Chapitre III : La fête du Solstice
L’orage grondait au loin, par cette chaude et lourde nuit d’été. La vallée dormait paisiblement sous l’épaisse chape de nuage qui s'accrochait aux montagnes. Tiré de ses rêveries par un besoin aussi naturel que pressant, Paflos sortit de sa paillasse. Se tournant vers le lit à côté de son matelas, il remarqua l’absence de son protégé. Intrigué, l’homme d’arme alluma une lanterne, se dirigea doucement vers la porte de la maison et sortit. Dehors, les éclairs passaient de col en col dans les montagnes, mais la pluie se faisait encore attendre, laissant Paflos avec cette désagréable sensation de moiteur chaude qui le quittait difficilement par ce temps. Son envie pressante ayant été anesthésiée par l’absence d’Arion, l’homme d’armes se rendit vers le puits. Arion s’y rendait pour se rafraîchir la nuit, de plus en plus souvent. Bien trop souvent.
Le jeune sorcier était accroupi près du puits, n’étant éclairé que par quelques lueurs rouge lévitant autour de lui et perdant ses yeux dans l’eau du seau entre ses mains. Depuis sa visite au sanctuaire du Pélargis, Arion était hanté par des cauchemars, revivant comme encore et toujours ces horribles visions, dans ses moindres détails, et ce de plus en plus régulièrement, le réveillant en pleine nuit, en nage et terrifié par ce qu’il avait vécu. Car il en était sûr, ces horribles rêves n’étaient en aucun cas des projections de son esprit. Tout cela faisait partie de ses souvenirs. Toutes ces souffrances, ces flammes, cette ivresse de violence et de haine, tout cela, il l’avait vécu, il en était persuadé. Pourtant tout était tellement brouillon, l'empêchant de tirer le concret du nébuleux, et maintenant ces étranges visions dans l’inconfortable frontières séparant le souvenir et la pure fable. Seule une chose était de plus en plus précise. Ce symbole, qui concluait systématiquement ce flot de terreur. Il était si clair, si précis dans son esprit qu’Arion avait cette sensation, au sortir de son cauchemar, de l’avoir gravé au fond de sa rétine, le laissant se refléter dans l’eau qu’il avait tirée du puits, et qui attendait au fond du seau que le jeune homme n’y plonge ses mains pour se rafraîchir. Mais alors qu’il divaguait, il entendit le bruit des pas de Paflos. Doucement, il tourna la tête vers la lanterne qui éclairait péniblement le visage de l’homme d’arme, alors que les premières gouttes commençaient à tomber.
–Encore ces cauchemars ? Demanda Paflos.
–À ton avis… Répondit laconiquement Arion.
–Et… Tu ne veux toujours pas m’en parler ?
–Je… Je ne crois pas… Je ne veux pas… Je ne peux pas…
–Tu ne peux pas ?
–Je n’y arriverai pas…
Arion baissa alors les yeux, laissant les lueurs autour de lui s’éteindre, et son reflet dans le seau disparaître. Pourtant le symbole semblait toujours là, tout comme les souffrances qu’il y associait. Le jeune homme se sentait si mal. Il aurait été capable de bien des choses pour effacer ces visions cauchemardesques qui le suivaient depuis des jours, des semaines… Peut-être même capable du pire. Mais alors que ses idées sombres s'installaient, la lueur de la lampe de Paflos commença à se refléter dans cette eau qu’il ne cessait de fixer. La lueur, chaude, continua à se renforcer, réchauffant le cœur et l'âme du jeune sorcier. Quand ce dernier releva la tête, il vit le regard plein de compassion de Paflos, laissant toute ces angoisses se dissiper doucement. Paflos était si gentil avec lui, si doux, mais surtout si compréhensif, et si rassurant… Alors Arion sourit doucement, mais ses yeux, d’un pourpre terriblement terne, ne pouvait que souligner sa douleur, et Paflos le savait bien. Doucement, l’homme d’arme aida son protégé à se relever, alors que la pluie devenait de plus en plus forte.
–Viens, rentre avant qu’il n’y ait plus d’eau à l'extérieur que dans le seau.
Les deux hommes rentrèrent ainsi dans la maison, alors que l’orage grondait de plus en plus fort et que la pluie s’abattait sur la vallée. Tant pis pour cette envie pressante, pensait Paflos. Il n’avait plus qu'à attendre que l’averse ne s’achève. Avec la présence d’Arion, hors de question de se soulager dans la cheminée. Et de toute manière, son protégé semblait avoir besoin de son soutien.
