Chapitre II : Le Voile

22 minutes de lecture

–Arion ! Par tous les Dieux où es-tu encore ?

 Cria la voix tonitruante de Paflos depuis sa maison. Aux portes de la forêt de conifères s’accrochant à la montagne, et marquant la limite du village, le jeune étranger était en train d’essayer de faire léviter quelques galets posés sur une souche, et semblait trop concentré pour entendre quoi que ce soit d’autre que le bruit des pierres s’entrechoquant légèrement sous l’effet de ses pouvoirs. Ce fut sans doute un miracle, ou plus vraisemblablement la voix de stentor de Paflos, qui le fit revenir à la réalité. Immédiatement, le jeune homme laissa tomber ses galets et retourna rapidement vers la maison. Mais à peine s'était-il retourné vers la masure que se dressa devant lui une montagne humaine, visiblement agacée.

–Arion, combien de fois t’ai-je dit de ne pas t’approcher de la forêt ?

–Tu ne m’as jamais interdit de m’approcher de la forêt. Répondit le jeune homme du tac-au-tac. Tu m’as interdit de quitter le village.

–Ne joue pas sur les mots, Arion. La forêt est vaste et sombre, qui sait ce qui pourrait s’y cacher.

–C’est une raison pour me traiter comme un enfant ?

–Je ne te traite pas comme un enfant, répondit doucement Paflos. Je veux juste te protéger.

–Il n’y a aucun danger, Paflos…

–On est jamais trop prudent, les temps sont troubles... Allez, viens manger, c’est prêt…

 Les deux hommes partirent alors en direction de la maison, sans un mot. Quelque part, Paflos ne pouvait s'empêcher de se dire qu'Arion avait raison. Cela faisait bientôt six mois que le jeune homme était arrivé, et malgré une situation toujours aussi sombre dans le royaume, les partisans du Tyran n’avaient pas pointé le bout de leur nez, ni pour Arion, ni pour quoi que ce soit d’autre. Alpénas était resté un havre de paix au milieu du chaos et, n’en déplaise au tavernier du village, en dépit de la présence d’Arion. Arion… Les deux hommes lui avaient trouvé ce nom, en attendant que sa véritable identité ne lui revienne.
 Mais cela faisait six mois qu’Arion s’appelait Arion, six mois que la brume hantait son esprit, cachant ses souvenirs derrière un voile infranchissable. Chaque jour, Arion s’éveillait avec cette même angoisse de ne pas savoir qui il était. Chaque jour, il priait tous les dieux pour voir son brouillard intérieur s’estomper quelque peu. Chaque jour, il tentait de faire ressurgir ne serait-ce qu’une bribe de souvenir, en tentant d’user de la seule chose qui semblait le ramener à ce qu’il devinait être sa vie d’avant : sa magie. Et chaque jour, vers midi, Paflos l’invitait à passer à table. Ainsi, les deux hommes s'installèrent l’un face à l'autre, autour du même plat qu'à l'accoutumé : un gruau accompagné de pommes de terre. Puis, l’homme d’arme posa la question, comme chaque jour, comme en synonyme à un “bon appétit”. Arion attendait cette question comme il l’a craignait :

–Toujours le voile ?

–Toujours le voile… Répondit laconiquement Arion, comme chaque jour.

 Paflos soupira alors, remuant son gruau comme pour y incorporer de quelconques éléments imaginaires. Un silence s'abattit alors sur la table, pesant sur les deux hommes comme une chape de plomb, comme si l’un comme l’autre auraient espéré une autre réponse mais, comme si endeuillé de leurs espoirs, avaient préféré se recueillir.

–Je ne fais pas exprès. Finit par dire Arion.

–Je ne t’ai jamais dit que tu faisais exprès.

–Pourtant c’est l’impression que tu donnes.

–Je veux juste que tes souvenirs reviennent, que tu saches enfin qui tu es.

–Comme ca je pourrai répondre à toutes ces fichues questions qui te posent tant de soucis ? Demanda sèchement Arion.

