Chapitre X : Chez Jenkins, magies et enchantements en tout genre
Arion eut une nuit très agitée. Le lit dans lequel allaient devoir dormir les deux hommes était similaire par sa taille à celui de l’auberge des Trois-Cols. Mais contrairement à ce dernier, ils durent le partager avec d’autres voyageurs. Impossible d’aller chercher le réconfort des bras de Paflos. Il ne pouvait imposer à son ami un lendemain matin chargé des regards pleins de sous-entendu de toute la chambrée. Le jeune sorcier fut ainsi hanté, pour la première fois depuis plusieurs semaines, de toutes ses douloureuses visions, toutes ces souffrances, ces douleurs qu’il avait vécues. Ces cris, ces flammes, ces visages, et ce symbole… Au plus fort d’une de ses crises, perdu entre le monde des rêves et la réalité, il cru même avoir espéré ne jamais recouvrer sa mémoire, il sembla même appeler à l'aide, puisqu’il se souvenait, vaguement, d’avoir entendu Paflos le rassurer.
Quand le jeune homme s’éveilla, il était seul dans la chambrée. Il ignorait combien de temps il avait réussi à réellement dormir, ni même quel heure il était. Après s'être extirpé du lit, il descendit dans la salle principale de la taverne. Tout semblait calme, bien terne en comparaison de la soirée passée. Seuls quelques habitués allongeaient leur ardoise au bar, malgré l’heure matinale. Entre les meubles, le tenancier passait nonchalamment le balais sur les dalles grossières du sol. Au fond de la salle, un homme aux longs cheveux d’argent était assis à une table. Il était de haute taille, contrastant avec les nains présents. Arion sourit, et vint s’asseoir à ses côtés avant de lui dire :
–Désolé, Paflos. Je t’ai pas trop fait attendre ?
–Mais non. répondit l’homme d’armes avec bienveillance. J’ai tout juste eu le temps de trouver une boutique de magicien non loin.
–A ce point là… soupira le jeune homme.
–Ta nuit a l’air d’avoir été difficile, tu avais besoin de cette grasse matinée. Ne t’en fais pas pour ça, d’accord ?
–Tu aurais quand même dû me réveiller…
–De toute manière, ça ne change rien au fait que nous aurions dû trouver un magicien.
–Tu es sûr qu’il est fiable ?
–D’après le tenancier et les quelques passants que j’ai interrogé, c’est l’un des meilleurs de la ville.
–Le meilleur ? Tu es sûr qu’on va avoir les moyens de payer ?
–Sans aucun doute, les conseils sont gratuits, chez les magiciens agréés. Si tu en croise un jour un qui te demande de l’argent pour ça, c’est un charlatan.
–Je vois. Allons y, alors.
Avant que Paflos ne puisse réagir, son ami était déjà sur ses deux jambes et se dirigeait vers la porte.
–Tu es sûr que tu ne veux pas prendre de collation ? demanda, surpris, l’homme d’armes. C’est compris dans la location de nos places dans le lit.
–J’ai pas faim. Allez, vient !
Arion sortit de l’auberge avec tellement d’entrain qu’il laissa derrière lui la seule personne qui savait ou se trouvait ce magicien. Paflos eut un sourire attendri, avant de prendre son sac et de prendre alors la tête. Pressé par le plus jeune, les deux hommes s’enfoncèrent dans le dédale de rues de Silverberg. La ville bouillonnait autour d’eux. Les gens, de toute race, se pressaient, s’invectivaient, s’échangeaient leurs marchandises dans un brouhaha inaudible. Mais Arion ne les remarquait qu'à peine. D’avenue en place, de place en rue, de rue en contre-allée, il scrutait chaque façade, chaque enseigne à la recherche de la boutique promise. Ils avaient beau le bousculer, l’insulter dans leur langue pour avoir été au mauvais endroit, Arion ne leur prêtait aucune attention. En réalité, même s’ils lui avaient fait les poches, il ne l’aurait pas détourné des enseignes et des façades.
Le jeune homme n'aurait pu dire si cette traversée de la ville avait duré quelques minutes ou une heure entière, lorsque Paflos s'arrêta devant une boutique. Elle était encastrée dans une petite rue, et aurait sans doute été discrète si sa devanture n’était pas peinte en rose saumon. L’enseigne, de la même couleur, pendait au-dessus de leur tête. Elle était très finement ouvragé, et marqué en lettre d’or de quelques mots :
–Chez Jenkins, magies et enchantements en tout genre… C’est ici ?
–C’est ici, oui. confirma Paflos.