–Dans quelques jours se tiendra la fête du solstice d’été, Arion.
–Si tu cherche à me changer les idées, je préfèrerais t’entendre chanter quelque chose…
–Ce n’était pas pour te changer les idées. Fit l’homme avant de marquer une pause, puis de reprendre. Il y a toujours quelques magiciens de foire et diseurs de bonne aventure qui viennent lors de la fête. Ce ne sont pas de grands sorciers, mais ils en savent infiniment plus que moi sur ces sujets. Si tu ne veux pas te confier à moi, peut-être que tu accepterais de parler avec un professionnel.
– Je ne sais pas… Je ne crois pas que ce soit une bonne idée…
–Je ne veux pas te forcer, mais je pense que ça te ferait du bien, j’en suis persuadé. Promets-moi au moins d’essayer, d’accord ?
–Je verrai ce que je peux faire…
Paflos eut alors un léger sourire, puis s’assit au sol, sur sa paillasse, avant de se mettre à chanter. Arion prit place juste en face de lui, et s’allongea au sol, ventre à terre, pour écouter son ami. Dehors, l’orage passait avec fracas au-dessus de la maison, mais ne semblait pas perturber l’homme d’arme, qui continuait sous l'oreille attentive d’Arion. Finalement, au bout d’une demi-heure, l’orage s’était éloigné. Rattrapé par la fatigue et, pour Paflos, son envie pressente, les deux hommes se levèrent. Arion regagna son lit, alors que Paflos sortit de la maison. Sans doute rallia-t-il après cela sa paillasse, mais Arion s’était, entre temps, déjà rendormi. Le reste de sa nuit fut sans rêve.
*****
Planté au centre de la grande place du village se dressait fièrement un mât de cocagne, duquel pendaient jambons, saucissons, friandises et autres cadeaux destinés aux plus aventureux. Certains se pressaient à son pied pour venir lui tirer de quoi se vanter auprès de leurs amis, ou impressionner leur belle. Autour du mât s'étalait, sur les pourtours de la place, plusieurs tentes faisant office d’échoppes pour les quelques marchands et saltimbanques itinérants ayant fait le déplacement. Car ce n’était pas une simple kermès de village qui se tenait à Alpénas pour fêter le solstice d’été, mais bien une foire rayonnant bien au-delà des frontières du village. Des voyageurs des sept royaumes venaient proposer leurs produits et leurs activités, et des dizaines d’habitants des environs d’Alpénas avaient fait le déplacement, venant parfois d'au-delà même du mont Pélargis. Arion n’avait jamais vu autant d’étrangers au village. La grand-place était noire de monde. Toute cette foule semblait respirer la joie de vivre, riait, dansait, buvait et s’amusait sans modération. Même le tavernier, d’ordinaire si irascible, servait les nouveaux venus comme ses habitués avec un grand sourire. Il fallait dire que sa taverne, et la terrasse improvisée qu’il avait installée juste devant, ne désemplissait pas. A leurs stands, quelques marchands proposaient des produits tous plus variés. Fruits exotiques, épices aux parfums enivrants, friandises en tous genres…
Tout ceci montait à la tête du jeune sorcier, qui malgré son esprit encombré par ses visions se laissait prendre à la bonne humeur ambiante. Paflos l’avait laissé, et était descendu vers les champs, à l'extérieur du village, pour discuter avec les éleveurs venus vendre leurs bêtes. Arion se baladait ainsi seul entre les étales. Il serrait dans sa main la bourse que lui avait confiée Paflos, avec l’impérieuse mission de dépenser autant qu’il le voulait. Il n’y avait pas une fortune, juste une vingtaine de pièces de bronze, même si c’était suffisant pour permettre au jeune homme de s’amuser un peu. Pourtant toutes ces choses à faire, toutes ces odeurs affriolantes rendaient son choix difficile. C’est finalement vers l’étal d’un visage connu qu’il s’approcha en premier, celui de la Boulangère.
–Alors, môme, elle te plait, la fête du Solstice ? demanda l’artisane. D’accord, c’est pas Tursil Ansar, mais c’est la plus grosse fête de toute la vallée, et même au-delà.
–Je vous crois sur parole. répondit dans un rire Arion
–Ça fait plaisir de te voir aussi content. Ces derniers temps t’avais l’air du genre absent, comme si on t’avait dit une très mauvaise nouvelle.