–Entre autres, mais…

– Arrête d’essayer de me faire croire qu’il y a un mais. Tous les jours, tu me poses la même question. Et je sais très bien ce que tu attends. Que je te dise ce qui est “parfait”, que je te rassure en te disant qui je suis, pour t’assurer que je ne suis pas un danger. Parce que tu crois que moi je ne veux pas le savoir ? Tu crois que je me plais à être plongé dans ce satané brouillard ?! Je ne sais même pas comment je m'appelle !

 Arion se leva alors d’un bon, fixant droit dans les yeux l’homme d’armes. Ses yeux, naturellement d’un rubis terne, basculèrent soudain au rouge garance. Sur la table, la vaisselle se mit à trembler, alors qu’une sorte d’aura étrange, rougeoyante, commença à émaner du corps du jeune homme. Face à lui, Paflos, s’il était inquiété par tout cela, essaya d’en montrer le moins possible. Ce n’était pas la première fois que son invité voyait ses pouvoirs sortir ainsi lorsqu'il perdait le contrôle de ses émotions. D’une voix posée, l’homme d’armes tenta d'apaiser la colère de son protégé.

–S’il te plaît, Arion, calme toi. Tu n’as aucune raison de t'énerver, je t’assure. Je ne veux que ton bien, que tu te sentes bien, que tu te sentes mieux, d’accord ? Je…

 Paflos n’eut le temps de finir sa phrase qu'il fut projeté en arrière, finissant plaqué contre la hotte de sa cheminée. Malgré sa force, l’homme ne parvenait qu'à peine à respirer, comme lourdement écrasé contre sa cheminée. Face à lui, Arion semblait brûler de colère, entourée de cette énergie rouge si intense qu’elle semblait presque opaque. Le jeune homme le regarda ainsi son hôte quelques secondes, alors que doucement sa colère laissait place à d’importants remords. Paflos était là, presque encastré dans sa cheminée, figé par une force face à laquelle il ne pouvait rivaliser. Cet homme, si fort, si puissant en temps normal, cet homme qui s’était occupé de lui depuis son arrivée, l’avait accueilli sous son toit, protégé des villageois les plus craintifs, qu’il dut convaincre ou confronter presque un par un pour qu’ils laissent en paix son protégé. Cet homme était là, respirant difficilement, gémissant presque de douleur sur son mur. Une larme échapa alors aux yeux d’Arion, qui doucement s'empourprèrent. Soudain, Paflos retomba au sol, lourdement, dans un grognement de douleur.

 Autour d’eux, l’aura presque palpable d’Arion s’était volatilisé, alors que ce dernier retenait difficilement ses larmes. L’homme d’armes se releva alors, s’approchant doucement du jeune sorcier. Mais Arion semblait craindre la réaction de son protecteur, et recula d’un pas. Le jeune homme s’était déjà énervé, au point de faire voler la vaisselle dans la pièce par la simple force de sa colère, mais jamais il ne s’était pris à Paflos directement. Jamais, même par accident, il n'avait violenté celui qui lui offrait gîte, couvert et protection. Pourtant, Paflos ne semblait pris d’aucune animosité, et posa affectueusement sa main sur l’épaule de son protégé, partageant avec lui un regard plein de compassion, et vide de reproches. Arion sentit son coeur se serrer à ce geste. Il ne savait dire pourquoi diable cet homme était aussi gentil et compréhensif avec lui, comme si sa nature profonde ne pouvait comprendre cette compassion. Quelque part, Arion espérait que cette affection était celle d’un homme seul ayant trouvé en son hôte une sorte de petit frère à protéger. Mais des rumeurs que le jeune sorcier avait entendu en descendant au village faisaient de lui le nouveau compagnon de vie – et de couche – de l’homme d’armes d’Alpénas… Arion avait beau ne pas prendre en compte les médisances entendues sur la grand-place, ou sortant de l’estaminet du tavernier, il ne pouvait que ressentir un certain malaise, sans bien savoir pourquoi, face à ces rumeurs distillant un Paflos amouraché de lui. Doucement, Arion baissa les yeux, alors que Paflos brisa d’une voix douce et protectrice le silence qui était retombé sur la chaumière.

