Chapitre IV : Le combattant unibrassiste

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–Mes amis, mes frères, mes sœurs. Chers toutes et tous. L’année fut, et ce n’est pas peu dire, riche en évènements et en changements. Notre beau royaume fut ramené à la liberté et au règne de notre bien aimé Roi-lige Elrik, et le Tyran Rouge n’est aujourd’hui plus qu’un souvenir…

 Arion venait d’arriver en trombe sur le champ de foire, où une petite foule s'agglomérait autour d’un enclos assez vaste. Face à la foule, et debout sur quelques planches posées sur des tonneaux, le podestat d’Alpénas était en plein discours. Il était habillé dans sa plus belle veste élimé rouge garance, et portait un magnifique jabot de dentelles –à moins qu’il fut simplement mité. À peine arrivé, le jeune sorcier s’approcha de la barrière. Dans l'enclos, outre l’estrade improvisée du podestat se trouvaient plusieurs personnes, dont Paflos. Ce dernier était en train de faire quelques mouvements d'entraînements avec son épée, et semblait trop concentré pour voir son ami. Le podestat continuait son discours.

–Aujourd’hui nous ne fêtons pas seulement le retour du Roi, nous fêtons le retour à l'ordre et à la paix. Certaines mauvaises langues jettaient déjà notre village dans les flammes vengeresses des Partisans du Tyran déchu, et eurent accusé bien promptement certains de ceux qui aujourd’hui sont nos amis.

 À ces mots, le Podestat lança un sourire poli et contenu à Arion, qui lui rendit d’un air gêné.

–Mais votre seule présence, si nombreuses aujourd’hui, est le plus beau pied de nez à tous ces clabaudeurs. Je dirai même plus, votre présence est la preuve que cet âge sombre de notre royaume est aujourd’hui, et nous pouvons nous en gargariser, derrière nous. Et pour fêter cela, fêter la paix, la concorde retrouvée, quoi de mieux que de remettre au goût du jour une tradition interdite par le Tyran Rouge : Les épreuves du Solstice !

 La foule présente applaudit alors, ovationnant la décision et, a fortiori, un podestat qui tenta de feindre la modestie. Le vieil homme, sans doute le plus riche des fermiers de la vallée après le Père Lothin, n’était pas fondamentalement méchant, bien au contraire. Il avait fait partie, et avec un grand entrain, de ceux ayant dès le début accepté Arion au village. Mais il était difficile de savoir si c’était par bonté d'âme ou en réaction à la pensée de la majorité de ses administrés. C’était là son principal défaut : tel les politiciens des grandes villes, il s’accordait presque toujours avec la pensée lui rapportant le plus. La seule chose l'empêchant d'être totalement détestable était son amour profond pour Alpénas et sa vallée, le rendant incapable de prendre une décisions qui irait contre elle ou ses habitants.

–Toute la vallée remercie par ailleurs ce cher père Lauthin pour avoir prêté un de ses pâturages afin d’y organiser les épreuves. Mais trêve de tergiversations, je sais que vous n'êtes pas là pour m’entendre pérorer éternellement. Je vais donc sans plus tarder présenter les candidats ayant accepté de participer à la renaissance de cette tradition si précieuse à notre vallée.

 Ainsi les candidats furent appelés un par un, étant à chaque fois acclamés par leurs soutiens. Les participants venaient de toute la vallée, parfois même d'au-delà, et avaient amené avec eux amis et famille pour venir les acclamer. Mais de tous, ce fut Paflos qui reçut le plus chaleureux soutien. Tout le village ou presque était venu soutenir leur champion. Alors que le coup d’envoi de la première épreuve allait être donné, un homme vint murmurer quelque chose au podestat. D’abord étonné, l’homme se redressa et dit :

–Il semblerait que nous ayons un participant de dernière minute. Il nous vient d'au-delà du Pélargis, et préfère garder l'anonymat. Accueillez donc notre candidat mystère !