–Je crois que je me languis de mes souvenirs. mentit alors Arion.
–Eh, ça se comprend, môme. Tu me prendras bien un truc ?
–Mh, oui pourquoi pas.
Voyant les yeux de son interlocuteur loucher sur ses petits choux, la boulangère sourit, et répondit :
–Et trois petits choux.
–Vous lisez dans mes pensées.
–Je reconnais surtout le regard d’un gamin qui raffole de mes choux. Et Paflos m’en achète bien plus souvent depuis ton arrivée.
–Il faut bien accompagner son gruau du matin.
–Eh, un homme qui vit seul, ça mange rarement autre chose. Mon mari m'a toujours dit qu’il lui fallait une bonne petite femme pour lui cuisiner de bons petits plat.
La femme, jusque la pimpante, perdit immédiatement son sourire, puis bafouilla :
–Excuse-moi, môme…
–Vous excuser de ? demanda Arion, l’air visiblement perdu.
–Bah toi et Paflos, je voulais pas sous-entendre qu’il devrait… Enfin voila, avec quelqu’un d’autre.
–Je ne suis pas sûr de vous suivre, là.
–Paflos, et toi, vous… ajouta de manière cryptique la boulangère, en agitant ses mains d’une manière moins clair encore
–Vous ?
–Bah vous… Vivez en petit ménage, quoi.
–En petit ménage ?
La boulangère se pencha alors sur Arion, et baissa d’un ton.
–Vous êtes lié par le cœur et le corps.
–Je vous demande pardon ?
–Vous savez, vous avez pas à avoir honte, hein. Moi je m’en fiche bien de ce que fait Paflos et avec qui. C’est un gars en or, et ça me suffit bien. Je m’en fiche qu’il soit… inverti. Tant qu’il est heureux et qu’il fait de mal à personne. Et puis vous allez bien ensemble.
–Je vous arrête, il n’y a rien entre nous. On est juste amis. Et on vit sous le même toit, mais ça s'arrête là
–Oh… C’est… Vous êtes sûr ?
–Plutôt, oui.
–Pourtant, vous êtes quand même… Souvent fourrés ensemble.
–Ça veut rien dire. Paflos est gentil mais ça s'arrête là. Je ne sais pas qui a lancé la rumeur mais il se trompe.
–Oh… C’est presque dommage. Paflos passe trop de temps à penser à son boulot, il aurait bien besoin d’une bonne petite femme. Ou d’un bon petit homme, bien entendu…
–Peut-être, mais ce n’est chez moi qu’il le trouvera. fit le jeune sorcier en prenant le pochon dans lequel avait été glissé ses choux. Trois pièces, je suppose ?
–Deux suffiront, je t’offre le troisième chou.
–Vous êtes sûre ?
–Mais oui, ça me fait plaisir, môme. Rassure toi, tu n’es pas les seuls à aimer mes choux, je ferai vite mon chiffre.
–Merci beaucoup, à une prochaine.
Arion paya alors, puis quitta la boulangère, la laissant à ses clients. Pauvre Paflos. Tout le monde semblait croire au village à cette rumeur le mettant en couple avec son protégé, alors qu’ils ne partageaient même pas le même lit. Douce ironie. Le jeune sorcier continua à serpenter dans la foule, regardant çà-et-là les différents stands. Arion dépensa sans trop réfléchir son argent pour des futilités et des babioles que seul un esprit euphorisé désirait assez ardemment pour les acheter. Ici, ces tissus feraient un très beau vêtement, et là, cette statuette de la déesse Yewidah plairait sûrement à Paflos. Un peu plus loins, son attention fut happée par un spectacle de marionnettes pour enfant, où dansaient sur une petite scène quelques personnages, illustrant une histoire aux accents épiques. Celle du preux chevalier qui terrassa le tyran rouge. Le jeune sorcier sourit devant ce spectacle qui amusait tant les enfants du village. Mais soudain, Arion fut pris d’un vertige, lorsqu’il vit deux marionnettes se confronter. L’une dans une rutilante armure et tenant une épée, l’autre dans une robe rouge, tendant son bras vers son adversaire. Arion hoqueta, et se recula. Sa respiration s’accélérait et sa vision se brouillait alors que tout commençait à tourner autour de lui. Sentant ses jambes le lâcher, le jeune homme tituba un peu, avant de s’agripper au premier objet solide et vertical sur son chemin. Ces visions, ces horribles visions lui avaient à nouveau sauté au visage, et avaient repris leur travail de sape au creux de son âme. Arion lutta de longues et douloureuses minutes, avant de sentir à nouveau l’air frais de cette douce journée d’été remplacer le souffle brûlant des flammes, d’entendre les rires et les exclamations de joie remplacer les hurlements de douleur.