–Arion… Je suis sûr qu’un jour tout te reviendra, qu’un jour tu te rappellera qui tu es. Et aussi longtemps qu’il faudra, je te protègerai, d’accord ?

–Ça fait six mois, Paflos… Répondit Arion, alors que les larmes lui échappaient.

–Laisse le temps au temps, Arion…
–J’en ai marre de laisser le temps au temps, Paflos. Je ne veux pas attendre, je veux savoir qui je suis… Pourquoi il faut qu’une chose si simple soit si dure à atteindre ?
–Je l’ignore… Mais si je sais une chose, Arion, c’est que le temps guérit toutes les blessures, même celles que l’on a dans la tête, et qu’avec la miséricorde des dieux, rien n’est impossible… Si tu veux, nous irons au sanctuaire du Pélargis ensemble, demain, d’accord ?

–D’accord… Bafouilla doucement Arion, dont la crise de larme se tarit.

*****

 Le lendemain, alors que le soleil restait encore caché derrière les montagnes, Arion sentit la main puissante de Paflos le secouer légèrement. Dans un grommellement inintelligible, le jeune homme entrouvrit les yeux, regardant d’un regard flou son aîné.

–Paflos, qu’est ce qu’il se passe ?

–Le sanctuaire est à deux bonnes heures de marche, on ferait mieux de partir avant que le soleil ne dépasse les montagnes si on veut être rentrée avant midi. Va te débarbouiller et vient déjeuner, j’ai préparé…

–Du gruau, je sais… Répondit laconiquement le jeune homme, qui se leva difficilement.

 Alors que l’odeur des céréales bouillis embaumait la pièce unique de la maison, le jeune sorcier sortit du lit, encore embrumé par sa nuit bien trop courte à son goût. Doucement, ce dernier sortit de la maison en direction du puits. Dehors, l’air frais descendant des montagnes et encore vierge de la chaleur du soleil fit frissonner Arion. Le ciel était dégagé, entamant la fin de sa mue de la couleur flamme de l’aurore vers son bleu habituel. La vallée, encore plongée dans l’ombre des montagnes, semblait s’éveiller doucement, alors que sur l’autre versant de la vallée, les vaches du père Lothin pâturaient paisiblement. Encore embrumé par le sommeil, Arion s'arrêta, s’asseyant sur le rebord du puits, pour contempler le paysage qu’il avait appris à connaître, et surtout à chérir. Au fond de lui, le jeune homme voulait croire que son vrai lui, celui dissimulé derrière le voile de son esprit, aurait aussi aimé ces montagnes. C’était stupide, il le savait, mais il ne pouvait s’empêcher d’espérer qu’une fois sa mémoire revenue, rien ne le forcerait à ne jamais revoir cette vallée, surtout pas une haine tenace pour les montagnes qu’il aurait oubliée. Pendant de longues minutes, le jeune sorcier resta ainsi sur son puits, avant d’entendre la voix de l’homme d’arme, qui a sa fenêtre, tempêta.

–Arion, je t’ai dit qu’on devait partir avant la sortie du soleil !

–Oui oui, j’arrive… Souffla le jeune sorcier, en se relevant.

 Forcé par son protecteur, le jeune homme finit par se tourner vers le puits pour en tirer un seau, avant d’y faire ses ablutions. Le contact de l’eau froide avec ses mains, ses bras, puis son visage, eut pour effet de le réveiller totalement dans une série de frissons. Une fois débarbouillé, le jeune homme retourna dans la maison, ramenant avec lui, comme à son habitude, le seau à présent à demi remplis. Dans la maison, Paflos, déjà prêt, était en train de parfaire l'affûtage de son épée, accoudé à la table où un bol de bouillie de céréales attendait impatiemment Arion. Ce dernier déposa alors le seau à côté de l’entrée, et s’installa à table pour manger son petit-déjeuner. Face à lui, et comme pour cacher le bruit strident que produisait la pierre à aiguiser au contact de sa lame, Paflos fredonnait un air doux et agréable, qui souvent rythmait les soirées des deux hommes, au coin du feu.