 Alors, un homme encapuchonné sortit de la foule et passa la barrière le séparant du champ de foire. Une fois face au podestat et aux autres concurrents, il dégrafa sa cape et la jeta derrière lui, dans les mains d’une des personnes l’accompagnant. Il était habillé d’une chemise blanche dont le style élégant détonnait avec le reste des participants, et d’un pantalon noir. Ses cheveux, blonds et longs, étaient attachés en une queue de cheval sans doute réalisée à la hâte. Bien que d’un gabarit filiforme, il semblait finement musclé. Après un rapide geste de tête à ses rivaux, l’homme se tourna vers la foule. Il portait sur le visage un masque de velours couvrant le haut de son visage, et ne laissant entrevoir que ses yeux d’un rouge vermeil, qui mirent immédiatement très mal Arion. Mais la principale particularité du concurrent mystère était qu’il lui manquait son bras gauche. Voyant cela, un murmure commença à se répandre dans la foule, qui se mua bien vite en protestation. Comment un manchot pouvait espérer avoir la moindre chance dans cette compétition ? Comment pouvait-il même être autorisé à concourir ? Voyant cela, le podestat tenta de rappeler la foule au calme, avant de demander au concurrent mystère :

–Êtes-vous sûr d'être en état de concourir, mon ami ?

–Eh bien j’ai mangé gras tout à l'heure, mais je crois être encore assez léger pour, oui. répondit l’homme avec un aplomb teinté de sarcasme.

–Mh, je parlais plutôt de votre… Enfin de votre… Anatomie handicapante.

–Avez-vous peur de voir vos champions ridiculisés par un manchot ?

–Non, mais…

–Alors cessez de retarder le début de ces épreuves, et commençons !

 Le podestat grimaça à la réponse brutale et impérieuse du mystérieux manchot. Aidé par l’homme qui l’avait averti de la venue du dernier concurrent, il descendit de son estrade, qui fut rapidement débarrassée, avant de repasser de l’autre côté de la barrière. Dans l'enclos, plusieurs personne s’affairaient à préparer la première épreuve, alors que les trois juges –Le podestat d’Alpénas, le Père Lothin et un fermier venant d’un hameau plus au sud– s'installaient à l’écart de la foule, dans un plus petit enclos attenant à celui des épreuves dans lequel avait été dressé une table et trois chaise. Arion s’installa contre une des barrières, et put voir Paflos lui lancer un regard amical bien que trahissant le stress du compétiteur. Mais toute l’attention du jeune sorcier était portée sur cet étrange manchot. Ce dernier lui lança un regard fier et mystérieux, accompagné d’un sourire en coin, qu’Arion était incapable de déchiffrer.

 De son côté, Paflos achevait ses étirements, alors que les derniers préparatifs étaient bouclés pour la première épreuve. A côté de lui, les autres participants semblaient suivre le même rituel. En le comptant, ils étaient sept. Mais de tous, c’était surtout cet étrange inconnu qui attirait l’attention de l’homme d’armes. Il était trop bien habillé pour venir de la Vallée. Mais pourquoi un étranger, manchot qui-plus-est, viendrait participer aux épreuves du solstice à Alpénas ? Ce dernier semblait déterminé, et ne prêta aucune attention aux autres concurrents, qui pourtant le regardaient tous de manière plus ou moins circonspecte. Soudain, le son d’un cor retentit, marquant le début de la première épreuve.


 Cette dernière était quasiment un tour de chauffe. Les participants devaient fendre trois bûches en deux, les mettre dans une hotte, transporter cette dernière à l’autre bout d’un champ de foire, décharger, puis revenir devant le jury. Les trois premiers à arriver devant les trois juges après avoir vidé leurs hottes pourraient atteindre la seconde épreuve, les autres seraient exclus. Couper du bois, courir avec un poid sur le dos… Rien de bien sorcier pour l’homme d’armes.