Revenant doucement à lui, le jeune sorcier releva la tête, regardant plus en détail l’objet auquel ils s’était accroché. C’était un poteau en bois, qui tenait l’entrée d’une tente bleu marine. Y pendaient quelques amulettes et autres breloques, ainsi qu’une pancarte en bois sur laquelle était écrit dans une fort belle écriture : “Massafir. Sorcier, devin, savoirs magiques et elfiques en tout genre“. Arion la regarda pensif. Il n’en avait guère envie mais… Il avait promis à Paflos. Et rien ne coûterait d’essayer de trouver une issue à ces douleurs. Alors d’un pas peu assuré, le jeune homme passa le lourd rideau saphir qui fermait la tente et y pénétra, serrant la bourse de Paflos et ses achats dans ses bras.
La tente, circulaire, était faiblement éclairée par quelques bougies, ainsi que par une lampe à huile suspendue à l'armature de la tente. Au centre de cette dernière se trouvait une table basse couverte du même type de bric à brac, amulettes et autre encensoire qui pendait à l'entrée de la tente, mais aussi à sa structure interne. Le sol, un tapis aux magnifiques motifs géométriques, était couverts de coussins tout aussi décorés. Mais ce qui avait frappé en premier le jeune homme, c’était cette fumée d'encens, qui l’avait immédiatement pris à la gorge et qui flottait comme un présence fantomatique dans cet espace confiné. Assis au sol, près de la table et face à l’entrée, se trouvait un elfe. Sa peau, tannée par le soleil comme tous ceux de son espèce, était marquée par d’étranges runes qui couraient sur ses joues et son front. A ses longues oreilles pendaient de magnifiques boucles d’oreilles d’or et d’opale, que ses long cheveux, brun et ondulés, ne cachaient qu'à peine. L’elfe, en entendant Arion entrer, leva un regard vers lui, ses yeux étaient d’un bleu profond, abyssal. Un sourire mystérieux apparu sur ses lèvres, qui bien vite prononcèrent quelques mots d’une voix posée, douce et marquée d’un accent chantant et ensoleillé.
–Bienvenue, tifli. Je t’en prie, assieds-toi.
À ses mots, l’elfe leva sa main et fit signe à son hôte de venir s’asseoir sur les cousins. Arion obtempéra, et s’installa. En s’approchant, Arion put remarquer la magnifique robe de son interlocuteur, saphir et turquoise, constellé de tout petits brillants blancs, semblable au ciel étoilé. L’elfe semblait très jeune, à peine plus vieux qu’Arion. Mais les traits de visage étaient ce qu’il y avait de plus trompeur pour estimer l'âge, et surtout la sagesse, d’un elfe. D’une voix tout aussi mystérieuse, ce dernier murmura.
–Je sens en toi de grands troubles, des questions qui se languissent comme des fauves prisonniers d’une cage, et n’attendant que leur délivrance : Une réponse. Oui ce sont des réponses que tu viens chercher, mais libérer les fauves est-il une bonne idée ? Es-tu capable de résister à la griffure de la vérité ?
–Ce sont des questions que vous posez à tous ceux qui entre ici, n’est ce pas ? Demanda le jeune sorcier, d’un air interrogateur.
–En quelque sorte, et leur réaction est toujours la même. Ils se demandent pourquoi ils sont entrés ici. Ils me regardent avec le dédain réservé aux charlatans, se disent que je devrais avoir la main plus leste sur l'encens, que cela les enfume. Que ma décoration n’est là que pour endormir la méfiance des gens crédules mais que eux, heureusement, sont bien plus intelligents que ça. C’est bien ce que tu penses. N’est ce pas, Arion ?
Le jeune homme se redressa alors, circonspect.
–Vous connaissez mon nom ?
–...Et c’est à cet instant qu’ils comprennent qu’ils n’ont pas juste affaire à un bonimenteur de foire.
–Qui êtes-vous, au juste ?
–Un magicien, qui voyage de villes en villages, de vallées en déserts. J’offre mes services et mes conseils à ceux qui en ont besoin. Et à sentir ton désarroi, je pense qu’Hayu a bien fait de tirer sur le fil de ton existence pour le mettre face au mien.
