Chapitre V : La lettre
La fête du Solstice s’était achevée dans une grande et contagieuse allégresse, autour d’un immense banquet où la nourriture et l’alcool furent servis à profusion. Jamais Arion n’avait autant mangé ni autant bu, et pris plusieurs jours à se remettre totalement de la cuite, puis de l’indigestion qui l’avait suivi. Paflos lui avait raconté le lendemain qu’il tanguait tellement sur le chemin du retour que l’homme d’armes due le porter. Durant ces quelques jours de récupération, Arion ne se sentit pas de raconter à son ami ce que l’elfe lui avait dit, ni sur son envie grandissante de l’écouter, et de partir pour la ville la plus proche, chercher une personne qui saurait lui dire quel est cette étrange symbole gravé dans ses cauchemars. Au bout de ces quelques jours de réflexion –et d’indigestion, le jeune sorcier se sentit prêt à aborder le sujet avec son ami.
C’était une belle journée de ce tout jeune été. Il devait être seize heures. C’était l’heure à laquelle Paflos rentrait de son tour de surveillance le long des chemins plus en hauteur sur les pentes de la vallée. Il était toujours d’excellente humeur après cette promenade. Arion avait passé toute la journée à se préparer à ce qu'il allait dire à son ami, à noter mentalement chacun de ses arguments. Il devait convaincre son ami de venir avec lui, ou de le laisser partir. Au fond de lui, Arion craignait les conséquences de cette discussion. Non pas la réaction de son ami, mais juste le fait qu’il ne savait pas comment il allait réagir en cas de refus de Paflos. Mais il devait le faire, il devait quitter Alpénas, savoir à quoi correspondait ce symbole, percer le voile de son esprit.
Arion était accoudé à l'entrebâillement de la porte, scrutant le chemin, cherchant à capter le reflet d’une épée reflétant la lumière du soleil, ou d’une chevelure argentée… Il essayait de rester calme, de respirer doucement. Alors, il vit arriver doucement vers lui un grand gaillard aux cheveux d’argent, une épée rutilante à la ceinture. Le sorcier sentit son coeur accélérer sous le stress, alors que Paflos se rapprochait. Il devait se calmer, paraître le plus normal possible… Quand il fut enfin face à lui, le jeune sorcier demanda sur un ton peu assuré :
–Alors, ce tour ?
–Rien à signaler, répondit l’homme d’arme, en se tournant vers le village. La vallée est on ne peut plus calme.
–Tant mieux, alors…
–Tout va bien, Arion ? s’étonna Paflos. Tu as ta petite mine des mauvais moments.
–Mh, non, ne t’en fait pas, ca va…
–Tu es descendu au village, et tu as encore surpris une conversation devant la taverne sur nous deux ?
–Non, je suis resté à la maison…
–Alors quoi, Arion. Je vois bien que ça va pas. Tu as une mauvaise nouvelle ?
–Il… Il faut que je te parles.
Paflos leva un sourcil, intrigué. Voyant qu’il ne renchérissait pas, Arion ajouta :
–Lors de la fête du solstice. Je… J'ai parlé à un magicien, comme tu me l'avais conseillé.
–Combien ?
–Combien quoi ?
–Combien tu as donné à ce magicien ? A voir ta tête, ca t’as couté cher, et tu ne sais pas comment me dire que tu as pris de l’argent dans ma cassette à coup dur.
–Non, ça n'as rien à voir… Je lui ai parlé de mes visions, et… De quelque chose que je vois dedans. Quelque chose de récurrent. Un symbole.
–Et que t’as-t-il dit ?
–Rien… Il m'a dit qu’il ne pouvait pas m’aider en l’état, mais…
–Mais ?
Arion hésita, regardant son ami, sa ceinture, son épée, son torse, ses yeux… Il serra son poing, et dit avec le plus d’assurance possible :
–Je dois partir. Aller en ville. Là- bas, on pourra m’aider.
–Je te demande pardon ?
–Je pars, Paflos.
–C’est hors de question. Les routes sont dangereuses, ce serait de la folie de te laisser partir seul.
–Alors viens avec moi, Paflos. Accompagne-moi, s’il te plaît.
–Je ne peux pas. Ma place est ici, à Alpénas, à veiller sur la vallée.
–Pitié, Paflos… supplia Arion, avec une mine de chien battu.
–Je ne peux partir, et je ne te laisserai pas te risquer seul dans cette aventure. La conversation est close.