 À peine le coup d’envoi donné qu’il se jeta sur le rocher lui servant de base et saisit sa hache. Les premiers coups tombèrent presque en cadence, fendant presque en même temps, et du premier couop, toutes les bûches. Tous les hommes présents étaient de grands gaillards, dont la force leur permettait de boucher cette prérogative en un seul coup. Paflos savait qu’il ne pouvait pas compter là-dessus pour prendre l'avantage. Rapidement, il jeta les restes de sa première bûche dans la hotte d’osier à côté de lui, et recommença toute l’opération. A sa droite, le manchot, malgré son handicap, se débrouillait tout aussi bien que les autres, avec une technique certes hétérodoxe, mais validée par le silence du jury. Maintenant la bûche posée sur son rocher contre sa jambe gauche, il y plantait avec vigueur un couteau de chasse, avant d’asséner avec son seul bras de puissants coups de hache, non pas avec son tranchant mais avec le dos de la tête de cette dernière, directement sur le pommeau de son couteau. Le choc brutal et l’angle du couteau faisait éclater dès le premier coup la bûche en deux. Cette technique, allié à la rapidité d’exécution du candidat, lui permettait de garder le rythme du reste des candidats. Ce fichu Manchot allait être un concurrent bien plus retors qu’il n’aurait paru.

 Les candidats tranchèrent tous leur dernière bûche à quelque seconde d'intervalle chacun, et chargèrent leur hotte dans un écart encore moins important. Alors qu’il la mettait sur son dos, Paflos se tourna rapidement vers le Manchot, curieux de savoir comment ce dernier comptait porter son chargement avec son handicap. Sans se formaliser de ses concurrents, ce dernier enfila la hotte d’une épaule, et noua la manche de sa chemise à la seconde hanse, avant de partir à pleine vitesse vers l’autre bout du champ de foire, avec un léger retard sur les autres.

 Paflos prit rapidement la tête, dépassant ses concurrents de plusieurs précieuses secondes. Son entraînement journalier l’habituait à courir avec une charge sur le dos. Un jour, il avait même fait son entraînement en portant Arion sur son dos. Heureusement que le jeune homme n’était pas bien lourd. Mais alors que l’autre bout du champ se rapprochait, Paflos aperçut en périphérie de sa vision quelqu’un le rattrapper. C’était le Manchot. Par tous les dieux, ce type n’était vraiment pas à prendre à la légère ! L’homme d’arme tenta de garder son rythme, quitte à laisser son adversaire le dépasser et s’épuiser en premier. De toute manière, il pourra rattraper son retard lorsque l’autre devra détacher sa manche de sa hotte.

 À peine arrivé dans la zone de délestage, Paflos jeta en arrière sa hotte d’un geste d’épaule, la laissant s’écraser, elle et son contenu, sur le sol. A côté de lui, le Manchot, arrivé avec quelques secondes d’avance, était aussi en train de décharger. Comme à son habitude, et au grand damn de Paflos, c’est avec ingéniosité –et son couteau– qu’il régla la question de son handicap. D’un coup sec, il trancha net sa manche avant de se débarrasser, comme son rival, de sa hotte. Les deux hommes repartirent presque en même temps, alors que le dernier des candidats –retardé par une chute, le pauvre homme s’était pris les pieds dans sa hache en partant– n’était pas encore arrivé à la zone de délestage.

 Il était hors de question de laisser cet étrange inconnu arriver en tête de l’épreuve. Les deux hommes se tinrent à moins d’une seconde d’écart dans la dernière ligne droite. Souvent, l’un passait devant, avant d'être rattrapé par l’autre sur quelques mètres, et ainsi de suite. Les cinq autres candidats, eux, n'étaient même plus une menace ni pour le Manchot, ni pour Paflos. Ce dernier sentait que la compétition se jouerait contre lui, entièrement contre lui. La ligne d’arrivée se rapprochant. Paflos mit un dernier coup de collier, essayant de passer une ultime fois devant son adversaire. Il le distança alors d’une, non, de deux secondes. La première place était à lui ! Il sentait ses jambes s’endolorir. Non, il ne devait pas lâcher, il ne pouvait pas. Mais soudain sur les dernières mètres, il vit passer à sa hauteur une chevelure blonde. Ce salaud ! Paflos tenta d’accélérer une dernière fois. Ses jambes allaient lâcher…

 Lorsqu’il passa la ligne d’arrivée, l’homme d’arme se laissa tomber à genoux sur le sol, haletant. Son visage était ruisselant, et ses vêtements trempés de sueur. Autour de lui, la foule l’acclamait, criait son nom avec une fierté toute chauvine. Mais il n’arrivait même pas à les entendre, épuisé par sa course. Arion, voyant son ami dans cet état, entra dans le champ de foire et saisit une des gourdes réservé aux coureurs, accroché aux barrières de l’enclos des juges. Il se baissa, et la tendit à Paflos, qui engloutit une bonne quantité d’eau, avant de se verser le reste sur la tête.