O toi bel Yggdrasil, Roi des vertes forêts

De ton auguste taille, Sur tes frères tu règne

Majestueux seigneur, De tes feuilles souveraine

Nul ne t’avait défié, Jamais nul n’y pensait

Toujours gémit sans cesse, Toi le vent dans les feuilles

Toujours larmoit sans cesse, Toi l’oiseau sur les branches

Car Yggdrasil a chu, La terrible avalanche

Car Yggdrasil a chu, Et la terre est en Deuil

O toi Laomédar, Roi-lige de l’Ilderaas

De toute ta puissance, Aimé de tous les tiens

Mais hanté par une chose, Par l’idée de ta fin

Ta jalousie des Dieux, Éternels dans leurs Grâces

Toujours gémit sans cesse, Toi le vent dans les feuilles

Toujours larmoit sans cesse, Toi l’oiseau sur les branches

Car Yggdrasil a chu, La terrible avalanche

Car Yggdrasil a chu, Et la terre est en Deuil

O toi Laomédar, Et toi roi des forêts

Votre lutte inégale, Son issue sans surprise

Car du bois du second, Le premier fit sa prise

D’un navire il voulait, De ce bois serait fait

Toujours gémit sans cesse, Toi le vent dans les feuilles

Toujours larmoit sans cesse, Toi l’oiseau sur les branches

Car Yggdrasil a chu, La terrible avalanche

Car Yggdrasil a chu, Et la terre est en Deuil

O toi bel Yggdrasil, Et ton bois si robuste

Seul à pouvoir tenir, Survivre à la haute mer

Et Pour défier les Dieux, Mener jusqu’à leur terre

Mais à trop les défier, La punition fut juste

Toujours gémit sans cesse, Toi le vent dans les feuilles

Toujours larmoit sans cesse, Toi l’oiseau sur les branches

Car Yggdrasil a chu, La terrible avalanche

Car Yggdrasil a chu, Et la terre est en Deuil

O toi Laomédar, Roi qui se voyait dieu

Tu croyais la mer vaincre, Et les dieux humilier

Mais la mer a gagné, Et tes terres submergé

Et au pied de la souche, te mène à tes aïeux

Toujours gémit sans cesse, Toi le vent dans les feuilles

Toujours larmoit sans cesse, Toi l’oiseau sur les branches

Car Yggdrasil a chu, La terrible avalanche

Car Yggdrasil a chu, Et la terre est en Deuil

 Arion ne comprenait pas toutes les subtilités des paroles, même si Paflos lui en avait expliqué assez pour comprendre quelques bribes. Le majestueux Yggdrasil, la faute d’Hybris du roi Laomédar, le royaume unifié d’Ildéraas… Ilderaas… De ce vaste royaume, Arion ne connaissait, ou plutôt ne se souvenait, que des frontières rassurantes de la vallée, de ses vaches, de son village, de son podestat, sa boulangère, son irascible tavernier, et bien entendu, de Paflos.
 Une fois son petit déjeuner englouti, sous le chant réconfortant de Paflos, le jeune homme parti dans un coin isolé et éloigné du regard de son hôte pour s’habiller également, revêtant les mêmes vêtements que ceux qu’il portait le jour de son arrivée. Ces derniers étaient abîmés, autant par son voyage que par les événements qu’il devinait brutaux ayant précédé son arrivée à Alpénas. Paflos avait tenté de lui en acheter d'autres, que le jeune sorcier portait de temps à autre, mais Arion ne pouvait s'empêcher de penser que porter ses vieux vêtements serait bon pour le retour de sa mémoire. Une fois prêt, Arion put rejoindre Paflos, qui se tenait devant la maison, son épée à la ceinture et un sac sur le dos. Comme désiré par l’homme d’armes, le soleil venait à peine de percer la crête des montagnes entourant la vallée.