Paflos s'avança alors vers la maison, et poussa légèrement son ami pour entrer, avant de suspendre son épée à un porte manteau. Puis il s’installa à sa table, et se coupa une tranche de pain, comme si de rien n’était, comme si leur conversation n’avait porté que sur le temps qu’il faisait. Arion regarda son ami, interloqué. Le jeune sorcier sentait son coeur accélérer à nouveau, et son sang comme bouillir en lui. Il venait de se faire rembarrer comme un enfant. En fait, il n'avait jamais été autre chose pour Paflos, depuis son arrivée ici. Tout le monde les pensait amants, mais c’est plus la relation d’un père pour son fils que Paflos entretenait avec son ami. Ses yeux prirent alors une teinte vermeil, alors que sa respiration s’accélérait.
–Je ne suis pas un enfant. Souffla Arion en serrant les poings
–Ça ne change rien. C’est hors de question que tu quittes le village sans protection, et je ne peux pas venir avec toi.
–Je ne suis pas un enfant, et je ne suis pas ton esclave ! s’emporta Arion
La tranche de pain de l’homme d’armes s'envola alors, s’écrasant contre une fenêtre. Surpris, ce dernier ne répondit pas, se contentant de regarder son ami. Arion serrait les poings, ses yeux était passé à l'écarlate, alors qu’une sorte d’aura rougeoyante planait autour de lui, et soulevait ses cheveux comme dans une étrange brise.
–Arrête d’essayer de me dire ce que je peux ou ne peux pas faire. Je n’ai pas d’ordre à recevoir, ni de toi, ni de personne.
–Je ne veux que te protéger. Fit le plus doucement possible Paflos
–Arrête d’essayer de me protéger !
Le hurlement d’Arion gronda dans toute la maison, fit grincer les poutres et frémir les fenêtres, et projeta presque l’homme d’armes en arrière. Doucement, il essaya de se lever et de s’approcher d’Arion, mais ce dernier le repoussa dans une charge d’énergie pure.
–Je ne veux pas être protégé ! gronda Arion. Je veux des réponses ! Bon sang, tu es capable de le comprendre ?! Je ne peux plus supporter ce voile ! Je ne supporte plus ces cauchemars ! A quoi bon être protégé si je ne sais même pas pourquoi je devrais vivre ?!
–Calme-toi, Arion…
–Je veux pas me calmer, je veux des réponses ! Et tu ne veux pas me les donner, tu veux que je reste à toi ! Juste à toi ! Tu crois que je sais pas pourquoi tout le monde croit qu’on est ensemble ?!
–S’il te plaît, Arion, pour l’amour des dieux, calme toi.
–Tais toi et laisse moi tranquille, laisse moi vivre ! T’es qu’un vieux sodomite, j’ai pas besoin de toi !
Paflos baissa alors les yeux, sans rien ajouter, et se voûta un peu, comme défait. D’un geste lancinant, il saisit une cruche pleine de vin, et en remplit une coupe en bois, la buvant cul-sec. Arion regretta immédiatement cet accès de colère. Mais il était bien trop énervé pour ne serait-ce qu’arriver à s'excuser. Alors il quitta la maison, et couru, couru droit devant lui, vers la forêt. Il avait besoin de se calmer, d’extérioriser. Alors dans un hurlement, il déchargea toute l’énergie en lui, dans une vague magique d’un rouge aveuglant, qui traversa la forêt comme un vent violent, emportant tout ce qui était trop léger pour rester au sol, et faisant fuir les oiseaux. A peine la charge d’énergie partie qu’Arion se laissa tomber à genoux à la lisière de la forêt, et de la rage passa aux larmes. Si quelqu’un avait été là, il aurait vu les yeux du jeune sorcier passer du rouge écarlate à un pourpre tirant énormément sur le violet. Mais personne n'était là. Paflos n’était pas venu.
Le jeune homme resta à pleurer de longues minutes. Quel idiot il avait été. Ces foutus crises de colère… Paflos ne méritait pas toute cette déferlante de méchanceté gratuite. Lui qui avait tant fait pour lui, voila comment il venait de le remercier. Vieux sodomite, sérieusement ? C’était si sale qu’il aurait pu en vomir. Jamais les préférences de Paflos n’avait influé sur son ressenti pour lui. Tout juste il se sentait mal pour son ami, quand il se demandait si ce dernier ne ressentait pas plus que de l’amitié pour lui. Arion n’était même pas certain de n'être pas lui aussi inverti. Toutes ces questions lui passait bien au-dessus de la tête. Son amnésie hantait tout son esprit, le privant de toutes ces considérations sentimentales allant au-delà de la simple amitié. Il ne pouvait se demander si et qui il aimait tant qu’il ne savait pas qui il était.