–Tu as été incroyable ! s’écria Arion. J’ai jamais vu un homme courir si vite si longtemps !

–J’ai gagné ? bredouilla Paflos, groggy.

–Les juges doivent encore trancher, tu es arrivé en même temps que le manchot.

 Paflos soupira. Au moins, il n’était pas arrivé après son rival. Doucement, il releva la tête vers le jury. Dans leur enclos, les trois juges discutaient gravement à voix basse. Paflos et l’étranger avaient franchi la ligne d'arrivée de manière si parfaitement simultanée qu’il était impossible, même pour un œil averti, de les départager. Paflos, qui doucement reprenait son souffle, finit à se redresser après quelques minutes. Un peu plus loin, le Manchot discutait avec les hommes l’accompagnant. Il faisait frénétiquement tourner son seul index valide autour de son pouce, semblant attendre avec tant de sérieux la réponse des juges qu’il envoya paître un de ses hommes, qui lui proposait de changer de chemise. Finalement, le silence gagna le jury, et le podestat se leva.

–Mes amis, chers toutes et tous, chers participants. Après mûres délibérations, le jury de la première épreuve s’est déclaré incompétent pour départager les candidats ayant ensemble franchit la ligne d’arrivée. En conséquence, Paflos et l’honorable étranger sont déclarés premier ex aequo sur cette première épreuve. Les deux candidats arrivés immédiatement après eux récupèrent a fortiori la deuxième et la troisième place.

 La foule s’agita alors. Certains fêtèrent l’arrivée en premier de Paflos, d’autres la troisième place récupérée par le quatrième. Certaines voix dissonantes se firent entendre, portant les plaintes des partisans des coureurs exclus, pour qui la largesse du jury était une insulte à leur poulain disqualifié. Paflos soupira de soulagement en entendant la décision, et ne put réprimer un geste d’euphorie en venant prendre Arion dans ses bras. L’homme d’armes était trempé de sueur et dégageait le musc des hommes après l’effort. Mais Arion pouvait bien le lui pardonner, et le serra contre lui avec le même entrain, bien trop fier de son ami pour s’en formaliser. La tête serré contre l’épaule de Paflos, le jeune sorcier jeta un rapide coup d'œil au Manchot. Ce dernier, inexpressif, détonnait avec le reste des personnes présentes. Ce n’est qu’en repoussant avec véhémence un de ses hommes qu’Arion compris qu’il se rangeait plutôt du côté de ceux rejetant la décision du jury, même s’il ne pouvait trop s’en plaindre.

 Pendant ce temps-là, on préparait la seconde épreuve. Arion fut gentiment reconduit hors du terrain et repassa de l’autre côté des barrières. Paflos, de son côté, se préparait mentalement à la suite. Ses jambes tremblaient encore légèrement, même si son souffle était revenu. Rapidement, il jeta un regard vers son protégé. Arion était sagement accoudé à la barrière, et dégustait un de ses choux fourré à la pâte de noisette. Lorsque leurs regards se croisèrent, le jeune sorcier leva le pouce en l’air en signe de soutien. Derrière lui, le maître d’arme put voir le tavernier discuter avec plusieurs personnes. Sans doute jouait-il les bookmakers. Paflos détourna alors le regard de la foule et se concentra sur l’épreuve qui l’attendait. A sa gauche, les trois autres candidats s’étaient alignés. Le Manchot était le plus proche de lui. Lorsque leur regard se croisa, ce dernier lança un regard de défi, empli de fierté, mais aussi de mépris, ce qui fit grogner l’homme d'armes. Ce petit citadin estropié allait vite regretter son air prétentiard. Soudain, le cor sonna.