–Que ce soient les dieux ou le hasard qui aient planté votre tente ici, ça ne changera rien. Je doute que vous puissiez m’aider.
–N’en soit pas si sûr, tifli. On dit dans mon pays que nul ne peut connaître le goût d’un fruit avant de l’avoir goûté. Pareil à un fruit, mon aide peut avoir une saveur inattendue à ton âme tourmentée.
Le jeune homme fit la moue, et regarda la bourse de Paflos entre ses doigts. Il devait y rester cinq ou six pièces de bronze. C’était à la fois trop et trop peu pour ce genre de service.
–Ne te formalise pas sur les questions pécuniaires. dit alors le magicien. Je me contenterai de… qu'as-tu dans ce sac qui sent si bon ?
Arion haussa un sourcil. Comment cet énergumène avait-il pu sentir l’odeur des choux à la noisette ? Le jeune homme ne parvenait même plus à sentir l’odeur de l'encens tant la fumée de ce dernier lui brûlait les sinus. D’un geste précautionneux, il sortit un de ses choux de son sac.
–J’adore les petits choux fourrés, c’est toute mon enfance. ajouta l’elfe, attendri. Combien coûtent-ils ?
–Une pièce de bronze. répondit Arion, surpris par cette étrange demande.
–Alors je ne te demanderai qu’une pièce de bronze, pour m’acheter cette délicieuse friandise qui sent si bon. Le marché te semble correct ?
Tout ceci laissa Arion circonspect. Ce magicien se fichait-il de lui ou était-il un véritable escroc ? Cependant, jamais un escroc ne demanderait aussi peu pour une telle tâche. Il était donc forcément fou, ou approchant. Mais Arion n’aura sans doute pas la chance de recroiser un magicien de sitôt. Alors il sortit une pièce, et la posa sur la table. L’elfe la fixa quelque seconde. Les volutes d’encens tournoyaient autour de son visage, soulignant dans un océan gris son regard bleu azur.
–Bien, Arion. Parle-moi de ce mal qui te ronge.
Arion hésita. Il n’avait que peu confiance en ce magicien. Pourtant Paflos avait raison, il était une des seules personnes à pouvoir l’aider dans l'immédiat. Alors d’une voix hésitante, il murmura, comme pour que personne d’autre ne puisse entendre.
–Je fais des cauchemars horribles… C’est à chaque fois la même chose. Je vois des… Sortes de visions, comme des souvenirs, mais… Je n’ai jamais vécu ces choses-là, enfin je crois… Ils me hantent depuis des mois. Il m’arrive de n’entendre que la fureur, la haine et les flammes… J’ai… J’ai l’impression que mon âme se déchire à chaque fois.
–De simples cauchemars ne peuvent entraîner un tel état, tifli. Depuis quand es-tu hanté par ces visions ? Est-ce que cela est lié à un traumatisme, ou à quelque chose de cet acabit ?
–Ça doit dater de quelques mois… Ça a commencé après une visite dans un sanctuaire. J’ai été happé dans l’autel, et… J’ai vu ces visions pour la première fois…
–Les visions envoyées par les dieux sont un miroir de l'âme de celui qui les vénère. Ceux dont l'âme est pure et en paix avec elle-même vivent des moments d’une rare grâce. Mais ceux dont l'âme est tourmentée par leur passé se voient projetés dans la pire engeance de leur esprit torturé. Ton état semble grave. Comment se fait-il qu’un si jeune homme soit aussi affligé ?
–Je… Je ne sais pas…
–Tu ne sais pas ?
Arion déglutit alors. Pouvait-il faire confiance à ce magicien et lui dire la vérité ? De toute manière, il lui en avait déjà dit énormément. Il repris alors.
–Ça fait neuf mois que je suis arrivé ici, à Alpénas… Je n’ai aucun souvenir d’avant cette date.
–Pas le moindre ?
–Quelques fois, j’ai des flash, j'ai l'impression de connaître des choses ou des situations, mais tout est… Caché derrière un voile…
–Et as-tu l'impression d’avoir déjà vécu ces visions ?
–Oui… Oui, j’en suis sûr.
–Intéressant, très intéressant…
L’elfe se recula légèrement, entraînant avec lui une volute de fumée. Il semblait réfléchir. De son côté, Arion resta muet. En avait-il trop dit ? Le magicien repris.
