d'où il vient. La seule chose que je sais c’est que jamais Alpénas n’as manqué à ses devoirs d'hospitalité, et n'a pas intérêt à y manquer aujourd’hui.

–Tes beaux discours ne nous sauveront pas quand ses partisans viendront aider leur frère, ou exécuter leur ennemi ! Cria le tavernier, porté par les cris de ses soutiens.

–Le virer ou le tuer nous mettrait de toute manière dans une situation bien pire, si tu dis vrai. Répondit calmement Paflos.

–A t’écouter on devrait vendre le village à ses partisans ! A croire que t’aurais des affinités plus profondes qu’on aurait pu le croire !

–C’est toi et tes largesses à leur encontre qui osent me dire ça ? Fit alors Paflos qui, piqué au vif, saisit la garde de l’épée qui tenait à sa ceinture.
–Paflos ! Hurla alors le podestat. je t’ordonne au nom du village de cesser de troubler cette réunion, et je vais être contraint de te demander de la quitter si tu ne sais rester à ta place.

–Tu virerais le garde du village d’une réunion sur la sécurité dudit village ? Répondit Paflos, un air de défi au visage.

 Le podestat soupira. Paflos avait raison, il ne pouvait pas passer outre la présence de l’homme d’arme de son village dans une affaire aussi compliquée, et déchaînant tant les passions. Il était coincé, coincé entre de part et d’autre ceux qui voulaient accueillir l’étranger, et ceux qui voulaient s’en débarrasser. Paflos, au milieu de ca, semblait être la dernière attache stabilisant le village. Certes, sa carrure impressionnante, sa réputation de bretteur hors pair, ainsi que son tempérament désintéressé et solaire avaient toujours déplut au podestat, qui craignait de ne voir son autorité mise à mal par ce dernier. Mais le vieil homme ne pouvais pas se résoudre à le mettre sérieusement de côté dans cette situation, et comprennant qu’il était incapable de trouver seul une issue à ce problème. Après une brève hésitation, il n’eut d’autre choix que de dire :

–Puisque telle est la situation, Paflos, je t’en prie, que proposes-tu ?

–Ma maison est hors du village, je peux recueillir l’étranger chez moi et m’occuper de ses blessures. Je ne demanderai qu’aux gens de bonne volonté de me prêter main-forte si ces dernières dépassent mes connaissances. Pour le reste, il ne vous posera pas plus de problèmes que s’il n’avait jamais été là.

–Tu te sens si seul, sans une femme à tes côtés, pour vouloir récupérer de jeunes hommes dans ta maison ? rétorqua avec défiance le tavernier.

–Tu te sens pousser des ailes pour laisser entendre que je ferai ça au nom de mon entrejambe ? Répondit Paflos, venant tenir le regard du tavernier.

 L’homme d’armes n’avait jamais réellement caché son amour tant pour les femmes que pour les hommes, même lorsque l’aventure le conduisit à s’installer à Alpénas. Sans doute sa force de caractère et sa carrure l'avaient préservé de la majeure partie des remarques désobligeantes qu’il aurait pu recevoir. De plus, il s’était toujours astreint à une forme d'ascétisme sexuel et sentimental, se donnant corps et âme à sa tâche de protéger le village des menaces extérieures. C’était dans ce cadre, et uniquement dans celui-ci, qu’il avait proposé cette idée.

–Très bien. Répondit le podestat. Que ceux qui approuve l’idée que l’étranger soit placé sous la protection de Paflos lèvent la main

Une partie du village leva la main, Paflos compris. Le podestat compta alors les bras levés, puis continua.

–Qui s’y oppose ?

L’autre partie du village, dont faisait, sans surprise, partie le tavernier, leva la main. Le podestat les compta également.

–Par cinquante-huit voix contre cinquante-cinq, la proposition de Paflos est adoptée. Annonça le magistrat sur le ton le plus solennel dont il disposait.

 Aussitôt, les opposants à la proposition s’indignèrent bruyamment, haranguant leurs adversaires à propos des risques que représentait la présence de l’étranger. Paflos ne les écoutait tout simplement pas, et alors que le podestat tentait de ramener au calme et de disperser la foule après le vote, il s’approcha du jeune homme, blessé et encore inconscient, qui avait été nonchalamment posé à l'arrière d’une charrette à proximité de la place. Pendant quelques instants, l’homme d’arme contempla le jeune étranger. Même s’il n'avait pas fait ça pour quelques considérations charnels, il ne pouvait nier qu’il trouvait ce dernier tout simplement magnifique. Alors, doucement, Paflos s’approcha de lui, et le porta, prenant le chemin qui quittait le village et remontait le long des pentes de la vallée, afin de regagner sa maison, qui dominait Alpénas.