 Devant chacun des quatre candidats furent installés trois tables, à respectivement cinquante, quatre-vingt et cent-dix mètres. Sur chacune des tables avait été placé deux demi-bûches, l’une à côté de l’autre, leur cœur dirigé vers les compétiteurs. On apporta alors aux participants un arc ainsi que huit flèches. Le but de l’épreuve étant simple : planter un maximum de flèche dans les demi-bûches. Chaque flèche plantée dans une table rapportait cinq points, dix dans une demi-bûche. Une cible renversée rapportait cinq points pouvant être cumulés avec les dix points précédents. En plus de cela, tous les points faits sur la deuxième table étaient multipliés par deux. Ceux fait sur la troisième, par trois. Une flèche plantée dans la table d’un autre offrait un malus de cinq points, de dix si elle se plantait dans la cible. Les quatres concurrents, pour ne pas empiéter trop les uns sur les autres, allaient tirer les uns à la suite des autres, en commençant par celui le plus à droite. Son tour prenant fin une fois toutes ses flèches utilisées.

 Le premier concurrent se positionna, sous le regard de ses adversaires, de la foule et du Jury. Paflos ne s’inquiétait pas spécialement du score qu’allait obtenir le compétiteur. C’était un garçon de ferme. Costaud et débrouillard, mais qui était loin du tireur d’élite. Et en effet, son score, bien qu'honorable, était loin du sans faute. Une seule de ses flèches avait atteint la dernière table, se plantant entre les deux cibles. Deux flèches avaient atteint la deuxième table, dont une se planta au cœur d’une bûche, sans toutefois la renverser. Deux autres flèches avaient atteint la première table, et avaient renversé les deux bûches. Le dernier trait avait loupé sa cible et s’était écrasé entre les deux premières tables. Le premier compétiteur obtint ainsi soixante-quinze points, et fut acclamé par ses soutiens en conséquence.

 Arriva le deuxième compétiteur. Ce dernier était déjà un peu plus craint par Paflos. L’homme d’arme l’avait déjà entraîné à l’arc par le passé, lors des cours d’initiations aux armes qu’il offrait aux habitants de la vallée. Et ce dernier se débrouillait plutôt bien. Ses premières flèches furent d’ailleurs assez bonnes, puisqu’il planta une bûche de la dernière table et renversa les deux de la table du milieu d’une flèche au cœur de chacune. Malheureusement pour lui, sa quatrième flèche fut très mal tirée, et parti se planter dans la première table du Manchot. Ce dernier ne put retenir un ricanement sardonique. Les quatres flèches suivantes ne furent qu'à peine meilleures. Leur tireur, blessé dans son orgueil par la réaction de son adversaire, n’était pas parvenu à se concentrer assez. Paflos soupira, sentant bien la panique et la rage du tireur. Gâcher un si beau score pour une affaire d’égo, c’en était navrant… Les trois flèches suivantes vinrent louper de peu leur cible. Faisant encore plus rager l’archer, et jubiler de plus en plus ostensiblement le Manchot. La dernière flèche, peut être par miracle, peut être par sursaut de concentration, parvint à compenser le malus de la quatrième flèche, et vint se planter dans la première table. Le deuxième concurrent s’en sortait avec quatre-vingt-dix points, passant temporairement en tête du classement.

 Fier comme un paon, le Manchot se mit en position. L’homme d’arme ne put s'empêcher de le dévisager, d’un air mêlant le dégoût et l'admiration. Il éprouvait en effet une fascination étrange pour cet homme, et pour ses techniques lui permettant d’aller outre son handicap, toutes aussi peu orthodoxes qu'efficaces. Cette épreuve ne fit pas exception. Alors que de sa main valide, l’homme tenait la poignée de son arc, c’est à l'aide de ses dents qu’il banda son arme. La technique, au demeurant risqué, se démontra efficace. La première flèche percuta à pleine vitesse l’une des cibles de la deuxième table, si fort qu’elle en tomba. Elle fut vite accompagnée par sa voisine. Les trois flèches suivantes réglèrent leur sort à la première table, faisant chavirer l’une des deux bûches. Les deux autres se plantèrent respectivement dans le meuble et dans la seconde cible. Ce fut au tour de la dernière table d'être attaqué. Elle prit une première flèche, puis la bûche à côté d’elle en prit une deuxième, vacillant sans pour autant tomber. Le Manchot grogna, fronça les sourcils, et tira une nouvelle flèche. La foule se tut alors, comme assommée par ce qu’il venait de se passer. La flèche venait de fendre en deux celle l’ayant précédée, dans la bûche de la dernière table, qui en tomba à la renverse. Le Manchot jubilait en entendant –ou plus justement en n’entendant pas– la réaction du public face à ce coup. Paflos ne put retenir un hoquet de surprise. Il venait de détruire le tableau des scores avec cent-quatre-vingt points. Deux fois plus que le précédent compétiteur. Et tout ça avec un seul foutu bras…