Arion jeta un rapide coup d'œil aux vitrines de la boutique. Les verres étaient dépolis. Seul se devinait la lueur à l'intérieur. D’autant plus intrigué, Arion s’approcha de la porte de la boutique. Elle détonnait avec les couleurs criardes de la façade. C’était une grande planche en bois d’un noir profond, plus noir que les ténèbres. D’une main expectative, Arion l’ouvrit, et s’engouffra dans la boutique, suivit de son ami. L’endroit était peu éclairé, seule une lampe à huile brillait sur le rebord d’un comptoir, et projetait sur les murs les ombres du fatras qui régnait ici. Les deux hommes perdirent leur regard sur cette masse informe de livres et d’objets alchimiques. Tout semblait entassé là sans ménagement, comme s’ils étaient entrés dans une arrière boutique désordonnée. Au fond de la pièce, derrière le comptoir, un grand rideau bleu pastel semblait fermer l’accès à une autre partie de la boutique.
Doucement, Arion s'avança vers le fond de la pièce, laissant Paflos regarder plus en détail une des piles de livres à ses pieds. Le plus jeune se concentrait sur le comptoir. Outre une lampe à huile elfique se trouvait un mécanisme se mouvant seul, et représentant le ballet des constellations dans le ciel. A sa droite se dressait fièrement une petite clochette en forme de dôme, posée sur un socle prenant la forme d’un tout petit pied. C’était stupide, mais Arion aurai juré que cette clochette le regardait.
Soudain, cette dernière sauta sur place, comme ravie de voir un client. Elle sauta un peu plus loin, sous le regard médusé du jeune sorcier, qui tenta par réflexe de la ratrapper, en vain. D’un geste assuré, elle sauta de l’autre côté du comptoir dans un bruit métallique, et sautilla, guillerette, avant de disparaître derrière le rideau.
–Voilà, j’arrive ! fit une voix enjouée provenant de l'arrière salle.
Un homme sortit alors de l’arrière boutique, tenant la clochette dans les mains. Doucement, il la reposa sur le comptoir, la laissant sautiller jusqu'à sa place, avant de s’accouder contre le meuble. Il était à l'image de sa devanture. De longs cheveux rose lui descendaient en cascade sur les épaules, passait sur les deux pans d’une cape framboise bordée d’or et ruisselait sur de magnifiques vêtements bleu pastel, digne du Podestat, mais étaient dans un bien meilleur état. Sa chemise, au lacet défait, laissait voir son torse, imberbe comme son visage, mais couvert de tatouages et de colliers ésotériques.
–Vous êtes Jenkins ? demanda Arion.
–Vous faites si peu confiance aux enseignes ? taquina le magicien, avant de répondre. En effet, le seul, l’unique, le fabuleux Jenkins. En quoi puis-je vous aider ? Cherchez-vous une potion de virilité ? Une flasque de vent en bouteille ? Un livre d’alchimie peut-être ? J’ai tout ce dont vous pouvez rêver ici, et… Bien plus encore…
–Bien plus ?
–Des choses que quelques esprits étriqués pourraient ne pas apprécier à leur juste valeur, si vous voyez ce que je veux dire.
–Vous vendez des marchandises interdites ? inquisita Paflos, qui reposa un traité d’herboristerie magique en se tournant vers le magicien.
Jenkins fit la moue et dévisagea Paflos, avant de demander, circonspect:
–Vous êtes des chasseurs de contrebandiers ?
–Quoi ? Non, nous cherchons juste un conseil. Répondit Arion, qui maudissait Paflos pour avoir braqué leur interlocuteur.
Le magicien poussa une onomatopée d'acquiescement. Son rictus laissait deviner qu’il n’était guère plus satisfait de cette réponse. Il claqua des doigts. Aussitôt, deux tabourets vinrent cavaler derrière Arion et Paflos.
–Je vous en prie, prenez un siège. Avant que ce ne soit eux qui vous prennent.
–Je vous demande pardon ? s’outra Arion.
–Ce n’est qu’une manière de dire… soupira Jenkins. Il n’est pas bien marrant, votre petit ami.
–Ce n'est pas mon petit ami. grogna Paflos en s’asseyant.
–Eh bien, personne n’est parfait. Que voulez-vous ?
Paflos, silencieux, se tourna vers son ami. Le jeune sorcier, ne sachant quoi dire, triturait son sac entre ses mains. Cela faisait des jours qu’il pensait à cet instant, a ce qu’il allait dire au magicien. Mais à cet instant, alors qu’il était face à cette situation qu’il avait joué et rejoué dans son esprit, il se trouva incapable de formuler sa pensée. Comme si ses idées se bousculaient dans sa tête sans parvenir à se coordonner. Finalement, après quelques secondes d’hésitations, il parvint à bafouiller:
–Je cherche à savoir qui je suis…
Jenkins toisa le jeune sorcier d’un air dubitatif.