Une heure passa, peut-être deux. Arion était resté assis devant la forêt, essayant de se calmer tant bien que mal, et de se motiver à retourner dans la maison. Il devait s’excuser auprès de son ami. Mais comment s’y prendre ? Il avait dépassé très clairement les limites de l’acceptable, et il le savait. Paflos serait bien trop gentil d’accepter ses excuses après cela. Mais ce n’est pas ce qu’il avait toujours été avec lui ? Finalement, Arion arriva à se relever, presque totalement calmé, et s’en retourna à la maison. Paflos était toujours assis à sa place, dos à la porte. Doucement, Arion entra, et s’approcha timidement.
–Paflos, je… je suis désolé… J’ai été con, j’aurai pas dû dire ça…
Paflos n’eut aucune réaction. Arion s’approcha un peu plus.
–Tu as le droit de m’en vouloir, je m’en veux déjà énormément… Mais… Est ce que tu peux au moins me dire quelque chose ?
Toujours aucune réponse. Arion soupira tristement. Son ami avait raison de ne plus vouloir lui parler. Il voulait partir, il n’avait à présent plus d’autre chose à faire. Sa place n’était plus ici. Mais alors qu’il pensait cela, il remarqua que son ami était en train d’écrire sur un parchemin avec un bout de fusain. Surpris, Arion demanda :
–Qu’est ce que c’est ?
–Une lettre adressée à mon sergent… daigna répondre Paflos en signant la lettre.
Arion se pencha vers la table, et lu par dessus l’épaule de son ami le contenu de la lettre :
« Sergent ;
Me trouvant appelé à une tâche impérieuse, je suis contraint de poser ici ma mise en retrait de mon poste de protecteur de la vallée d’Alpénas pour une durée indéterminée. Comprenez que je n’aurai osé vous écrire si Hayu n’exigeait pas ma présence loin de mon devoir et de ma vallée. Je vous remercie par avance, au nom de notre amitié, de bien vouloir prendre acte de ma décision que je sais abrupte, et puis vous assurer que mon retrait ne prendra effet qu’à l'arrivée du remplaçant que j’espère vous daignerez envoyer au plus vite.
Avec tout mon respect, votre subordonné et Ami ;
Paflos, homme d’armes d’Alpénas »
–Paflos…
–Tu ne peux pas quitter le village sans être accompagné. Attends l’arrivée de mon remplaçant, et nous partirons ensemble, d’accord ? Ça ne prendra pas plus d’une quinzaine.
Arion ne put retenir alors une crise de larme. Il se trouvait si misérable d’avoir ainsi traité son ami, lui qui venait de littéralement quitter son poste pour l’aider. Au fond de lui le jeune homme le savait, Paflos était prêt à tout lâcher pour l’aider. Il avait laissé Arion dormir dans son lit et vivre à ses dépens depuis des mois, il lui avait même donné de l’argent pour la fête du solstice. Il supportait patiemment toutes ses crises de colère, tous ses coups de sang trop souvent éruptifs. Mais malgré tout ça, Arion l’avait insulté de la manière la plus basse, car elle touchait quelque chose qui ne dépendait même pas du bon vouloir de l’offensé. Et même après cette insulte malheureuse, Paflos avait fait un dernier sacrifice pour lui.
Doucement, Paflos se leva, et le prit calmement dans ses bras. Arion sursauta à ce contact, mais se laissa faire. Il aimait sentir son ami le prendre dans ses bras, combler ce besoin impérieux de chaleur et d’affection que son âme semblait tant chercher sans être capable de savoir pourquoi. D’une voix rassurante, et tout contre l’oreille de son ami, Paflos murmura :
– Ne t’en fait pas, Arion… Tu n'es pas le premier, et tu ne sera sans doute pas le dernier à me dire ce genre de choses. J’ai le cuir dur, avec le temps…
–Je suis impardonnable, je… Je n’aurai jamais dû, je ne le pensais même pas…
–C’est ce qui te différencie de ceux qui ont pu me le dire par le passé… Grogna Paflos.