 Ainsi, les deux hommes prirent la route du sanctuaire, arpentant le chemin sinueux y menant alors que le soleil montait doucement et réchauffaient les vertes pentes de la vallée. Le sanctuaire du Pélargis était situé plus au nord, sur la route quittant le village et partant vers les pâturages nappant les pentes du mont Pélargis, la plus haute des montagnes de la région d’Alpénas. Ce lieu de recueillement, initialement destiné à Gewos, le dieu de l’élevage, était devenu au fil du temps panthéiste, et regroupait un grand nombre d’offrandes à toutes les divinités vénérées autant par les habitants de la région que par les voyageurs passant au gré du hasard à porté du sanctuaire. Sur le chemin, Arion ne pouvait cacher son émerveillement et sa curiosité. C’était la première fois qu’il pouvait sortir des limites du village sans subir le courroux de Paflos, et par là même, qu’il voyait autre chose que les deux pans de la vallée d'Alpénas. Du moins, hors de ce qui se dissimulait derrière ce voile qui le laissait sur le pas de son propre esprit. Mais malgré sa joie de connaître enfin une fraction du monde extérieur, le jeune homme ne pouvait s'empêcher de regarder Paflos, à un pas devant lui. L’homme d’arme semblait sur ses gardes, et maintenait sa main sur le pommeau de son épée, qui rutilait sous le soleil de ce début de matinée.

-De quoi as-tu peur ? Demanda le jeune sorcier.

-Je te demande pardon ? Répondit Paflos, en se tournant vers son protégé.

-Ta main, sur ton épée. On dirait que tu crains une attaque.

-Je te l’ai déjà dit, Arion, les temps ne sont pas sûrs. Fit l’homme en tournant a nouveau son regard sur la route.

-Nous ne croisons personne du monde extérieur au village. Le tavernier me répète assez souvent que ca l’énerve que le dernier étranger à être venu à Alpénas ne vienne jamais dans ce bouge infâme qu’il appelle taverne…

 Paflos ne put réprimer un léger sourir accompagné d’un soufflement du nez à la remarque de son protégé, puis reprit son sérieux et continua.

–Il y a des dangers bien plus grands dans ce royaume que les traines-savates qui composent la clientèle rêvée du tavernier.

–Du type de ceux dont tu refuses catégoriquement de me parler, par exemple ?

–Par exemple, oui.

–Et je suppose qu’aujourd’hui ne fera pas exception ?

–Tu suppose bien, en effet.

 Les réponses de Paflos étaient aussi laconiques que mécaniques, car elles étaient toujours les mêmes, à chaque fois qu’Arion posait des questions sur les dangers du monde extérieur. Comme d’habitude, Arion soupira d’exaspération.

–On dirait que tu ne me fais pas confiance.

–Ce n’est pas la question, Arion. Il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas savoir, surtout quand on est dans ton état.

 Arion ne répondit rien, se contentant de grommeler un peu. Il sentait que l’homme d’armes ne lui faisait pas confiance, ou plus précisément, ne faisait pas confiance à celui qu’il était réellement, derrière le voile murant son esprit. Il serait d’ailleurs mentir de dire que Paflos n’était pas légèrement suspicieux, et ce de plus en plus à mesure que les démonstrations souvent involontaires des pouvoirs du jeune homme augmentent autant en régularité qu’en puissance. S’il espérait vraiment que cette montée au sanctuaire pourrait lever ce voile, Paflos désirait encore plus que ce qui se cachait derrière ne soit pas dangereux. C’était un pari lourd de conséquence que Paflos faisait avec le destin, mais il était prêt à en prendre le risque, si cela pouvait ne serait-ce que rendre le sourire à son protégé. Finalement, Paflos répondit de sa voix paternelle et protectrice.

–Ne t’en fait pas, Arion, d’accord ? Si nous montons là haut, c’est pour espérer la clémence des Dieux, et le retour de tes souvenirs.
–Et si rien ne se passe, la haut ?

 Paflos marqua un temps de silence, puis continua

–Alors nous reparlerons de tout ça une fois rentrés, d’accord ?

–Donc tu ne me diras rien… Répondit Arion, alors que ses yeux prenaient une teinte pourpre.

–Ne t’en fais pas, Arion… Qui sait, si ça se trouve je n'aurais même pas besoin de t’expliquer les dangers qui rôdent, après le passage au sanctuaire.