 Paflos s'avança alors avec son arc. La pression était à son comble. La foule, encore estomaquée par le dernier tir du Manchot, était restée silencieuse. Ce dernier était d’ailleurs balafré d’un sourire hautain, celui d’un homme qui se savait vainqueur. Paflos prit alors une profonde inspiration, ferma les yeux quelques secondes. Ce n’était pas un petit citadin prétentieux qui allait rivaliser avec lui ! Cette épreuve, il l’avait réalisée mille fois, de manière bien plus difficile. Alors Paflos ouvrit les yeux, et tira sa première flèche. Elle fendit l’air, et vint la planter dans une des bûches de la dernière table. La deuxième vint lui rendre visite, et s'installa dans la seconde cible. Paflos en tremblait. Il ne devait pas s'arrêter en si bon chemin. La troisième flèche renversa l’une des bûches de la première table. La quatrième et la cinquième se plantèrent dans les cibles de la deuxième table, sans cependant les renverser. S’il n’avait pas mal compté, il venait de sécuriser sa deuxième place. Mais ce n’était pas suffisant. Il voulait effacer ce petit sourire pédant du visage de ce Manchot. Il tira sa sixième flèche vers la dernière table et… Mince, trop bas. Elle se planta sur la table. Il lui restait deux flèches, il n’avait pas le droit à l'erreur. Alors il tira la septième flèche, un peu plus haut, juste un peu plus haut… Trop haut ! La flèche disparut derrière les tables, provoquant un souffle moqueur de la part du Manchot.

 Plus qu’une flèche. Il pouvait tenter un dernier coup. Toute la foule ou presque retenait son souffle. Paflos prit une grande inspiration, ferma les yeux quelques secondes. Un tout petit peu à droite, juste ce qu’il fallait, ni trop, ni pas assez… Non, ça n'avait aucune chance, strictement aucune… Mais si ça marchait, si tant est que ce soit possible, il pourrait peut-être l’emporter. Il n’avait de toute manière rien à perdre. Paflos ouvrit alors les yeux, visa, et tira. La flèche traversa le champ de foire, passant la première, puis la deuxième table. Jamais de sa vie l’homme d’arme n’eut l’impression que le vol d’une flèche fut si long. Le trait se planta alors dans la bûche gauche de la troisième table, sur son arête droite. Prise dans le mouvement, elle bascula légèrement, percuta la seconde bûche du bout des flèches plantée en elle, l’entrainant dans sa chute hors de la table. Paflos venait de fixer son score, par ce dernier tir, à cent-quatre-vingt-dix points ! Les partisans de Paflos hurlèrent alors de joie, criant son nom à s'en rompre la voix. Par tous les dieux, il avait réussi ce tir. Par quelle merveilleuse intervention divine avait-il réussi ce coup ? Peu importait, il l’avait fait ! Jamais il ne pourrait assez remercier les dieux, même si quelques offrandes au Pélargis s’imposaient sans doute, au moins pour la forme.

 A côté de lui, le Manchot rongeait son frein, fusillant du regard Paflos et ses foutu dix points d’avances. Mais l’intéressé s’en fichait pas mal, de l’avis de cet arrogant étranger. Les jambes tremblant sous l’effet de l’adrénaline, Paflos s’approcha des barrières, en direction d’Arion. Le jeune homme, tout sourire, essaya de dire quelque chose à son ami, malgré les cris de ses supporters. Paflos due presque se coller à son jeune protégé pour l’entendre.