–C’est cela, oui. Mais encore ?
–C’est… Difficile à expliquer. Un jour…
–Il y a un peu moins d’un an. ajouta Paflos
–Oui, y’a un peu moins d’un an, je me suis réveillé quelque part, sans avoir aucun souvenir. Et depuis, je vis dans ce flou, prisonnier de ce voile qui me prive de mes souvenirs…
–Je vois… Si vous voulez je peux vous envoyer vers un confrère psychomancien, parce que je ne suis pas sûr de pouvoir vous aider.
Arion soupira tristement. Ils avaient fait tout ce chemin sans avoir obtenu de réponse. C’en était désespérant. A croire que les dieux lui envoyaient tous les signes possibles pour le pousser à abandonner cette recherche. Les signes ? Mais oui, les signes ! Arion se redressa :
–Je fais des rêves, également.
–Comme tout le monde, vous savez ?
–Ce ne sont pas juste des rêves. Je vois des choses, je suis sur que ce sont des bribes de souvenirs. Des gens, des évènements, et… Ceci.
Le jeune sorcier sortit alors de son sac le bout de papyrus sur lequel il avait dessiné les symboles qui hantaient ses visions. Le magicien le pris. Son regard, jusque-là jovial et facétieux, se chargea en terreur. Il laissa tomber le parchemin sur le comptoir et se prit la tête, visiblement inquiet.
–Par le grand Obsidius, ou avez vous trouvé ça ?
–Je vous l’ai dit, ce symbole hante mes rêves.
Jenkins blêmit alors, avant de doucement s’accroupir derrière son comptoir. Etonné, Arion se leva, et se pencha derrière ce dernier, regardant le magicien avec un mélange de stupéfaction et d’inquiétude. Ses yeux perdu sur le fond en bois dur du meuble. Il semblait réfléchir, presque méditer sur sa condition, ou sur son désespoir. Au bout de quelques secondes, il leva un regard sur Arion.
–Depuis combien de temps tu dit faire ces rêves, gamin ?
–Je ne vous l’ai pas dit. Ça doit faire six mois.
–Et tu dis ne te souvenir de rien précédant l’année passée ?
–Rien du tout.
Le magicien se releva doucement, jetant un coup d'œil terrorisé à sa vitrine. Arion se tourna alors vers elle. Il ne voyait qu’un nain adossé à cette dernière. Arion haussa un sourcil, étonné. Le verre, dépoli à l’extérieur, paraissait totalement transparent de l’intérieur.
–Qu’on soit clair, je ne sais pas ce que vous êtes venu faire ici, tous les deux, mais je refuse d’avoir affaire à vous plus longtemps. Cette marque, elle ne va apporter que des emmerdements. A vous, à moi, peut-être même à toute cette ville s’ils sont en forme.
–Dites-moi ce qu’elle représente. répondit alors Arion.
–Un passé que tout le monde a envie d’oublier… Ne cherchez pas à savoir ce qu’elle symbolise et disparaissez, tant qu’ils ne vous ont pas encore retrouvé. Trouvez un endroit dans les sept royaumes ou jamais ils ne vous mettront la main dessus.
–Soyez plus clair ! s’énerva presque le jeune sorcier.
–Foutez le camp ! tempêta Jenkins.
Ce dernier sortit alors de derrière son comptoir et se précipita vers la porte. Surpris, Arion et Paflos se regardèrent, avant de se retourner, un sourcil levé, vers le magicien.
–Sortez ou j'appelle la garde !
–Vient, Arion. On ne tirera plus rien de cet énergumène… marmonna Paflos à son ami.
Le plus jeune soupira, d’un souffle tremblant. Après avoir récupéré son papyrus, il quitta la boutique. Mais a peine eut il passé le pas de la porte que le magicien l’apostropha :
–Je ne plaisantais pas. Quittez cette ville tant qu’il en est encore temps. Fuyez le plus loin possible, dans un coin où ils ne vous trouveront pas. Ou il ne vous trouvera pas.
–Qui “il” ? demanda Arion. Xat–...
Le magicien, les yeux exorbités de terreur, passa son doigt d’un trait sur ses propres lèvres. Arion sentit alors ses lèvres se souder l’une à l'autre avec tant de force qu’il ne pouvait les ouvrir. Terrorisé, le jeune sorcier tenta de les ouvrir à nouveau, sentant son coeur accélérer. Mais qui était ce cinglé ?!
–Ne. Dit. Jamais. Ce nom. Sous aucun prétexte. ordonna le magicien.