 Ces mots arrachèrent un léger sourire à Arion, alors que les deux hommes continuaient à s'avancer sur le chemin, laissant les mètres, les kilomètres défiler sous leurs pas, si bien qu’au bout d’une longue marche sur cette sinueuse route, ils arrivèrent au sanctuaire du Pélargis. Ce dernier se composait d’une sorte de cour circulaire, devant faire une trentaine de mètres de diamètre, taillée directement dans la roche de la montagne. Son arête extérieure était sertie de vieilles colonnes couvertes de mousses, pour certaines couchées sur le dallage de la cour. De ses fentes s'échappaient diverses herbes hautes et fleurs. En face des deux hommes et donnant sur cette cour se dressait une grande ouverture aux bord sculptés d’arabesques et de symboles passés par le temps et les intempéries, donnant directement sur une grotte, si mal éclairée qu’il était difficile d’y voir plus.

–Nous y voilà. Fit alors Paflos, avant d’ajouter d’un air fier. Le sanctuaire du mont Pélargis !

 L’homme d’arme s’approcha alors d’une des colonnes jetée à terre par le temps et y posa son sac, avant d’en sortir un petit paquet cartonné soigneusement fermé par une ficelle en lin, avant de le tendre à son protégé.

–Voila ton offrande, Arion. De quoi nourrir les dieux.

–J’espère que tu leur a donné autre chose que ton gruau de céréales…

–Ne t’en fais pas, les dieux contrairement à toi ne grognent pas devant leur plat. Je leur ai apporté du jambon, du fromage, des choses très concrètes.

–Et… qu’est ce que je fait avec ça ?

–À l’intérieur du sanctuaire, dépose tes offrandes sur l’autel, et… Prie pour qu’ils te répondent. Sans mauvais jeu de mot.

 Arion acquiesça et, son paquet dans les mains, s'avança vers l’ouverture dans la montagne. Mais au bout de quelques pas, il remarqua que Paflos, loin de le suivre, s’assit sur la souche de sa colonne. Étonné, le jeune homme se retourna et lui demanda.

–Tu ne viens pas ?

–C’est pour toi que nous sommes venus, pas pour moi.

–S’il te plait…

–Désolé, Arion. Ce qui se passe dans un sanctuaire doit rester entre les dieux et celui qui les a implorés.

–Et si je faisais une bêtise ? Demanda Arion, l’air véritablement inquiet.

–Ne t’en fait pas. À moins que tu les insultes, tout devrait bien se passer, d’accord ?

 Arion acquiesça alors, fit un pas de plus vers l’entrée du sanctuaire, avant de s'arrêter à nouveau et de se tourner vers Paflos.

–Si ça ne va pas, tu viens, hein ?

–Promis. Allez, va sans crainte.

 Prenant son courage à deux mains, Arion passa l’ouverture dans la montagne. Alors, des torches s’allumèrent magiquement, éclairant toute la pièce d'étranges flammes bleutées. Le sanctuaire se composait d’une grande salle circulaire, de mêmes dimensions que la cour extérieure. Les murs et le plafond, taillés directement dans la montagne, conservaient un aspect brut. Le sol, lui, était dallé et humide. L’air à l'intérieur était lourd, mais étonnement pur, malgré les montagnes de nourritures avarié qui devaient, pensait Arion, pourrir sur l’autel. À sa grande surprise d’ailleurs, ce dernier était vide de toute offrande. Le meuble était en pierre brute, sans doute lui aussi taillé dans la montagne. En réalité, il ressemblait plus à une sorte d’abreuvoir, ou bien de sarcophage remplis d’un liquide semblable à un miroir. Après quelques hésitations, Arion ouvrit son colis, et en sortit une demie Tomme d’Alpénas, quelques tranches de jambon cru, un saucisson… et même une flasque de ce que le jeune homme devinait être du vin. De quoi sans doute invoquer le dieu des apéritifs, si tant est qu’il en existe un. Alors, pièce par pièce, Arion plongea dans cet étrange mercure toutes ses offrandes, finissant par la flasque de vin, qu’il ouvrit pour la verser dans le bac, laissant ce trait grenat disparaître dans les profondeurs de cet argent liquide.
 Arion contempla alors en silence le bac, alors que ses offrandes semblaient avoir été dévorées par ce dernier. Pourtant, rien ne vint. Qu’avait dit Paflos, déjà ? Oui, prier… Il fallait prier. Alors Arion pria, demanda aux dieux, à n'importe quel dieu de venir à son aide, de venir dissiper ce voile qui hantait son esprit. Pendant de longues minutes, rien n'advint. Mais alors qu’Arion perdait espoir, quelque chose sembla le tirer en avant, vers l’autel. Le jeune sorcier eut tout juste le temps de hurler avant de plonger dans cette tombe d’argent liquide.