Arion baissa ses yeux larmoyant. Son ami l’avait serré un peu plus, sans rien ajouter, plongeant la chaumière dans un lourd silence. Ce n’est qu’au bout de quelques minutes que les deux hommes se décolèrent. Les larmes d’Arion avaient séché, et la bonhomie naturelle de Paflos semblait être revenue. Ce dernier saisit alors son parchemin, puis le roula avant de nouer une cordelette pour le fermer.
–Je vais aller porter ça au podestat, il le remettra au prochain commissionnaire qui passera par Alpénas. Ça ne devrait pas être trop long, ils passent en moyenne toute les semaines.
*****
Durant les jours qui suivirent, les deux hommes préparèrent leur voyage vers “la ville”, comme le disait Arion. Paflos avait déroulé sur la table à manger une grande carte du Sud d’Ilderaas. La vallée se trouvait tout au bas de la carte, serpentant du nord au sud entre les montagnes. A l’aide de son fusain, Paflos annota la carte pendant plusieurs jours, discutant avec son ami du meilleur trajet à suivre. En réalité, il s’agissait plus de monologues de l’homme d’armes, entrecoupé de l’approbation d’un Arion n’ayant aucune idée d’à quoi ressemblait le monde au-delà du Mont Pélargis.
–La ville la plus proche serait Silverberg, la capitale du Dwergald, le royaume des nains. Il faudra compter trois jours de marche.
En parlant, Paflos passa son doigt le long d’un chemin invisible qui semblait sinuer sur la carte, et continua.
–Si on contourne le Pélargis par l’Est, on peut espérer atteindre l’auberge des trois cols vers sept heures du soir. Ensuite, nous irons en direction de la forteresse de Windskeep, que nous devrions atteindre avant la nuit si nous partons tôt. Silverberg ne sera alors plus qu'à quelques heures de marche, et nous devrions y être en début d’après midi.
Arion regarda longuement la carte, suivant le doigts de son ami bouger à mesure qu’il décrivait le trajet. La route était longue entre le petit point qui représentait Alpénas et le cercle figurant Silverberg. Pourtant, bien plus proche du village se trouvait un autre cercle, perdu au milieu d’une forêt, et au-dessus duquel trônait un nom.
–Bailefiodh… Pourquoi on irai pas plutôt là-bas ? C’est beaucoup plus proche que Silverberg, non ?
–C’est en plein royaume des Faunes… C’est une mauvaise idée.
–Pourquoi ?
–C’est une longue histoire, expliqua posément Paflos. Le royaume de Liosmór n'a pas encore reconnu la restauration du roi Elrick. Les anciens disciples du Tyran Rouge s’y réfugient et mènent des actions depuis ses forêts. Ce serait bien trop dangereux d’y passer.
–Les disciples, le Tyran Rouge… Ça fait des mois que j’en entends parler, et j’imagine que ce n’est pas aujourd’hui que tu m’en dira plus…
–Tu dois juste savoir qu’ils représentent la pire menace possible dans la région… J’espère qu’au terme de ce voyage, tu n'auras plus besoin d’attendre mes explications.
–J’espère aussi… murmura Arion en se recroquevillant.
Paflos le regarda alors, sans rien ajouter. Quelque part, il s’en voulait de ne pas parler de tout ça à son ami. Pourtant il était persuadé que c’était la meilleure chose à faire. Arion était, malgré les mois, toujours aussi fragile émotionnellement et mentalement. Peut-être même de plus en plus à mesure que le temps passait. La peur de l’homme d’armes de voir le voile en son ami cacher un monstre avait laissé peu à peu place à celle de le voir s’enfoncer encore plus dans la précarité psychique face a l’horreur du monde extérieur. Et il n’y avait rien de pire d’après lui que les partisans de l’ancien Tyran… Encore hier Paflos avait entendu des colportages sur des fermes, au-delà de la vallée, qui aurait été détruite par ces fanatiques, et ses habitants trucidés, exposés comme des porcs en boucherie devant leur grange. Peu importait si c’était vrai ou non. La simple évocation de ces fous glaçait l’échine de l’homme d’armes. Il osait à peine imaginer dans quel état se trouverait Arion s’il en savait plus sur eux, ou pire, s’il en croisait lors de leur voyage. Il n’y avait plus qu'à espérer ne pas croiser leur chemin pendant leur voyage…
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