Il répéta son geste, dans le sens inverse, libérant les lèvres du plus jeune. Puis d’un mouvement rapide, il retourna dans sa boutique, et en claqua la porte. Arion, encore sous le choc, resta bête devant le panneau de bois. Qu’est ce que c’était que ce magicien ? Un fou ? Peut-être. Mais un fou terrorisé par quelque chose, quelque chose dont il refusait de parler. Doucement, Paflos saisit le bras de son ami, et l'entraîna avec lui. Le jeune sorcier se laissa faire, encore sonné, non sans quitter des yeux la boutique. A l’intérieur, la lueur de la fenêtre s’était éteinte. C’était sans doute son imagination, mais Arion cru même que la couleur de la devanture était en train de passer du rose au gris terne…
*****
Dans les ténèbres d’une ruelle faisant face à la boutique de Jenkins, deux ombres encapé de noir épiaient les deux amis, sorti bredouille du Magicien. La première ombre avait les yeux rivés sur Arion, et faisait tourner frénétiquement son index droit autour de son pouce. En voyant la lueur disparaître de la vitrine et la devanture de la boutique virer à un gris passe-partout, il grogna :
–C’est bien notre veine, le coquet à fermé sa fichu boutique.
–On s’en fiche, le môme est à notre portée. siffla la seconde.
–Non, pas maintenant, il y a trop de passage, attendons l’arrivée des gars…
–Fais-toi en pousser une paire, pour une fois. Tu sais ce que le maître fera si tu ne le ramène pas.
–Parce que tu crois que je serai le seul à subir sa foudre, ma vieille ?
–Moi je n’aurai échoué qu’une fois. répondit avec aplomb la seconde ombre.
–Aide-moi à les filer, au lieu de caqueter.
Aussitôt, la première ombre sortit de la ruelle, et glissa contre le mur faisant l’angle, rapidement suivi par la seconde. Avec leur mine de tueur professionnel, nul doute qu’ils auraient attiré l’attention en temps normal. Mais les rues de Silverberg étaient si bondées, si animées qu'elles parvenaient à passer presque inaperçues. D’autant qu’avec les contrôles aux portes de la cité, les pouvoirs publics avaient assuré, et rassuré, le commun des Silverbergeois qu’aucun malandrin ne pouvait pénétrer dans la ville, ou alors les mains dans les fers. Mais toutes les bonnes paroles du monde n’étaient rien face à la duplicité mercantile de certains gardes. Cette simple pensée faisait sourire narquoisement la première ombre.
Arion et Paflos s'arrêtèrent quelques instants devant une échoppe proposant une collation rapide à emporter, puis repartirent, avant de s’installer aux bancs d’une terrasse dominant une place, quelques étages en contrebas. Les deux ombres, les suivant toujours, grimpèrent pour leur part sur le toit d’une maison basse, donnant sur la terrasse. La première ombre fixait toujours Arion. Il n’avait pas cessé de fixer Arion. Plus il le fixait, plus il avait l’impression de voir un reflet de son visage, plus jeune de quelques années. Sur son banc, le jeune sorcier passa sa main sur sa joue gauche, sans doute pour faire tomber une miette mal placée. Presque instinctivement, l’ombre l’imita. Les griffes de métal de sa prothèse vinrent planter leur piqûre gelée sur sa pommette. L’homme, sans retirer sa main, la toisa avec mépris, avant de remettre son masque en place. Le Maître lui ordonnait de garder ce loup sur les yeux, perpétuellement. Il arguait que ce visage était trop familier pour être discret…
–C’est dingue à quel point il te ressemble. fit la seconde ombre, tirant sa collègue de son introspection.
–Qu’est ce que ca peut te faire ?
–Rien, rien… Je me demandais juste si ce n’était pas la raison pour laquelle tu l’as laissé filé, la dernière fois. Je vais peut-être devoir m’occuper de sa capture et te laisser le beau gosse qui l’accompagne. Dommage, je lui aurais bien fait des choses, d’exquises choses… frissonna la seconde.
–Tu es insortable, Astria. grogna avec mépris la première.
–Quoi, qu’est ce que ton esprit pervers à encore imaginé ? Je ne parlais que de le faire rôtir de l’intérieur, ou bien au contraire geler tous ses organes internes pour les briser comme du verre. Puis pourquoi pas l’écorcher, soyons fous…
–Va plutôt au point de rendez vous récupérer les gars. Ils devraient avoir fini de traverser les conduits secrets.
–T’as raison, finissons ca au plus vite, le Maître attend depuis déjà bien trop longtemps a son gout, et au mien. susurra Astria.
–Sale garce.
–Moi aussi je t’adore. jubila la magicienne, avant de s’éloigner.
La femme quitta alors son toit, laissant l’ombre seul, face à son reflet.
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