 Mais là où le jeune homme aurait cru tomber dans une nappe de silence, où rien ne sera audible si ce n’est le bruit de l’air s’échappant de sa bouche sous forme de bulle, et où rien ne serait visible si ce n’est le reflet de ses propres yeux dans cette étendu de liquide argenté, Arion eut une surprise pour le moins désagréable. Il semblait plongé dans un cauchemar, entendant des hurlements de terreur et des ordres criés. Tout autour de lui était rouge, semblait brûler. Chacun de ses sens étaient mis à rude épreuve dans cette tempête de sensations qui lui lacéraient presque l'âme. Soudain, la tempête sembla se calmer quelque peu et, comme plongé dans un étrange souvenir, il vit face à lui un homme, seule masse se distinguant de l’obscurité ambiante. Il était grand, magnifique, aux traits fins et jeunes. Il était vêtu d'une longue robe de mage d’un rouge magnifique, et portait sur ses cheveux d’un blond très clair une couronne fine d’un métale noir et inconnu. Mais ce qui frappa le plus Arion était son regard, un regard d’un rouge si intense que son iris se confondait dans une masse écarlate avec le reste de ses yeux, et qui semblait respirer la malveillance et la haine. L’homme sourit d’un air suffisant, et tendit sa main vers Arion. C’était la main d’un vieillard décharné, à la peau entourant difficilement des os saillants. Arion était terrifié, mais ne pouvait bouger.
 Avant que la main de l’homme soit assez proche, Arion fut à nouveau emporté dans cette tempête cauchemardesque, sentant à nouveau ses sens se déchirer face à tout ce qu’il ressentait. Pourtant la tempête s’estompa a nouveau, dégageant sa vision sur deux hommes. Mais sa vue, comme brûlée par les flammes de ce cauchemar, ne semblait pas arriver à les distinguer totalement. Le premier était grand et fort. L’autre, d’après sa tenue écarlate ressemblait à l'étrange personne qu’il venait de voir plus tôt. Le premier leva son épée, l’autre son bras. Des éclairs, des flammes, et la tempête repartirent, l’emportant plus profondément dans ce cauchemar. Comme s’imprimant dans sa rétine, des visages hurlant de douleur se multiplièrent, mais également celui d’un homme, au trait fier, portant des cheveux mi long noir ondulé et une fine moustache assorti d’un petit bouc. Il semblait blessé, mais encore vaillant. Son visage, tanné par le soleil et rougis par son sang, fixait Ario droit dans les yeux, comme s’il ne désirait qu’une chose, le détruire. Mais cette vision aussi précise que fugace laissa rapidement la place à un nouveau torrent de souffrance pour l'âme du jeune homme, débouchant finalement à nouveau sur une accalmie relative. Cette fois-ci, ses sens étaient trop faibles pour distinguer autre chose que des ombres, qui semblaient se mouvoirent autours de lui. Seule une chose se grava en lui, comme un coup de burin dans un bloc de marbre : Un symbole étrange, ésotérique, composé de triangles, de runes et de plus petits symboles, avec en son centre un œil de chat entouré d’éclair. Ce symbole invoqua chez lui une myriade de sensations indescriptibles, que son esprit épuisé par tant de stimuli ne parvenait à décrypter.
 Mais les tournoiements de feu et les hurlements reprirent de plus belle. Seulement Arion était bien trop épuisé par ce qu’il venait de subir. Son âme brûlait, il en était persuadé, intimement persuadé. Elle se consumait dans les flammes et la fureur de ce cauchemar indescriptible. Soudain, alors que le jeune homme se sentait partir à jamais, il fut violemment tiré en arrière, et s’effondra sur le sol, alors que ses visions s’étaient arrêtées. L’esprit et les yeux embrumés, et avant de défaillir, Arion ne put distinguer qu’une chose, un visage. Paflos.