*****

 Cela faisait plusieurs jours que Paflos avait recueilli le jeune étranger, l’avait allongé sur son propre lit et avait pansé et traité au mieux ses blessures. L’homme d’arme avait en effet quelques notions de médecine, certes loin de celles d’un vrai médecin, mais nettement suffisante pour s’occuper de son nouveau protégé. Pourtant le jeune étranger restait toujours inconscient. Seuls quelques moments étranges pendant lesquels le jeune homme ouvrait subitement les yeux et lançait un regard vitreux autour de lui, murmurant un seul mot : “parfait”, avant de sombrer à nouveau. Paflos avait vu son jeune protégé être pris de cette étrange transe trois fois, et à chaque fois, il répétait le même mot. Parfait…

 Paflos s’égarait dans ses pensées alors qu’il sortait dehors, allant tirer de l’eau dans le puits situé face à sa maison. Qu’est-ce qui était parfait ? Était-ce le dernier mot teinté d'ironie d’un homme tombant inconscient devant un village qu’il savait être sa seule chance de survie ? Ou bien étaient-ce les dernières paroles de ceux qui avaient fait ça au jeune homme, satisfaits de leur coup ? Malheureusement pour lui, la réponse à ces questions n’était connue que d’une seule personne, qui par malchance était depuis plusieurs jours allongée sur un lit, inconsciente.

 Quand il rentra, l’homme d’arme faillit lâcher son seau de surprise : Son jeune protégé s’était redressé et était assis sur le rebord du lit, l’air certes hagard, mais cette fois-ci conscient. Paflos tenta de rester le plus calme possible, même si la surprise de voir son protégé enfin réveillé l’avait pris de court. Déposant son seau dans l’entrée de la maison, l’homme d’arme s'avança doucement vers son lit, collé contre un des murs de la pièce unique de la maison, avant de dire simplement :

–Vous êtes réveillé ?

–Où suis-je, et qui êtes vous ? demanda simplement le jeune homme, presque timidement.

–Vous êtes à Alpénas, nous vous avons recueilli après vous avoir trouvé inconscient et blessé à l'entrée du village.

–Vous m’avez trouvé inconscient ? Je… Je ne me souviens de rien.

–Qu'entendez-vous par là ?

 Le jeune homme frémit, alors qu’il prenait doucement conscience de ce qu’impliquait la question de son interlocuteur : Il ne se souvenait de rien, absolument de rien. L’intégralité de sa mémoire était plongée comme dans un brouillard insondable, si bien que l’existence du jeune homme aurait débuté avec son réveil dans ce lit que la situation n'aurait pas été différente. Alors, comme terrifié par le vide de sa propre mémoire, le jeune homme bégaya :

–Ma mémoire… Elle est… Vide

–Vide ? C’est impossible, vous devez bien vous souvenir de qui vous êtes ?

 Les larmes vinrent aux yeux du jeune homme alors qu’il triturait son esprit autant qu’il le pouvait, sans toutefois parvenir à tirer quoi que ce soit de l'abîme. Son souffle s’accéléra, comme les battements de son cœur. Il ne savait pas qui il était, il ne le savait plus. Ses yeux se perdirent autours de lui, cherchant un détail, même infime, qui lui rappellerait son passé, en vain. Voyant l’état de son protégé, Paflos s’approcha un peu plus, se mettant à sa hauteur, et venant prendre la main du jeune homme pour la serrer dans la sienne, doucement, mais fermement.

–Shhhh, calmez vous et respirez, d’accord ? C’est sans doute le choc, vous avez été salement blessé, et vous êtes resté longtemps inconscient.

–Me calmer ? Je ne sais même pas comment je m'appelle ! S’énerva soudain le jeune homme, alors que la panique envahissait son esprit.