–Paflos ! Par les dieux Paflos tu l’as fait ! C’est juste incroyable, comment t’as réussi ca ?

–Même si je le savais, je ne suis pas sûr que j'aurais pu le faire volontairement ! plaisanta Paflos.

 Ce dernier ne put parler longtemps avec Arion, les cris devenant trop importants. Alors l’homme d’arme se recula un peu, et salua ses supporters. De leur côté, les juges délibérèrent, bien plus rapidement cette fois-ci. Après avoir à de nombreuses reprises appelé au silence, ce qui prit presque plus de temps que les délibérations de la première épreuve, le podestat déclara :

–Mes amis, chers toutes et tous, chers participants. Au vue des scores des quatre participants à cette épreuve, que nous avons validés collégialement, nous déclarons qu’avec respectivement cent-quatre-vingt-dix points et cent-quatre-vingt points, Paflos et l’honorable étranger sont qualifiés pour la dernière épreuve du solstice.

 De nouveaux hourras gagnèrent la foule, alors que les deux candidats éliminés quittaient le champ de foire. Paflos soupira, et vint chercher sa gourde pour se désaltérer et s’asperger le visage. Il devait rester calme. Ce serai idiot d’échouer après tout ça. Rapidement, on prépara un petit terrain carré d’une quinzaine de mètres de côté, délimité par quatre piquets de bois. La dernière épreuve. Alors, Paflos reposa sa gourde et entra sur le terrain. En face de lui, le Manchot avait fait de même. Il avait retiré sa chemise –ou du moins ce qu’il en restait, dévoilant un torse finement musclé et traversé par un large bandage, qui lui prenait toute l’épaule droite et descendait jusqu'à ses côtes flottantes gauche, couvrant ainsi presque tout le haut de son corps. Sans doute était-il blessé, pensa Paflos. Cela expliquait peut-être aussi le masque qu’il portrait. L’homme d’armes tenta de chasser ces pensées. Il était inutile de chercher une vie à ce petit arrogant. Bientôt, il s’en retournerait dans sa cité, loin de la vallée, et si les dieux le voulaient avec le souvenir douloureux d’une défaite en mémoire.

 On apporta alors aux deux hommes une épée en bois. Les deux compétiteurs prirent quelques secondes pour appréhender leur arme. Elle était assez mal équilibrée, mais il fallait faire avec. Les deux hommes finirent par se mettre l’un en face de l’autre, attendant le début de l’épreuve. Le Manchot demanda alors, un air narquois et défiant au visage :

–Êtes-vous prêt pour votre défaite ?

–Je n’osais vous poser la même question. répondit sèchement Paflos.

–Je me demande comment le vivra votre adorable petit ami. ajouta le Manchot sur un ton encore plus incisif.

 Paflos serra alors ses doigts autours de la poignée de son épée et grogna :

–Restez-en là. Je n’aimerais pas briser votre seul bras valide dans un accès de colère.

–Comme c’est adorable.


 Le cor résonna alors. Le premier des deux compétiteurs à faire sortir son adversaire du carré ou à lui faire mettre un genoux à terre remportait l’épreuve. D’un geste presque automatique, le Manchot salua son adversaire avec toute la grâce d’un bretteur habitué aux duels d’apparats. Ne pouvant laisser ce beau geste sans réponse, Paflos fit de même. Mais alors qu’il baissa poliment la tête, l’épée pointée vers le sol, il vit à la lisière de sa vision quelque chose venir droit sur sa tête. L’homme d’arme eut tout juste le temps de parer le coup. Quel chien ! D’un geste vif, il parvint à se reculer assez pour lui permettre de lever son épée et de frapper son adversaire. Mais ce dernier se baissa au dernier moment, et parvint à mettre un coup brutal dans la hanche de Paflos. L’homme d’armes poussa un cri de douleur, avant d’asséner un coup de coude à son adversaire, qui fut repoussé de quelques pas. Paflos en profita, et de sa lame frappa le profil du genoux du Manchot. Mais ce dernier parvint in extremis à parer cette attaque, et repoussa l’épée de son adversaire, qui revint à la charge presque aussitôt, visant cette fois-ci le visage du Manchot. Là encore, l’étranger para le coup mais fut forcé de reculer encore. Il n’était plus qu'à moins de trois mètres de la limite du terrain. Dans un cri de rage, il repoussa violemment Paflos d'un coup d'épaule, regagnant un demi-mètre.