 À son réveil, Arion était adossé à une colonne. La lumière du soleil à son zénith aurait pu éblouir le jeune sorcier, si ses visions cauchemardesques n’avaient pas été plus douloureuse pour ses yeux. Paflos se tenait à ses côtés. Quand le jeune homme ouvrit les yeux, l’homme d’armes eut un sourire soulagé, et tendit à ce dernier une gourde, qu’Arion s'empressa de boire. Sa gorge était sèche, comme s’il venait de traverser un désert en plein été. Combien de temps son hallucination avait duré ? Une seconde ? Une journée ? Une éternité ? Il l’ignorait, mais ne pouvait que remercier Paflos de l’avoir tiré d’un tel cauchemar.

–Arion… Bon retour parmi nous. Fit l’homme d’armes, dont le sourire rassuré trahissait son inquiétude.

–Que s’est il passé ? Balbutia en réponse Arion.

–Je ne sais pas. Il parait que ça arrive parfois. Les dieux avaient apparemment quelque chose à te montrer. À voir ton état, ce devait être éprouvant.

–Oui… Répondit simplement Arion, encore épuisé.

–Pardonne ma question, mais… Toujours le voile ?

 Arion ne put réprimer un rictus à ces mots. A croire que Paflos ne pouvait s'empêcher de demander ça tous les midis, quelle que soit la situation. Mais le jeune homme perdit rapidement son sourire quand il prit conscience de la réponse à cette question.

–Toujours le voile…

–Je vois… J’en suis désolé, j’étais persuadé que ça marcherait…

 Arion laissa alors sa tête partir en arrière, mais la redressa rapidement. C’était faux, le voile avait bougé, légèrement. Car il en était sûr et certain, ce qu’il avait vu pendant ce cauchemar était déjà gravé dans ses souvenirs.

–En fait, je crois que… Que j’ai vu des choses que je connaissais.

–Tu es sûr ? Tu… Tu n’en est pas obligé, Arion, mais tu désire en parler ?

–Non, je… Je crois que c’est trop tôt.

 Arion se mit alors à trembler légèrement, alors que les sensations horribles de cette vision hantaient encore son corps et son esprit. Voyant ça, Paflos vint prendre son protégé dans ses bras, comme le premier jour de leur rencontre, pour le rassurer, le calmer.

–Là, lààà… Calme toi, Arion… Respire

 Doucement, le jeune homme repris contrôle sur son corps, a mesure qu’il émergeait de plus en plus de son état comateux. Tout aussi doucement, les sensations douces de ce câlin, bien réel, reléguèrent les terribles souffrances de ce cauchemar à ce que justement elles étaient, les sensations d’un simple cauchemar, un rêve sans conséquence. Alors doucement, Arion se laissa aller dans les bras puissant de Paflos. Bien qu’il y pensa une fraction de seconde, il se fichait pas mal de ce que ressentait réellement Paflos pour lui, à cet instant. Car il n’avait besoin que de ça, la chaleur d’un autre être vivant, pour le réconforter après cette terrible épreuve.

–Tu te sens de rentrer ? Demanda Paflos a son protégé

–Je crois que je n’ai pas le choix…

–On peut attendre un peu, si tu en as besoin.

–Mais il est midi passé…

–Fi de l’heure qu’il est, Arion. Ton état avant tout

 Arion sourit alors, se laissant doucement aller contre la colonne. Finalement, au bout d’une demi-heure, les deux hommes purent reprendre le chemin d’Alpénas. Arion, encore faible, prit appui sur un bâton assez dur pour lui servir de canne, et redescendit, aidé de l’homme d’armes, vers leur chez-eux.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Anubis Jeres Mijeni ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0