 Comme repoussé en arrière, Paflos lâcha la main du jeune homme, et frictionna la sienne, qui le brûlait comme s’il l’avait maintenu trop longtemps sur une plaque de fer au soleil. L’homme d’arme aurait pu faire abstraction de cela, et mettre ces sensations sur le compte de la surprise. Pourtant il vit lors d’une fraction de seconde les yeux de son protégé luire d’une étrange lumière rouge, avant que ce dernier ne cache son visage entre ses mains puis de fondre en larmes. D’abord circonspect face à la réaction de son protégé, l’homme d’arme passa rapidement à la compassion, et posa sa main sur l’épaule de son protégé, lui disant sur le ton le plus doux possible :

–Reposez-vous, d’accord ? Vous êtes très faible, encore. Je suis sûr que votre trou de mémoire est passager, ce doit être l’épuisement. Vous savez quoi ? je vais vous faire à manger, pour vous redonner des forces. D’accord ?

 Le jeune homme acquiesça alors. La simple main de Paflos sur son épaule, ce simple contact humain lui permit de reprendre doucement le contrôle, et de calmer sa crise d’angoisse. Cette main... Il avait l’impression de ressentir pour la première fois de sa vie un contact humain, positif, intrinsèquement bon… Ce sentiment, comme émanant du voile masquant son esprit, le rassurait autant que le terrifiait. Comme instinctivement, le jeune homme se colla un peu plus à cette main, à la grande surprise de Paflos. Les deux hommes restèrent ainsi quelques minutes, dans le silence de ce contacte aussi incongru que rassurant pour le jeune amnésique. C’est sans doute le sentiment que ce geste apportait la paix et le calme à son protégé que l’homme d’armes se maintint si longtemps contre lui.

 Finalement, au bout de quelques minutes, le jeune homme s’éloigna de lui-même, laissant Paflos se relever et se diriger vers la table de la maison, avant de commencer à préparer à manger. Dos à ce dernier, Paflos ne pouvait s'empêcher de se questionner sur l’identité du jeune homme. Il n’était pas fou, et était sûr et certain d’avoir vu ses yeux briller, d’avoir sentit son corps être légèrement projeté en arrière, d’avoir senti sa main le brûler. Etait-il un mage ? Et si c’était le cas, était-ce un de ses partisans, ou un de ses ennemis ? Mais surtout, pire que tout, représentait-il, comme le craignaient certains, un danger pour le village ? Et ce mot qu’il répéta de si nombreuses fois lorsqu’il était encore inconscient. Parfait… Que diable voulait-il dire ? Malheureusement, et Paflos le savait, son jeune protégé ne pouvait lui apporter aucune réponse tant qu’il n'aura pas recouvré la mémoire. Il n’y avait plus qu'à espérer que son état était réversible… De son côté, le jeune homme, encore groggy du contact avec son protecteur mais également épuisé par son état, finit par s’allonger à nouveau sur le lit, regardant son protecteur cuisiner de dos, avant de lui demander :

–Qui… Qui êtes-vous ? Vous ne m’avez pas répondu, tout à l'heure.

–On me nomme Paflos. Répondit simplement l’homme d'armes.

–Paflos quoi ?

–Paflos tout court. Répondit l’homme, amusé, avant de répondre. Tu sais, ici, c’est rare d’avoir un nom, c’est un truc de citadin, ou d’aristocrates. Moi, je ne suis qu’un simple homme d'armes.

–Un homme d'armes ?

–Une sorte de guerrier, si tu préfères. C’est moi qui veille sur Alpénas, qui apprend aux habitants à se défendre. Je ne chôme pas, surtout par les temps qui courent…

–Pourquoi par les temps qui courent ?

–Tu ne te souviens vraiment de rien, je vois… En attendant que ta mémoire revienne, retiens juste que les temps que nous vivons ne sont pas sûrs, d’accord ?

–D’accord… Répéta simplement le jeune homme, en s'enfonçant un peu dans le lit.

 Les forces lui manquaient encore, et passé cet état d’adrénaline suivant son réveil, ce dernier se trouvait frappé d’une irrépressible envie de se rendormir. Doucement, il lutta contre le sommeil, alors qu'une odeur alléchante se répandait doucement autour de lui. Le jeune homme sombra alors doucement dans un rêve doux et si délicieusement parfumé, n’entendant au moins que la voix de son protecteur, qui lui demandait :

–Au fait, en attendant que ta mémoire revienne, comment veux-tu que je t’appelle ?

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