–Je ne peux malheureusement rien faire pour calmer ces crises dans l’immédiat, si ce n’est te donner quelques herbes pour apaiser tes nuits. Cependant… Il n’est pas interdit de penser que tes visions seraient liées à ton amnésie. Faire la paix avec ton âme te libérera de ces visions. Et pour faire la paix avec ton âme…
–Je vais devoir retrouver la mémoire…
Le jeune homme se tut et baissa la tête. Son coeur se serrait. Ses cauchemars le hanteront tant qu’il n’aura pas retrouvé ses souvenirs, autrement dit jusqu'à sa mort. Cela faisait neuf mois, neufs interminables mois qu’il vivait dans l’attente de voir sa mémoire déchirer le voile de son esprit et lui revenir. Neuf mois qu’il vivait sans savoir qui il était réellement. Il avait tout tenté, mais rien n'avait fonctionné. Et aujourd’hui, il apprenait que ses horribles visions ne cesseraient que lorsqu’il aura retrouvé la mémoire. Le voilà condamné à souffrir doublement, et sans doute jusqu'à la fin de ses jours. Souffrir d'être un inconnu dans son propre esprit, et souffrir d’actions passées dont il n’avait pas le moindre souvenir. Voyant le désarroi du jeune homme, l’elfe ajouta, sur un ton doux et réconfortant.
–Ne crois pas que ta mémoire sera à jamais perdue. Il suffirait d’un déclic pour faire tomber le voile qui hante ton esprit. Y a-t-il quelque chose dans tes visions qui semble assez marquant pour amener à ce déclic ?
–Oui, je… Il y a quelque chose… Vous auriez de quoi dessiner ?
Le magicien fit alors venir à lui une feuille de papyrus et un fusain, qui vinrent se déposer délicatement sur la table, face à Arion. Ce dernier, tremblant, saisit le fusain et commença à dessiner la seule chose qu’il pouvait représenter sans hésiter. Ce symbole, cette forme géométrique couverte de runes. Elle était si distincte dans son esprit qu’il la représenta sans aucune hésitation. Une fois son dessin achevé, le jeune sorcier tendit le papyrus au magicien. Ce dernier le regarda sans aucune émotion dans ce qui parut d’interminables minutes. Pourtant, Arion put sentir dans les yeux de l’elfe d’insondables sentiments. Finalement, il brisa le silence et, tout en se rapprochant du magicien, demanda.
–Vous savez ce que représente ce symbole ?
L’elfe ne répondit pas de suite, mais reposa finalement le papyrus sur la table, un air neutre mais néanmoins mystérieux au visage.
–Aucune idée. Je ne suis qu’un humble magicien de foire. Il reste des savoirs hors de ma portée. Mais je suis sûr qu’un magicien plus talentueux saurait t’être plus utile sur ce point. Tu en trouveras sûrement un en ville.
Arion baissa à nouveau la tête. Au moins, il avait essayé… Tristement, il remercia l’étrange magicien et se releva, laissant son paiement sur la table. Mais alors qu’il s'apprêta à quitter la tente, le papyrus marqué de l’étrange symbole vint se glisser entre ses doigts.
–Garde-le, tifli. Tu en auras peut-être besoin, si d’aventure la quête de tes souvenirs te fait croiser le chemin d’un magicien plus expérimenté.
–J’en doute… Je ne sais même pas si je quitterai ce village un jour…
–Alors garde-le en cadeau d’un magicien compatissant.
–Merci, je suppose… Adieu.
–Qui sait, ce n’est peut-être qu’un au revoir.
Arion eut un léger souffle du nez. Ce magicien était vraiment étrange. Après avoir glissé le parchemin dans ses affaires, il sortit de la tente. Dehors, la lumière vive du soleil l'éblouit quelques secondes. La foule était moins dense que tout à l’heure. Doucement, le jeune homme reprit sa marche sur la grand-place, et passa devant le mât de cocagne, toujours aussi chargé en victuailles. Il tomba alors sur le père Lothin qui lorsqu’il le vit s’approcha.
–Eh bien, Arion, tu n’es pas sur le champ de foire ? Les épreuves vont commencer !
–Les épreuves… Bon sang oui, les épreuves !
Avec ce passage chez le magicien itinérant, Arion en avait complètement oublié ses obligations. Il avait promis à Paflos de le supporter lors des épreuves du champ de foire. Remerciant le père Lothin, le jeune sorcier se précipita sur la route qui descendait vers les champs, en contrebas du village, en espérant ne pas arriver en retard.
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