 Paflos se recula alors d’un pas, puis de deux. Les deux adversaires se tournèrent alors autour, prêts à frapper à la première d'inattention de l’autre. L’homme d’arme serrait dans ses deux mains le manche de son épée, fixant avec rage son rival. Ce dernier se contentait de son sempiternel air supérieur, prétentieux, parfait de ce détestable sourire en coin. Ce fut le Manchot qui brisa la courte trêve, en tentant un coup d’estoc entre les côtes de l’homme d’arme. Mais le coup fut dévié à la dernière seconde par un geste en arc de cercle, si puissant qu'il désarma l'étranger. Paflos en profita et tenta de frapper dans un même geste son rival d’un coup latéral dans les côtes. Mais ce dernier parvint à se baisser à temps et arriva à saisir la lame de son arme, avant de remonter brusquement et d'asséner un coup de pommeau en plein dans le menton de l’homme d’armes. Sonné, Paflos bascula en arrière. Non, ça ne pouvait pas finir comme ça, ça ne devait pas finir comme ça ! Il jeta alors ses mains au sol, pour se supporter, l'empêchant au dernier moment de tomber à terre. Heureusement pour lui, le Manchot ne prêtait plus attention à lui. Il pavoisait comme un paon devant une foule retenant son souffle.

 Mais au lieu du son du cor mettant un terme à l'épreuve, ce furent les acclamations de la foule que l’étranger entendit. Il se retourna, perdant son sourire narquois. Paflos s’était relevé tant bien que mal, sans jamais avoir posé genoux à terre. Et dans un grognement presque bestial, lança un coup parfaitement vertical en direction de la tête du Manchot, comme s’il voulait la trancher dans le sens de la hauteur. Ce dernier eut tout juste le temps de parer le coup avec sa lame. Mais Paflos était déchaîné, et frappa un coup identique avec la même force, puis un troisième, un quatrième… Sa lame se rompit, mais il continua, frappant un dernier coup avec ce qu’il lui restait d’épée. Le son du cor retentit alors, faisant sortir Paflos de son état de rage. Le Manchot avait posé un genou au sol.

 La foule exulta alors, scandant presque comme un seul le nom de l’homme d’armes. À ses pieds, le Manchot grognait légèrement, fixant le sol. Doucement, il baissa son épée. Paflos avait encore du mal à réaliser sa victoire, et laissa tomber sa demi-lame à ses pieds. Dans un geste sportif, il tendit la main à son adversaire, pour l’aider à se relever. Mais ce dernier lui jeta en guise de réponse un regard mauvais, et se releva seul, s’éloignant sans demander son reste, alors que des supporters de Paflos, Arion en tête, envahissaient le champ de foire pour acclamer leur champion. Malgré le brouhaha, le podestat s'égosilla, à s'en éteindre la voix :

–Grâce à une victoire par genou-en-terre, Paflos est déclaré vainqueur des épreuves du Solstice, et remporte deux beaux jambons et un tonneau de bière offert gracieusement par le Père Lothin ! L’honorable étranger, pour sa deuxième place, remporte en lot de consolation un panier garni surprise !

 Mais l’étranger, gravement blessé dans son orgueil, s’était déjà éclipsé, ne laissant derrière lui qu’une chemise coupée en deux. Paflos n’y prêta aucune attention, bien trop grisé par sa victoire. Il fut porté triomphalement par la foule, et emmené plus loin. Arion le regarda alors s’éloigner, un air fier au visage. Pourtant une petite voix résonnait en lui, une voix aux accents bien trop graves pour avoir le cœur à la fête. Il devait parler à son ami de ce que l’elfe lui avait dit. Mais le jeune homme ne pouvait se résoudre à le déranger en plein triomphe. Alors doucement, il tenta d’étouffer cette voix. Il était plus que temps de fêter le solstice et son champion. Les deux hommes avaient largement le temps d'aborder le sujet, une fois la fête et leur cuite respective terminée.

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